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4. LA CROISADE SCIENTIFIQUE QUÉBÉCOISE CONTRE LES « BUVEURS

4.1.2. LES ANNÉES 1970 : L’APPROCHE PSYCHOSOCIALE

Dans ce deuxième volet, je traite du virage amorcé par les anthropologues vers l’approche psychosociale de l’alcoolisme dans les années 1970. Les médecins commencent alors à perdre du pouvoir, car la médecine n’est plus la principale discipline associée aux études sur l’alcoolisme, depuis que les psychologues ont pris la relève. Les anthropologues vont donc collaborer avec les psychologues pour contenir la consommation excessive d’alcool dans la province en mettant l’accent sur la recherche qualitative. Amnon Suissa écrit :

La perspective psychosociale représente un champ varié et riche dans la compréhension des divers comportements humains impliqués dans les toxicomanies. Si le discours traditionnel de la maladie prétend que l’alcoolisme est dû, à 40%, aux carences physiologiques, il reste 60% à expliquer par d’autres facteurs. Ceux-ci sont principalement d’ordres psychologique et social […]. La devise de la perspective psychosociale peut, jusqu’à un certain point, être résumée à ceci : ne devient pas dépendant/toxicomane qui veut; certaines conditions psychosociales sont nécessaires à la création et au maintien d’un « pattern » de dépendance. (Suissa, 1998 : 114)

Dans les années 1970, le système socio-sanitaire québécois est restructuré de fond en comble. D’après Louis LeBel : « Le gouvernement québécois de Daniel Johnson met sur pied une commission d’enquête sur la santé et le bien-être social, aussi appelée la Commission Castonguay-Nepveu (CCN). Partant de la constatation que l’Église et la société civile ne peuvent plus assurer à la population des conditions de vie jugées satisfaisantes, l’État semble le seul à être en mesure d’assurer l’amélioration des services offerts à la population » (LeBel, 2008 : 1).

On assiste, à la suite du dépôt du rapport de la commission, en 1972, à la création des centres locaux de services communautaires (CLSC), des départements de santé communautaire (DSC), des conseils régionaux de la santé et des services sociaux (CRSS) et des centres de services sociaux (CSS) mis sur pied afin d’assurer le relais des politiques étatiques (Brisson, 2000). D’après Brisson : « Un certain nombre deviennent des centres d’accueil avec pour mission la réadaptation et la réinsertion selon la nouvelle perspective en vogue, l’approche psychosociale. De nouveaux professionnels des sciences humaines occupent alors toute la place, et le bénévolat, laïc comme religieux, disparaît presque complètement. En contrepartie, c’est au cours de cette décennie que le mouvement Alcoolique anonymes prend véritablement de l’ampleur chez les francophones » (Brisson, 2000 : 20).

Le ministère des Affaires sociales publie en 1976 un document d’orientation intitulé

L’usage et l’abus des drogues. Un aperçu global. Il est clair que le gouvernement lance

alors un appel aux intervenants sociaux afin qu’ils mettent en œuvre l’approche psychosociale dans la lutte contre la toxicomanie dans la province. On peut dire que cette approche psychosociale amplifie la participation des sciences sociales, mais cette fois-ci elle donne le pouvoir aux psychologues. Les sociologues et les anthropologues vont donc collaborer en faisant la jonction entre les facteurs socio-psychologiques et culturels des abus d’alcool (Laforest, 1975; Labrie et Tremblay, 1977). Ainsi, l’alcoolisme, qui était considéré auparavant comme un problème plutôt médical, est alors devenu un problème psychosocial. D’après Brisson : « C’est au tour du modèle de maladie d’être ouvertement contesté par l’arrivée, au gouvernent et dans les universités, de nouveaux spécialistes des sciences humaines qui introduisent les idées de la psychologie humaine existentielle […] et du behaviorisme cognitif […]. Le secteur de la toxicomanie est dorénavant sous le signe des disciplines psychologiques » (Brisson, 2000 : 21).

