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DES ANNÉES 1990 À NOS JOURS : L’APPROCHE HUMANISTE DE RÉDUCTION

4. LA CROISADE SCIENTIFIQUE QUÉBÉCOISE CONTRE LES « BUVEURS

4.1.4. DES ANNÉES 1990 À NOS JOURS : L’APPROCHE HUMANISTE DE RÉDUCTION

Dans cette sous-section, il est question de l’adoption d’une approche humaniste nommée réduction des méfaits causés par les abus d’alcool (RdM). Cette approche est

apparue au Québec à la fin des années 1980 au moment où le sida et les drogues injectables sévissaient dans tout l’Occident (Mondou, 2013). Je cite la définition du terme méfait établie par l’anthropologue Raymond Massé :

Nous entendrons ici par méfaits les conséquences nocives et les effets nuisibles pour la santé physique et mentale découlant d’un comportement délétère mettant la santé ou la vie de l’individu en danger. Les méfaits ne réfèrent donc pas aux comportements, aux pratiques ou aux habitudes de vie en soi (la consommation de drogue par exemple n’est pas un méfait), mais plutôt à leurs conséquences directes ou indirectes sur ceux et celles qui les pratiquent. (Massé, 2013a : 6)

En juin 1990, le comité toxicomanie-sida pour la réduction des méfaits se forme au Québec. D’après Brisson : « À la vision morale du toxicomane, associée au prohibitionnisme, se substitue une vision pragmatique qui obéit aux impératifs du contrôle sociosanitaire de l’épidémie […]. Le toxicomane n’est plus un déviant, mais un malade que l’on doit amener à maîtriser ses comportements dans l’intérêt de la société […]. Ainsi s’engage avec les drogues illicites un peu le même processus qu’il y a 40 ans avec l’alcool : une approche rationnelle et scientifique » (Brisson, 2000 : 33).

À cette époque, le concept d’alcoolisme est plutôt flou et l’on n’établit pas de distinction entre la consommation d’alcool et l’usage des drogues. De nouveaux ouvrages en sciences humaines et sociales sont publiés en commun par des groupes de sociologues, de travailleurs sociaux, d’anthropologues, de psychologues et de médecins qui s’attachent à cette approche de la réduction des méfaits (Riley, 1994; Carrier et Quirion, 2003; Beauchesne, 2005; Massé et Mondou et al., 2013). On y retrouve une approche humaniste qui « […] ne cherche pas l’abstinence totale à court terme » (Mondou, 2013 :19), qui parle de dignité humaine, de respect et des droits des consommateurs de drogues et d’alcool.

À ce sujet, on peut donner un exemple de l’approche de la réduction des méfaits associée à la consommation excessive d’alcool tiré du rapport intitulé L’approche de

réduction des méfaits: sources, situation pratiques, du Comité permanent de la lutte à la

toxicomanie du ministère de la Santé et des Services sociaux, paru en 1997, et rédigé par Pierre Brisson. Brisson, qui est alors doctorant en communication, est aussi l’auteur du

programme cadre en prévention et en promotion de la santé pour la région de Montréal- Centre, cadre de référence sur l’approche de la réduction des méfaits.

L’histoire et l’anthropologie peuvent nous éclairer, dans une optique de réduction des méfaits, sur la capacité d’intégration des drogues par divers peuples et populations. En effet, des savoirs et des savoir-faire ont été développés à travers la domestication des usages, en Occident avec l’alcool, et dans d’autres cultures, avec nos actuelles drogues de rue. On redécouvre ou réactualise aujourd’hui ces connaissances et ces compétences dans l’effort pour instaurer une culture responsable et sécuritaire de consommation, tant chez les toxicomanes utilisateurs de drogues par injection (UDI) que chez les adolescents consommateurs d’alcool. Ainsi insiste-t-on sur les principes et règles permettant une meilleure gestion des usages : contrôle du dosage et de la qualité des produits, attention portée à la fréquence et aux mobiles de l’usage, choix des ambiances et des modes de consommation appropriés, etc. (Brisson, 1997 : vii)

