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3. LE MAL CHEZ NOUS

3.3. LE MODÈLE-SYNTHÈSE DE MARY DOUGLAS

Cette section traite du modèle-synthèse de Mary Douglas parce qu’il traduit bien le déplacement historique de l’anthropologie de l’alcool, ancrée dans une approche culturelle, relativiste et fonctionnaliste, vers une anthropologie de l’alcoolisme, associée au domaine de la santé publique, à partir de la fin des années 1980. Le modèle-synthèse de Douglas se trouve dans l’introduction de l’ouvrage collectif Constructive drinking : perspectives on

drink from anthropology, paru en 1987. Je retiens surtout qu’il vise à définir le rôle que les

anthropologues doivent jouer dans la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs », à côté des médecins et des gouvernements. Douglas avance que les approches biomédicales des abus d’alcool restent partielles puisqu’elles se centrent surtout sur les aspects biochimiques du phénomène. Ce faisant, elle ouvre la voie aux anthropologues afin qu’ils interviennent davantage dans le domaine de la compréhension et de la contention de l’alcoolisme. En effet, bien qu’elle met l’emphase sur la contribution potentielle de l’anthropologie à la compréhension culturellement située de la consommation d’alcool, ce chapitre a finalement incité, dans les faits, au renforcement des approches qui la considèrent comme un problème de santé publique. Ses propos sur la possible collaboration interdisciplinaire entre médecins et anthropologues dans le domaine de la santé publique ont été repris par les tenants de la lutte contre les abus d’alcool et l’alcoolisme. Voyons de plus près quelle approche anthropologique du boire elle privilégie, en général, et ce qu’elle défend dans ce texte qui fait école et qui est constamment cité dans les écrits subséquents en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme.

Auteure de plusieurs ouvrages classiques, désireuse de définir les bases même de l’anthropologie, comme Durkheim l’a fait avec la sociologie en écrivant Les règles de la

méthode sociologique en 1895, les questions religieuses analysées dans les travaux de

Douglas servent d’outils théoriques qui l’ont fait connaître comme l’une des plus grandes théoriciennes de l’anthropologie des institutions et des religions. Elle s’intéresse aux rituels

de purification et aux tabous. Dans ses ouvrages qui ont notamment pour titre Purity and

danger : an analysis of concepts of pollution and taboo (1966); Pollution (1968); In the wilderness : the doctrine of defilement in the Book of Numbers (1993); Leviticus as literature (1999) et Jacob’s tears : the priestly work of reconciliation (2004), on peut

remarquer sa forte inclinaison envers la moralité chrétienne comme objet d’étude. Dans l’ensemble de ses écrits, on voit des catégories telles que le bien et le mal, l’ordre et le désordre, la mesure et la démesure, la pureté et la saleté, le permis et l’interdit, le pur et l’impur, la structure et l’anti-structure qui permettent de comprendre la structure sociale des religions et des institutions. La pensée binaire de Douglas est influencée par le structuro- fonctionnalisme d’Evans-Pritchard et de Victor Turner.

Dans son introduction à Constructive drinking9, Mary Douglas affirme que si les

abus d’alcool sont vus comme un « problème social » par les sociologues, ils représentent plutôt une « question culturelle » pour les anthropologues. Ainsi : « Ce livre [Constructive

drinking] veut développer l’idée que les anthropologues ont leur propre perspective en ce

qui concerne l’acte de boire […], ils ne le traitent pas nécessairement en tant que problème » (Douglas, 1990 [1987] : 63). C’est ainsi que Douglas différencie l’approche anthropologique des approches sociologique et biomédicale qui traitent de problèmes socio- médicaux associés aux abus d’alcool. Elle relativise le concept d’alcoolisme, vu comme maladie, en expliquant que ce concept n’existe pas dans toutes les cultures et qu’il faut donc saisir la logique locale de la consommation d’alcool pour savoir comment les sociétés construisent leurs normes en matière des usages de l’alcool (modèle culturel). Citant les travaux de Heath, Douglas ajoute : « D’un point de vue comparatif plus large, qui est celui de l’anthropologie, l’acte de boire considéré comme problème est un fait exceptionnel. L’alcoolisme semble “pratiquement absent, même dans de nombreuses sociétés où l’ivresse est fréquente, valorisée et activement recherchée” » (Douglas, 1990 [1987] : 63).

Elle présente ainsi sa démarche anthropologique : « Autorité communautaire, rituels de la communauté, solidarité communautaire, semblent mettre le boire sous contrôle […].

9 La version française adoptée par ma thèse doctorale de l’introduction A distinctive anthropological

perspective de Mary Douglas, paru en 1987 dans l’ouvrage Constructive drinking: perspectives on drink from anthropology, fut publiée en 1990 : Douglas, M., « Analyser le boire : une perspective anthropologique spécifique », Cahiers de sociologie économique et culturelle, Ethnopsychologie, Havre, 14 : 63-77.

Ces méthodes d’estimation de la force relative des différentes formes de contrôle social seraient parfaitement réalisables pour des études comparatives de la consommation d’alcool » (Douglas, 1990 [1987] : 66). Pour établir l’ordre social chez les buveurs d’alcool, Douglas remarque : « Échantillonner une boisson, c’est échantillonner ce qui arrive à une catégorie de la vie sociale. Il nous faut montrer que ce qui est catégorisé dans n’importe quelle réunion de la taverne ou à domicile est une part de l’ordre social » (Douglas, 1990 [1987] : 69).