Dans les années 1970, le psychologue Dollard Cormier met sur pied et assure la direction du Laboratoire de recherche sur l’abus d’alcool et des drogues du Département de psychologie de l’Université de Montréal. Toujours d’après Brisson : « […] des organismes de santé publique, des infirmières et des travailleurs sociaux organisent les premières activités préventives dans les écoles au cours des années 1970. La Commission des écoles

catholiques de Montréal (CECM) mène, en 1976, la première d’une série d’enquêtes portant sur la consommation en milieu scolaire » (Brisson, 2000 : 22). En ce qui concerne la réadaptation : « […] une ressource se consacrant aux toxicomanes lourds et criminalisés fait son apparition : Le Portage […]. Il s’agit d’une communauté hiérarchique, axée sur la rééducation et la réinsertion du toxicomane à partir de méthodes puisant à plusieurs sources : tradition des AA (confession publique et encadrement par des ex-toxicomanes), behaviorisme […] psychologie humaniste » (Brisson, 2000 : 22-23).

Étant donné l’influence des psychologues, qui dans les années 1970 sont à la tête des études sociales sur l’alcoolisme, les anthropologues Gisèle Labrie et Marc-Adélard Tremblay publient un article-synthèse des recherches québécoises portant sur le caractère psychologique et culturel de l’alcoolisme. L’article intitulé Études psychologiques et socio-

culturelles de l’alcoolisme : inventaire des travaux disponibles au Québec depuis 1960

recense les recherches réalisées au Québec : « Nous nous sommes limités à recenser seulement les études à caractère psychologique ou culturel portant sur l’alcoolisme effectuée depuis 1960 au Québec, qui ont fait l’objet soit d’articles parus dans 26 revues publiées au Québec, soit des thèses de maîtrise ou de doctorat présentées à l’Université Laval » (Labrie et Tremblay, 1977 : 85). Labrie et Tremblay ajoutent que dans ces écrits recensés, la dimension psychosociale prend de plus en plus de place : « Le climat d’amitié et d’estime, entre autres, permet à l’individu de s’exprimer plus librement et à renouer connaissance avec un “moi” physique, affectif et socio-culturel revalorisé. Il ressort des études recensées que la dimension psycho-sociale de l’alcoolisme retient de plus en plus l’attention » (Labrie et Tremblay, 1977 : 87). Les anthropologues s’intéressent alors aux contextes socioculturels et psychologiques dans lesquels vivent les alcooliques pour déterminer les causes de leur dépendance :

Les individus réagissent différemment à ces divers stimuli selon leur hérédité, leur état physiologique, leur condition psychologique compte tenu des normes admises ou tolérées dans le milieu social où ils évoluent. Chez les individus dont le système psychologique de défense est faible, par exemple, et qui, en plus, sont soumis à toutes sortes de contraintes familiales et sociales, l’alcool représente souvent un instrument d’évasion et de fuite dans l’irréel. C’est la répétition de ce scénario qui, à la longue, suscite l’habitude et crée la dépendance. (Labrie et Tremblay, 1977 : 87)

En affirmant que l’étiologie de l’alcoolisme est multidimensionnelle, Labrie et Tremblay mettent l’accent sur l’importance de l’environnement social pour mieux saisir les questions psychologiques et physiologiques de la dépendance alcoolique. Par le biais d’un regard englobant les causes de l’alcoolisme, les anthropologues soulignent les facteurs intrinsèques qui façonnent l’individu alcoolique (son bagage génétique et sa personnalité) ainsi que les facteurs extrinsèques liés à l’environnement social (la famille, l’école, le voisinage, le groupe d’amis et les confrères de travail, bref tous les éléments de la culture). C’est ainsi que les anthropologues tracent l’importance de la collaboration interdisciplinaire avec les psychologues dans les recherches qui visent à soigner les alcooliques :

Au cours d’une thérapie pour alcooliques doit-on soigner l’individu exclusivement ou insérer la dispensation des soins dans un univers socio- culturel restreint (la famille par exemple) ou même intervenir uniquement sur la société? En principe, le choix clinique demeure relativement inchangé et s’impose par rapport à des objectifs de traitement à court terme. En poursuivant cette problématique on est appelé à ouvrir de plus en plus de cliniques pour traiter un plus grand nombre de patients. C’est là une conception clinique de courte visée. Tant que nous ne connaîtrons pas mieux les processus étiologiques de l’alcoolisme, n’est-il point essentiel d’étudier les habitudes de consommation d’alcool de populations entières? Les résultats de ces travaux sur une large échelle permettent de mieux définir les composantes de l’alcoolisme, les caractéristiques génétiques, psychologiques et socio-culturelles des alcooliques et les types d’interventions cliniques et sociales à privilégier. (Lambrie et Tremblay, 1977 : 87-88)

Finalement, les anthropologues rappellent que les recherches interdisciplinaires sur l’alcoolisme sont encore à leur tout début :