Brisson parle des produits de substitution pour réduire la consommation des boissons fortes en suivant la logique de l’approche de réduction des méfaits : « […] la naltrexone, pour aider au traitement de problèmes d’alcool; […] la provision d’alcool régulier comme solution de rechange aux produits fortement concentrés ou aux solvants, chez les itinérants » (Brisson, 1997 : xvi). Il souligne aussi l’importance de la politique de mesures environnementales pour réduire les méfaits de l’alcool : « Des modifications ou des aménagements physiques des lieux de consommation de même que des interventions publiques (communautaires, politiques) auprès des consommateurs peuvent minimiser les risques et conséquences de la consommation de produits légaux » (Brisson, 1997 : xvii). L’auteur met alors l’accent sur un plan de mesures physiques pour réduire les méfaits de la consommation excessive d’alcool : aménagement du mobilier des bars, disponibilité d’instruments d’auto-évaluation de l’alcoolémie, contrôle du système de démarrage des automobiles, piluliers pour gérer la prise de médicaments, etc. Ensuite, il ajoute un plan de mesures communautaires : formation des serveurs et l’application de politiques encourageant la modération dans les établissements, mise en place de services de raccompagnement, de transport en commun ou de systèmes de chauffeur désigné. Finalement, il trace un plan de mesures politiques : revoir toutes les formes de réglementations en matière d’alcool susceptibles d’avoir un impact sur les risques ou sur les conséquences négatives telles que les limites d’âge, les heures d’ouverture, les taxes, les

délits de conduite (facultés affaiblies), etc. Il s’agit surtout d’améliorer la gestion de la consommation sociale d’alcool en construisant une « culture responsable » :

[…] plusieurs pratiques d’information, d’éducation et d’aménagement du milieu dans une visée de réduction des méfaits cherchent bien souvent à instaurer (ou réinstaurer) une culture responsable et sécuritaire de consommation, chez les toxicomanes utilisateurs de drogues par injection (UDI) aussi bien que chez les adolescents consommateurs d’alcool. En agissant sur les connaissances, les compétences et les circonstances liées aux usages, on mène à la redécouverte ou à la réactualisation de principes et de règles permettant une meilleure gestion de la consommation : contrôle du dosage et de la qualité des produits, attention portée à la fréquence et aux mobiles de l’usage, choix des ambiances et des modes de consommation, etc. (Brisson, 1997 : 11)

Pour Brisson, l’approche de la réduction des méfaits concernant la consommation excessive d’alcool peut être synthétisée comme suit : « […] une action sur les conséquences nocives de l’usage (dangers et dégâts), sans viser nécessairement l’élimination de la consommation (abstinence), par une approche respectant les droits et la dignité des usagers et favorisant leur responsabilisation, individuelle et collective (humanisme, promotion de la santé) » (Brisson, 1997 : 79). Cette approche est inspirée par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elle sert à orienter les programmes de santé publique afin qu’ils dépassent les cadres classiques de la gestion des comportements à risque. À cet égard, Massé souligne :

La fin du XXe siècle a confronté les multiples programmes de prévention des

maladies, des handicaps et des mortalités évitables aux limites de l’éducation à la santé et de l’empowerment des individus. Le plafonnement des gains réalisés en termes d’amélioration des conditions de vie des populations vulnérables, de contrôle des causes environnementales de la maladie et d’éducation à de saines habitudes de vie incitera la santé publique à dépasser les cadres classiques de la gestion des comportements à risque. […] L’élargissement des approches préventives s’exprimera au moins dans deux directions complémentaires. […] dans le premier cas, la mission préventive repose sur la multiplication et le raffinement des moyens pour lutter contre les facteurs de risque, la seconde remet en question le diktat de la tolérance zéro envers les comportements et les habitudes de vie à risque. (Massé, 2013a : 3-4)

Ce dépassement des cadres classiques de la gestion des comportements à risque peut être traduit comme la critique de l’approche prohibitionniste qui met l’accent sur

l’abstinence totale d’alcool ou la critique de l’approche des comportements à risque qui conçoit les « buveurs excessifs » comme des déviants. Autrement dit, si l’alcoolique est identifié comme étant un malade ou un dépendant d’alcool, on ne peut pas éviter le « mal » dont il souffre, mais on peut en réduire ses méfaits (l’alcool au volant, par exemple). Dans l’approche de réduction des méfaits, les buveurs d’alcool sont assujettis aux règles de cette « nouvelle politique de santé publique » basée sur les droits et le pouvoir d’agir des individus. On parle d’une « acculturation du citoyen à une nouvelle culture sanitaire ».