Néanmoins, les excès d’alcool existent. Pour les appréhender, Douglas repend l’idée lévi-straussienne du passage de la nature à la culture, tout en l’inversant. Elle affirme qu’il s’agit, sur le plan structurel, d’un passage de la culture (le boire social) à la nature (le boire excessif). D’après Douglas : « [Pour les anthropologues], il leur paraît indiscutable que la conduite d’un homme ivre révèle le relâchement des contraintes culturelles devant un retour à l’état de nature » (Douglas 1990 [1987] : 64). Ce passage à la nature est perçu par l’anthropologue comme représentant le danger et la démesure du monde idéal de la culture; les « buveurs excessifs » mettent le désordre dans la culture. Douglas associe l’état de nature (l’oubli des devoirs moraux causé par les abus d’alcool) à la nécessité d’une socialisation pour rappeler les « buveurs excessifs » à l’ordre culturel : « Boire est essentiellement un acte social accompli dans un contexte social reconnu. Si l’on doit mettre l’accent sur l’abus d’alcool, le travail de l’anthropologue suggère alors que la façon la plus efficace de le contrôler passe par la socialisation » (Douglas, 1990 [1987] : 64). Sur cette base, Douglas ouvre la porte à une collaboration interdisciplinaire entre anthropologues et médecins : « Dans un programme comparatif idéal où coopèrent anthropologues et chercheurs en médecine, les premiers fourniraient une analyse systématique du nombre et de l’incidence des règles qui régissent le boire. Le projet comparatif impliquerait une comparaison du degré d’alcool absorbé par un individu moyen par rapport aux normes locales établies (où et quand boit-on, que boit-on et en quelle compagnie?) » (Douglas, 1990 [1987] : 64).

Douglas trouve une place pour les anthropologues dans ce nouveau champ interdisciplinaire nommé alcoologie, où la collaboration (et non une subordination) entre anthropologues et médecins doit être perçue comme un moyen de contrôler les abus

d’alcool. En effet, elle affirme que : « […] sur ce terrain important de la recherche, les deux catégories de spécialistes ne devraient pas mener leur travail sur des pistes parallèles. À l’avenir, les études sociales et culturelles sur la consommation d’alcool devraient être associées aux études médicales » (Douglas, 1990 [1987] : 65). Elle parle donc du rôle de l’anthropologue agissant à titre de collaborateur du médecin :

Dans une culture qui ne connaît qu’une boisson qui signifie « amitié », ou deux boissons, l’une signifiant « membre de droit » et l’autre « étranger », il est probable qu’une charge importante d’inquiétude va s’accumuler sur les frontières de la consommation partagée. On pourrait commencer à pronostiquer la dépendance à l’alcool, à ajouter au désespoir, chez les personnes qui se retrouvent déjà étrangères et sur le point d’être exclues des tournées générales d’alcool […]. Quand il y a de nombreux types de boissons, chacune cloisonnant une partie de la connaissance sociale et aidant à articuler un univers social diversifié, on pourrait aussi se risquer à pronostiquer l’intolérance vis-à-vis de l’alcool. Si un grand nombre d’informations sur les boissons devaient être codées, on donnerait une grande valeur aux contrôles mentaux et physiques nécessaires pour envoyer et lire les messages. On s’attendrait donc à trouver que plus l’information sociale mise dans le code du boire est différentielle, moins il y a de tolérance dans la communauté en ce qui concerne les excès d’alcool, et donc plus il y a contrôle effectif et de surveillance mutuelle. Quant à la recherche absolue d’informations, qui est contenue dans une gamme complète de boissons disponibles, elle pourrait être calculée et liée aux attentes concernant la performance. On pourrait utiliser différentes applications de la théorie de l’information pour fournir l’arrière-plan objectif du comportement culturel qui aidera les chercheurs en médecine à évaluer les facteurs sociaux qui conduisent à l’alcoolisme. (Douglas, (1990 [1987] : 71)

Dès lors, les « buveurs excessifs » existent pour les anthropologues. Les nombreuses recherches des Alcohol Studies des années 1940 à 1980 sont finalement synthétisées par Mary Douglas. Elle va établir un ordre culturel à la consommation d’alcool, le niveau de normalité, la mesure et la démesure du boire social dans chaque culture (la limite de la consommation acceptable par le biais des normes culturelles). Bref, il s’agit d’un modèle qui sauvegarde la place des anthropologues dans le domaine de la santé par le biais des études socioculturelles de l’alcoolisme.

Pour résumer, l’approche privilégiée par Mary Douglas est un modèle-synthèse des

normalité, de monde idéal et de fait moral10) en lien avec les programmes de prévention

contre l’alcoolisme en santé publique. Ce modèle binaire basé sur les notions telles que le pur et l’impur, l’ordre et le désordre, se centre sur le concept de désordre culturel des « buveurs excessifs » (le passage de la culture – le boire social – à la nature – dépendance alcoolique). L’argumentaire de Douglas est classique : les conduites excessives causent des « désordres » physiques, économiques, sociaux, culturels, etc. Elles doivent être contrôlées par la socialisation, car elles sont dangereuses. Alors, si les anthropologues peuvent identifier les valeurs morales de chaque culture pour savoir quelles sont les conduites excessives selon les normes propres à chaque société ou groupe ethnique, ils peuvent dorénavant collaborer avec les médecins pour contenir ce « problème de santé publique » qu’est l’alcoolisme. Notons que chez Douglas, les buveurs d’alcool sont absents en tant que sujet d’opinion sur leur propre consommation. Étant donné cette absence, on verra, dans la prochaine section, que l’appel de Douglas à la collaboration entre médecins et anthropologues se fait de plus en plus pressant dans l’élaboration d’un autre modèle en anthropologie de l’alcoolisme. Il s’agit de l’anthropologie médicale critique.