[…] même si nous assistons depuis une décennie surtout au déploiement d’expériences thérapeutiques nouvelles, nous connaissons encore d’une manière plutôt embryonnaire les relations qui existent entre les modes de traitement et les processus dynamiques de réadaptation et de réinsertion sociale de patients. De plus, les réflexions de plus en plus nombreuses que l’on a répertoriées sur l’intervention sociale et la prévention, toutes théoriques et suggestives qu’elles soient, se traduisent rarement par des programmes concrets de prévention. (Labrie et Tremblay, 1977 : 124)

De plus, les médias ont joué un rôle des plus importants dans cette croisade scientifique et sociétale des années 1970. Dans la revue Toxicomanies, dans la section Faits

et opinion, on peut lire un article de Boudreau, paru en 1976, intitulé La publicité sur les boissons alcooliques, dans lequel le médecin fait des recommandations quant aux messages

publicitaires concernant les usages de l’alcool :

- La publicité doit être vraie, esthétique et modérée.

- On devrait maintenir l’interdiction d’affirmer dans une réclame qu’une boisson alcoolique favorise la santé ou possède des qualités nutritives ou curatives.

- On devrait maintenir l’interdiction de la publicité sur les boissons alcooliques au moyen d’avions en vol. Il serait même souhaitable que cette restriction devienne générale et s’applique à tous les produits sans distinction.

- On devrait maintenir le pouvoir d’interdire toute publicité sur les boissons alcooliques qui ne serait pas de bon goût.

- On devrait continuer d’interdire la publicité sur les boissons alcooliques faite sur écran dans les cinémas et les salles de spectacles.

- On devrait permettre, et même encourager, la publicité orientée vers l’usage modéré des boissons alcooliques. (Boudreau, 1976 : 253)

À la fin des années 1970, les scientifiques associés à l’approche psychosociale parlent de plus en plus de l’idéologie du libre choix, alors qu’on voit le passage vers une approche centrée sur la construction du sujet malade, par le biais des analyses des styles de vie des groupes à risque, en mélangeant les études sociales sur l’alcoolisme et les études portant sur les autres types des toxicomanies.

4.1.3. LES ANNÉES 1980 : LA CONSTRUCTION DU SUJET MALADE ET SON STYLE DE VIE

Dans les années 1980, on introduit une approche centrée sur la construction du sujet malade (et inclus l’alcoolique) par le biais des analyses des styles de vie des groupes à risque en mélangeant les études sociales sur l’alcoolisme et les études sur d’autres toxicomanies. À cette époque, on assiste à l’apparition d’un nouveau type d’excessif : le porteur du VIH. Le sida sera associé à quantité excessive de partenaires et à l’oubli du devoir de faire usage du préservatif (Guyon et Geoffrion, 1997). On voit l’émergence d’une approche centrée sur les conduites individuelles.

Face à la diffusion du concept scientifique de groupes à risque, l’Université de Montréal et l’Université de Sherbrooke consolident deux programmes de toxicomanies. Les psychologues Dollard Cormier et Louise Nadeau sont des figures de proue. Ils publient des ouvrages de synthèse portant sur les études interdisciplinaires en toxicomanies, dont fait partie l’alcoolisme.

Dans l’ouvrage intitulé Toxicomanies, styles de vie, paru en 1984, Dollard Cormier présente une approche historique du concept de toxicomanie qui est successivement un « vice moral » au XIXe siècle et une « déviance », un « crime » et une « maladie » au début

du XXe siècle. Il propose alors une nouvelle voie analytique selon laquelle l’individu est

responsable de la construction de sa propre maladie chronique en fonction de son style de vie. D’après Cormier : « La toxicomanie, c’est un style de vie de la personne par lequel elle exprime, dans tous les éléments qui constituent sa vie, la solution apportée à sa propre existence. Tout y a joué; tout y a concouru : les interactions sociales dont elle a été à la fois l’agent et l’objet, un mode personnel de voir les choses, déterminé lui-même par le potentiel de l’organisme et les possibilités de l’environnement » (Cormier, 1984 : 2). Le psychologue établit une distinction entre l’alcoolisme et les autres toxicomanies : « Même si la tendance récente consiste à vouloir considérer l’alcool comme un psychotrope au même titre que tous les autres, l’alcoolisme continue et continuera encore longtemps à constituer un cas à part en raison même du statut particulier dont bénéficie cette substance dans la société. L’alcool est la seule drogue dont l’usage soit licite sans condition, voire même encouragé » (Cormier, 1984 : 15). De plus, il revient sur la classification de l’alcoolisme de Jellinek (l’alpha, le bêta, le gamma et l’epsilon); de Fouquet (l’alcoolite, l’alcoolose et la somalcoolose); de Fox et Lyon (l’alcoolique primaire, secondaire et symptomatique) et de Mulford (type A, B et C) pour conclure ensuite : « La tendance aujourd’hui est d’insister davantage sur la responsabilité personnelle dans le choix d’un style de vie » (Cormier, 1984 : 22).