La santé publique a toujours été concernée par la protection du public contre les « dangers » plus ou moins immédiats représentés par les épidémies, l’insalubrité manifeste des milieux de vie ou les conditions de travail malsaines. Dans la seconde moitié du XXe siècle, une nouvelle santé publique élargira ce

mandat initial pour devenir une entreprise de prévention contre un éventail de « risques » potentiels et de promotion de comportements ou de conditions environnementales permettant l’amélioration de l’état de santé. […] cette entreprise normative fut perçue comme une alternative moderne […] dans un contexte sociopolitique favorable marqué par l’individualisme et une rationalité néolibérale […], elle repose sur une redéfinition normative de la notion de risque et […] elle n’appelle rien de moins qu’une acculturation du citoyen à une nouvelle culture sanitaire fondée sur le primat de la valeur santé et d’une rationalité utilitariste. (Massé, 1999 : 6-8)

Cette approche de réduction des méfaits, basée sur cette redéfinition normative de la notion de risque, suit quatre principes de base : l’humanisme, la tolérance face à la consommation d’alcool non excessive, le pragmatisme et l’utilitarisme. En ce qui concerne l’humanisme, il s’agit du discours qui vise à donner plus d’autonomie aux alcooliques pour qu’ils puissent réduire leurs méfaits « […] sans nier toute pertinence aux interventions visant l’abstinence, voire sans nier toute pertinence à un discours prohibitionniste » (Massé, 2013a : 4). La question de la tolérance est l’un des fondements majeurs de l’approche de réduction des méfaits. À ce sujet, Paul-André Lévesque souligne : « L’hypothèse qui est soutenue est que cette approche [de réduction des méfaits] s’appuie sur un principe (tolérance) qui n’est pas contradictoire avec celui (interdit) à la base du prohibitionnisme (la tolérance suppose l’interdit), et qu’elle s’institutionnalise au sein de l’État québécois sur la base de justifications propres au développement des dispositifs de sécurité dans les sociétés libérales » (Lévesque, 2013 : 75). Lévesque parle donc d’« équilibre » au sein du régime prohibitionniste :

Le principe de tolérance serait l’élément clé par lequel des logiques d’actions en apparence contradictoires trouvent leur « équilibre » au sein du régime prohibitionniste, fondé sur l’interdit. Toutes les politiques analysées sont explicites à cet effet : il ne s’agit pas de banaliser l’usage de drogues, encore moins de le cautionner et surtout pas de normaliser cette pratique. […] la

frontière dans laquelle les actions de RdM se déploient relève encore du rapport entretenu à l’interdit : il est légitime de tolérer, mais pas de normaliser, même s’il est reconnu que le prohibitionnisme est un des principaux producteurs de risque. (Lévesque, 2013 : 86)

À propos du pragmatisme, le troisième principe sur lequel cette approche est basée, Massé écrit : « Pour le pragmatisme, seules les implications d’une pensée, d’un concept ou d’une théorie confèrent un sens à la chose pensée. La vérité n’existe pas a priori; elle émerge de l’expérience vécue, empiriquement observable à travers l’action et les pratiques sociales. […] La théorie ne doit pas être un donné, mais le fruit d’une “enquête” portant sur l’action en situation concrète » (Massé, 2013b : 51). Dans cette perspective pragmatique, le chercheur peut observer empiriquement sur le terrain la « vérité » des méfaits causés par la consommation excessive d’alcool. On voit que le regard du scientifique est posé sur l’évidence du vécu. Toujours d’après Massé : « Le pragmatisme réfère […] à la construction de la vérité pour l’individu; ce qui est vrai est acceptable est inséparable du point de vue de celui qui l’énonce. L’individu ciblé par les interventions en RdM ne devrait pas, ainsi, se voir imposer de valeurs extérieures autres que celles qu’il juge pertinentes pour l’atteinte de ses attentes » (Massé, 2013b : 52). Finalement, en ce qui concerne l’utilitarisme, on parle de « maximiser le bien-être » des personnes vulnérables et de la population en général. Toujours d’après Massé : « Les interventions en réduction des méfaits trouvent donc évidemment une source de justification importante dans l’utilitarisme moral. Dans la mesure où il serait démontré que ces interventions permettent de maximiser le bien-être des personnes vulnérables et de la population générale, tout en minimisant les empiétements sur l’autonomie des individus concernés et sur les valeurs partagés par la population » (Massé, 2013b : 49).

