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LA CONSOMMATION EXCESSIVE DU VIN EN FRANCE COMME UN PROBLÈME

2. LA PROPAGATION DU MAL

2.1. LA CONSOMMATION EXCESSIVE DU VIN EN FRANCE COMME UN PROBLÈME

Je débute cette section en traitant de la consommation croissante du vin en France, par les ouvriers à la fin du XIXe siècle, et du lien établi, par les scientifiques, entre les

buveurs de vin qui commettent des excès et la hausse du taux de criminalité dans ce pays. Mon objectif est de montrer comment les études médicales et sociales sur la consommation excessive du vin et les problèmes sociaux entraînés par cette consommation (la violence, les dépenses économiques, les passions démesurées et le crime) vont aboutir, à la fin du XXe siècle, à l’émergence de l’alcoologie interdisciplinaire française.

À la fin du XIXe siècle, les médecins hygiénistes multiplient les enquêtes

statistiques sur les quantités de boissons alcooliques consommées par les habitants de chaque département français. Ils établissent des relations entre ces chiffres et les données sur l’alcoolisme dont ils disposent alors : nombre d’inculpés pour ivresse publique, morts accidentelles (surtout au travail), suicides et internements pour folie causée par l’alcoolisme (Nourrisson, 1990). Il ressort de ces enquêtes que les ouvriers ont de plus en plus facilement accès au vin. D’après Nourrisson, deux raisons peuvent expliquer l’accessibilité du vin pour les ouvriers. D’une part, la production de masse des industries provoque un certain engorgement du marché et par conséquent la tendance à l’avilissement des prix et à l’allégement de la fiscalité en stimulant ainsi la consommation et, d’autre part, des progrès du mode de circulation et de transport de la marchandise. Pour lui : « Dans les années 1840,

Villermé affirmait que les ouvriers “ne mangent de la viande et ne boivent du vin que le jour ou le lendemain de la paie, c’est-à-dire deux fois par mois” […] à la fin du siècle par contre, on peut affirmer que le vin prend régulièrement sa place à chaque repas à la table de l’ouvrier » (Nourrisson, 1990 : 34-35).

Si le vin est présent à chaque repas à la table de l’ouvrier et s’il provoque le mal de l’alcoolisme chez les pauvres, comme c’est le cas de l’eau-de-vie, les médecins hygiénistes ne peuvent pas manquer de constater que le vin, la boisson du Christ et des Européens riches, est à l’origine de problèmes de santé publique (Durand et Morenon, 1972; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991). Quant aux buveurs de vin qui sont riches, l’argument à la mode veut que les riches qui boivent en excès risquent de s’appauvrir eux aussi. On voit donc que l’imaginaire de l’alcoolisme associé à la pauvreté s’éteint aux classes les plus riches. D’après Sournia : « Dans les classes supérieures, l’ivrogne incurable, dissipateur de son patrimoine, coureur de filles et détruisant sa famille était envoyé dans ces maisons que l’on ne sait comment désigner puisqu’on y trouvait aussi bien des aliénés ou des arriérés, que des délinquants mineurs de l’aristocratie » (Sournia, 1986 :53).

La consommation excessive du vin est comprise comme la cause de l’augmentation de la violence et des dépenses économiques (Durand et Morenon, 1972; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Monti, 2014). On comprend bien que les ouvriers ont de plus en plus facilement accès à cette boisson alcoolisée au point que le Dr. Renaudin, directeur de l’asile de Méréville, introduit le concept d’alcoolisme chronique de Magnus Huss en France en 1853 (quatre ans après la découverte du mal par le médecin suédois), tout en s’interrogeant quant à la possibilité que le mal de l’alcoolisme peut atteindre les buveurs de vin. Or, si le mal de l’alcoolisme appauvrit les riches, cette boisson doit, elle aussi, être classée comme étant dangereuse.

Renaudin affirme que l’alcoolisme observé par Magnus Huss est d’une « simplicité primitive » (Renaudin, 1853 : 85), parce que ce dernier réserve cette maladie à la consommation excessive d’eau-de-vie, en excluant les buveurs de vin. Le médecin français argue que la consommation du vin est directement associée à l’augmentation de la

population urbaine : « L’abus de boisson se développe en raison de l’agglomération de la population; c’est surtout dans cette condition qu’il devient endémique. La capitale de la Suède offre surtout cet affligeant spectacle. L’altération des mœurs, la facilité de se procurer le liquide, et surtout l’irrégularité du régime et des habitudes, contribuent à répandre le vice honteux de l’ivrognerie » (Renaudin, 1853 : 86).