Cormier lance en 1989 un autre ouvrage devenu classique, Alcoolisme, abstinence,

boire contrôlé, boire réfléchi, consacré exclusivement à l’alcoolisme. Il y fait une synthèse

des caractéristiques psychosociales et culturelles de l’alcoolisme pour démontrer l’importance de la collaboration interdisciplinaire pour contenir les « buveurs excessifs ». À

ma grande surprise, dans l’avant-dernier paragraphe de cet ouvrage, Cormier se pose la question suivante : « Devant le peu de succès obtenu à ce jour dans l’intervention auprès de l’alcoolique, n’y aurait-il pas lieu d’effectuer dans ce domaine un vigoureux virage en faveur de la personne même de l’alcoolique, plutôt que de maintenir l’attention prépondérante sur les disciplines professionnelles et sur les groupes d’entraide qui s’en occupent? » (Cormier, 1989 : 154). Même si Cormier donne le libre choix à l’alcoolique (approche centrée sur la responsabilité personnelle des individus), la question de la compartimentation des disciplines scientifiques est tout de même remise en question, du moins en partie : « On ne devrait plus en être au maintien des hégémonies puisqu’aucune d’entre elles ne semble plus adaptée à l’évolution des personnes et des sociétés. Les solutions des années 30 et les perceptions des années 60 sont nettement dépassées dans les années 80, et le seront encore plus pour la prochaine décennie » (Cormier, 1989 : 154).

En ce qui concerne Louise Nadeau, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal, elle publie plusieurs ouvrages, dont des synthèses sur les études sur l’alcoolisme et d’autres toxicomanies, notamment la toxicomanie féminine. Sur la base d’une approche psychosociale du phénomène, elle trace des portraits statistiques et psychosociaux du style de vie des femmes alcooliques québécoises. Dans son ouvrage Les

femmes et l’alcool en Amérique du Nord et au Québec, paru en 1984, écrit en collaboration

avec Celine Mercier et Lise Bourgeois, on démontre les caractéristiques psychosociales des femmes alcooliques :

Une majorité de femmes admises en traitement pour dépendance à l’alcool présente le tableau clinique suivant. Au regard des modèles de consommation, c’est presque toujours au début de la trentaine, et plus tardivement […] que les femmes commencent à manifester des problèmes reliés à l’alcool. […] Une bonne proportion de ces femmes consomment à la fois de l’alcool et des tranquillisants mineurs […]. Si les pourcentages rapportés dans le reste de l’Amérique du Nord vont de 24% à 48%, ceux qui sont déclarés au Québec se chiffrent entre 40% et 70%. […] Au regard des caractéristiques psychosociales, selon toutes nos sources, 43% à 75% des femmes admises en traitement pour dépendance à l’alcool vivent seules […]. Les femmes alcooliques de faible niveau socio-économique auraient davantage de visibilité publique tandis que celles de niveau moyen et élevé, une meilleure intégration sociale. […] Concernant leur famille […], les femmes alcooliques ont un parent – père, sœur, frère, conjoint – qui est alcoolique : elles semblent « attraper » l’alcoolisme dans leur famille. […] Chez les femmes alcooliques, on constate

[…] la présence d’antécédents psychiatriques. Elles ont aussi commis plus de tentatives de suicide que leurs homologues masculins. […] Les femmes alcooliques ont une plus faible estime d’elles-mêmes que les hommes alcooliques et que les femmes non alcooliques. Enfin, l’alcoolisme et la dépression ont une prévalence élevée chez ces femmes. (Nadeau, Mercier et Bourgeois, 1984 : 157-158)