En somme, l’approche humaniste de réduction des méfaits, des années 1990 à nos jours, vient renforcer la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». En faisant une critique de l’approche prohibitionniste et du regard classique des scientifiques sur les comportements à risque, cette approche, centrée sur le discours de la tolérance face à la

consommation d’alcool modérée, qui n’est pas contradictoire avec l’interdit, ne cherche pas l’abstinence totale à court terme (Mondou, 2013); il s’agit surtout de construire une « culture responsable » de la consommation d’alcool sous prétexte d’améliorer les conditions de vie de la population, au nom d’une « maximisation du bien-être » social et sanitaire. Au final, on voit bien que les principaux modèles théoriques en anthropologie de l’alcoolisme pratiqués au Québec des années 1960 à nos jours ont suivi le même fil conducteur que les modèles scientifiques adoptés en Europe et aux États-Unis, basés sur la consommation excessive d’alcool perçue comme une question culturelle ou sanitaire à régler. Grosso modo, l’anthropologie de l’alcoolisme pratiquée au Québec reste une discipline collaborative servant les intérêts de la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ».

Un autre article, celui de Marie-Andrée Couillard, anthropologue qui enseigne à l’Université Laval, intitulé Explorer la conduite des conduites, un retour sur le mouvement

de la tempérance au XIXe siècle canadien, paru en 2005, fait exception à la règle comme

celui de Torrie (1989). Elle propose une anthropologie politique et du conflit en lien avec la construction de discours moraux sur les conduites alcooliques en s’intéressant au mouvement pour la tempérance, dans une perspective foucaldienne ancrée dans la notion de gouvernementalité. D’après Couillard : « […] j’espère montrer comment, en parlant de la tempérance, une certaine “élite” bas-canadienne du XIXe siècle en est venue à constituer

une population et des individualités avec des attributs que certains n’hésitent pas, encore aujourd’hui, à brandir comme des “vérités” à propos d’eux-mêmes ou des autres » (Couillard, 2005 : 160). À la différence du principe pragmatique de l’approche de réduction des méfaits, où le concept de « vérité » est élaboré à partir de la « réalité » observée par l’anthropologue sur le terrain, le concept de « vérité », développé par Couillard, selon lequel une certaine élite bas-canadienne fait valoir ses attributs comme s’il s’agissait de « vérités », est plutôt critiqué par l’anthropologue. Couillard démontre en effet que l’Église catholique incite la population québécoise à contrôler sa consommation d’alcool et à gouverner son corps :

La tempérance renvoie ici au processus par lequel des prédicateurs des églises réformées, puis de l’Église catholique, incitent la population à contrôler leur

consommation d’alcool; on encourage d’abord une consommation modérée, puis on en vient à exiger l’abstinence totale qui débouchera, dans certaines régions, sur une législation pour renforcer la prohibition. Selon les époques, la tempérance a aussi visé la consommation d’autres substances, la drogue par exemple, ou encouragé le développement d’autres vertus comme l’économie, la simplicité, la modestie ou l’éducation des femmes. Ce processus s’inscrit donc tout à fait dans ce qu’on appelle généralement le gouvernement des hommes et, à ce titre, il relève de l’anthropologie politique surtout lorsqu’elle s’intéresse aux mécanismes fins par lesquels les conduites individuelles et ou collectives peuvent être guidées, au-delà ou en deçà des institutions et des législations. (Couillard, 2005 : 151)

L’article de Couillard est très intéressant et rare, en ce qui concerne la littérature en anthropologie de l’alcoolisme pratiquée au Québec, car on voit que la plupart des anthropologues de cette province a privilégié la collaboration interdisciplinaire avec les spécialistes du domaine de la santé publique dans la lutte contre l’alcoolisme.

Étant donné ce constat, on verra, dans la prochaine section, quelques éléments historiques, politiques, littéraires, économiques, médiatiques et culturels de l’imaginaire sur la Beauce associés à la surconsommation d’alcool ayant servi à renforcer les politiques de prévention en santé publique contre l’alcoolisme dans la région.