En 1871, quelques années après que le Dr. Renaudin diffuse les idées de Magnus Huss en France, le mot alcoolisme entre dans le jargon populaire du grand public. Lors de la Commune de Paris, ce mouvement d’insurrection contre le gouvernement, la bourgeoisie s’indigne et dénonce la collusion entre la révolution et l’alcool. D’après Nourrisson : « La Commune est présentée comme “un monstrueux accès d’alcoolisme aigu” ou “une éruption d’alcoolisme” […]. Celui-ci devient ainsi un moyen d’occulter la question sociale et politique que pose la Commune » (Nourrisson, 1990 : 208). La presse dénonce très rapidement les excès d’alcool engendrés par les révolutionnaires de la Commune, en indiquant qu’ils sont causés par la maladie alcoolique. Dans la presse, on compare le sang qui coule dans les rues au vin rouge. Toujours d’après Nourrisson : « Désormais l’image du révolutionnaire fou, ivre de sang et d’alcool, du massacreur débauché et titubant sert de repoussoir de la question sociale, de cache-misère au sens premier du terme : l’association alcool-désordre justifie la société de tempérance-ordre moral » (Nourrisson, 1990 : 209).

De 1872 à 1885, on prend de plus en plus de mesures pour lutter contre la criminalité : répression de l’ivresse publique (loi du 22 janvier 1873), adoption du principe de l’enfermement cellulaire individuel dans les prisons départementales (loi du 5 juin 1875), relégation des récidivistes (loi du 27 mai 1885). D’après Marc Renneville : « On voyait se développer aussi l’idée que la criminalité ne peut être efficacement combattue sans une connaissance objective des criminels […]. Médecins et anthropologues ne se contentent plus désormais de tâter les crânes des infracteurs : ils scrutent minutieusement toutes les parties de leurs corps » (Renneville, 2004 : 8).

De fait, la médecine hygiéniste contribue à l’émergence de l’anthropologie criminelle. Il s’agit d’une branche de l’anthropologie physique, cette science qui est intégrée aux pratiques judiciaires et à la législation pénale. La méthodologie utilisée à

l’époque démontre objectivement l’hérédité pathologique et anatomique détectée chez la plupart des criminels, inclus les « buveurs excessifs » (Renneville, 2004). En s’appuyant sur les théories raciales, on mesure des crânes, des arcades dentaires, l’envergure du corps et le poids des criminels pour démontrer quelles sont les races les plus susceptibles de commettre des crimes. L’un des plus éminents anthropologues physiques est l’italien Cesare Lombroso (1835-1909), co-fondateur de l’école de criminologie en Italie.

La théorie du criminel-né rend Lombroso célèbre. Le médecin anthropologue dit que les criminels font partie des races inférieures, des fous moraux, des épileptiques. En parlant du vin et du jeu, perçus comme étant les principaux indices permettant d’identifier les criminels-nés, Lombroso avance : « Après les plaisirs de la vengeance et la vanité satisfaite, il n’en est point, pour le criminel, de supérieur à celui du vin et du jeu. La passion pour les liqueurs fermentées est en somme très complexe, car elle est en même temps une cause et un résultat du crime » (Lombroso, 1895 [1878] : 116). Lombroso associe aussi la misère à l’alcoolisme comme le fait Magnus Huss : « Le vrai régime préventif ne saurait consister que dans de profondes réformes sociales. Le criminel-né serait sûrement très rare, s’il n’était créé par la société elle-même. Ses grands facteurs sont la misère et l’alcoolisme » (Lombroso, 1895 [1878] : 19).

En 1886, le premier congrès d’anthropologie criminelle dirigé par Lombroso a lieu à Rome. Les scientifiques discutent alors du criminel-né, de mesures anatomiques et de théories raciales (Renneville, 2004). Gabriel Tarde (1843-1904), philosophe français, sociologue et juge à Sarlat, se trouve parmi les invités. Tarde exprime son désaccord avec la méthodologie employée par les anthropologues physiques quant aux mesures des crânes, des arcades dentaires, de l’envergure du corps et du poids des criminels pour identifier les criminels-nés. En présentant une nouvelle approche théorique sur les conceptions des criminels, qui inclut les « buveurs excessifs », Tarde bouleverse l’imaginaire de l’époque (à la fin du XIXe siècle). Le changement théorique proposé par Tarde fait donc l’objet de la

2.2. GABRIEL TARDE (1843-1904) FACE À LA CROISADE SCIENTIFIQUE