Dans un autre ouvrage consacré à l’alcoolisme intitulé Vivre avec l’alcool, la

consommation, les effets, les abus, paru en 1990, Nadeau met l’accent sur le style de vie des

femmes et des hommes tempérants qui appliquent le principe selon lequel la modération a bien meilleur goût et elle aborde l’érosion psychologique causée par les « buveurs excessifs ». Dans l’introduction intitulée L’alcool, ami ou ennemi?, la psychologue pose une question et réponde à cette même question en rappelant comment se protéger contre cet ennemi qu’est l’excès : « L’alcool est là, parmi nous depuis plus de 2500 ans et, selon toute vraisemblance, il est là pour rester. Et il en va de notre relation à l’alcool comme de toute relation avec un objet utile mais dangereux : le mode d’emploi comporte des règles à suivre pour se protéger » (Nadeau, 1990 : 9). Ensuite, elle parle de modération : « Il faut bien dire aussi que les hommes et les femmes tempérants, capables de s’arrêter après un ou deux verres d’alcool, appliquent sans doute à d’autres secteurs de leur vie le grand principe selon lequel la modération a bien meilleur goût […]. Ce sont des gens admirables pour qui la vertu se situe dans l’évitement des excès… Ce faisant, ils ménagent leur santé physique et mentale » (Nadeau, 1990 : 49). Nadeau revient ainsi à la question des quantités appropriées dans la consommation d’alcool, mais elle est toutefois plus permissive que ne l’est Éduc’alcool : « En règle générale, on considère que l’alcool commence à produire des effets dommageables pour la santé lorsque la consommation dépasse 28 consommations par semaine pour les hommes et 21 consommations par semaine pour les femmes. Voilà le chiffre magique! Dépasser quatre consommations par jour pour les hommes et trois par jour pour les femmes devrait être reconnu comme une consommation à risque » (Nadeau, 1990 : 50). Elle associe la consommation excessive d’alcool à la violence : « Dans le faits, l’alcool précède ou accompagne une proportion importante d’événements violents. Dans la moitié et même les deux tiers des homicides ou assauts graves, on trouve un taux d’alcoolémie élevé chez les agresseurs ou les victimes, ou les deux. Il n’y a aucun doute que le viol, les assauts sexuels et certaines formes de conduites sexuelles déviantes sont en corrélation avec la consommation d’alcool » (Nadeau, 1990 : 64). Elle souligne encore que « La

consommation d’alcool peut donc servir d’excuse à quelqu’un qui souhaite trouver une raison pour prendre des libertés et excuser sa conduite » (Nadeau, 1990 : 93). Finalement, elle termine son argumentation en parlant d’érosion psychologique causée par la consommation excessive d’alcool : « Les problèmes liés à l’alcool ont souvent pour effet d’induire chez ces proches une impression de perte de maîtrise sur leur vie. On s’estime aux prises avec une situation que, subjectivement, on juge incontrôlable, d’autant plus que l’alcoolisation s’échelonne sur plusieurs années. La vie avec un alcoolique semble avoir ainsi un effet “d’érosion psychologique” » (Nadeau, 1990 : 249).

Dans l’anthropologie pratiquée au Québec, en lien avec la santé publique, on parle de plus en plus de la construction socioculturelle ou identitaire du sujet malade, incluant l’alcoolique et son style de vie (Saillant 1988; Bibeau et Perreault, 1995; Saillant et Genest, 2005). Les approches constructiviste, interprétative et phénoménologique en anthropologie ouvrent un dialogue avec la notion de style de vie proposée par les psychologues dans les recherches sociales sur l’alcoolisme et d’autres toxicomanies.

Pour les anthropologues québécois de cette époque, les approches socioculturelle, constructiviste, interprétative et phénoménologique doivent être centrées sur la connaissance de soi (l’identification du malade avec sa maladie chronique par le biais de sa culture, de son milieu socioéconomique, de sa subjectivité, etc.), car les anthropologues se basent sur les expériences personnelles des patients et leur environnement pour interpréter et construire le sens phénoménologique et social que ces patients donnent à leur maladie. Ces anthropologues québécois des années 1980, collaborant avec les spécialistes de la santé publique, mélangent les approches socioculturelle (la question du contexte culturel du malade), des ethnographies de quartier (les influences des groupes), de l’anthropologie médicale critique (la construction socioculturelle de la maladie ou de la dépendance) et l’approche phénoménologique (la question de l’existence du sujet malade au monde) pour établir le style de vie des groupes à risque. En d’autres termes, dans la plupart des ouvrages d’anthropologie des années 1980, on parle plutôt de sujets malades au sens le plus large du terme, dont fait partie l’alcoolique chronique.

Pour illustrer cette manière de faire, je cite l’ouvrage de Francine Saillant intitulé