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3. LE MAL CHEZ NOUS

3.4. LE MODÈLE DE L’ANTHROPOLOGIE MÉDICALE CRITIQUE

Ce modèle est constructiviste et critique. Il est né au début du XXe siècle avec les

analyses anthropologiques des rituels religieux et symboliques de guérisons pratiqués dans plusieurs cultures. Ces analyses socioculturelles permettent aux anthropologues de collaborer avec les approches médicales au nom de l’« amélioration de la santé des populations ». Francine Saillant et Serge Genest mentionnent à propos de l’histoire de l’anthropologie médicale :

Avec les préoccupations pour le développement, dans les années 1950 et 1960 (…) [les] systèmes de pensée indigènes se sont transformés en croyances qu’il devenait bon d’étudier pour mieux implanter la biomédecine dans la perspective de l’amélioration de la santé des populations. Les travaux des anthropologues ont ouvert la voie à ce qui allait devenir plus tard l’anthropologie de la santé publique. Ce n’est que vers les années 1970 que se nomme l’anthropologie médicale. (Saillant et Genest, 2005 : 5)

Au sujet de l’alcoolisme, l’anthropologie médicale critique s’intéresse à son contexte macrostructural : les conditions économiques des patients alcooliques, le rôle des institutions médicales par rapport à la santé de cette population, les luttes de classes, etc. Elle propose une analyse critique qui tient compte de la distribution des pouvoirs entre les groupes dominants (les discours des médecins, de la bourgeoisie et de l’État) et les groupes dominés (les patients alcooliques qui souffrent des injustices sociales, de la discrimination, de la violence, etc.). Elle se centre aussi sur la construction sociale de la souffrance de l’alcoolique. On parle d’injustice sociale envers les plus pauvres. Tout comme l’a fait Douglas (1987), on ajoute que l’approche médicale est partielle, car elle se limite aux aspects biochimiques des corps des patients alcooliques sans tenir compte des aspects socioculturels et politiques de la construction sociale de la maladie. Les anthropologues spécialisés dans le domaine de l’anthropologie médicale critique font leurs ethnographies dans les hôpitaux auprès des patients qui souffrent de l’alcoolisme chronique ou dans les centres de réadaptation des alcooliques. Il s’agit de faire comprendre les inégalités entre les discours des patients et des médecins, la place de chacun d’entre eux, tout en construisant le sens de la maladie alcoolique grâce à une vision plus globale du patient (ses valeurs culturelles, sa situation économique, son rapport avec son médecin, l’État et sa famille).

L’un des exemples pratiques de ce modèle, c’est l’ouvrage Ethnologie des anciens

alcooliques : la liberté ou la mort de Sylvie Fainzang, paru en 1996. Cette anthropologue

médicale va faire une ethnographie auprès d’une association française d’anciens alcooliques nommée Vie libre. Elle parle d’une culture de l’abstinence chez les anciens buveurs en précisant ainsi sa démarche anthropologique :

[…] on peut objecter que ce n’est pas nécessairement adopter les catégories médicales que de prendre pour objet la « maladie alcoolique ». En l’occurrence, restituer le point de vue indigène peut consister précisément à retenir l’équivalence : « alcoolisme = maladie ». […] En effet, nombreux sont les travaux qui se sont intéressés à la dimension culturelle de l’alcool, de ses représentations et de sa consommation. Par contraste, peu d’entre eux ont abordé ce qui en est à la fois le revers et le corollaire : la culture abstinente, laquelle suppose pourtant un système de valeurs spécifiques, comme celles que revendiquent les associations d’anciens alcooliques, dont les représentations, tant de l’alcool que de l’alcoolisme, ne recouvrent pas nécessairement celles de la médecine. (Fainzang, 1996 : 8)

Dans la voie d’une anthropologie médicale critique, Fainzang explore les histoires de vie des anciens buveurs par rapport à leur abstinence, l’impact de la doctrine de l’association Vie libre dans leur vie, la question biologique des corps des alcooliques et la construction socioculturelle de l’alcoolisme :

[…] cet ouvrage est consacré à l’étude des constructions symboliques auxquelles l’alcoolisme donne lieu en vue de comprendre la manière dont la maladie est pensée, interprétée et organisée à l’intérieur de cette architecture, et d’en dégager les règles et la cohérence. L’attention a été portée sur les éventuels décalages et la tension existant entre, d’une part, la doctrine et les consignes diffusées par le mouvement Vie libre et, d’autre part, les représentations et les conduites des individus qui y adhèrent. Comment les anciens buveurs et leurs conjoints s’expliquent-ils par exemple l’occurrence de la maladie dans leur famille et les effets de l’alcoolisme sur leur vie sociale et sur leur corps? Causes et conséquences sont intégrées à des schèmes de pensée qui s’articulent aux rapports que les sujets entretiennent avec leur entourage et à des systèmes cognitifs qui assignent au corps et à ses différents organes un rôle spécifique dont ils sont l’expression métaphorique, voire métonymique. Les conceptions que les sujets développent concernant les effets de l’alcool sur le cerveau, les nerfs et le sang, traduisent le rôle qu’ils attribuent à ces différents organes dans la formation du comportement social de l’alcoolique. (Fainzang, 1996 : 11)

On trouve un autre exemple de ce modèle dans l’article d’Alexandra Pronovost intitulé Réparer le cercle : la responsabilisation de l’Autochtone alcoolique, paru en 2009. L’anthropologue contextualise la responsabilité sociale de l’Autochtone alcoolique dans un rapport direct avec la santé publique et les questions politiques. Elle y souligne :

Le dernier quart de siècle a été marqué par une amplification des discours politiques autochtones revendiquant « le droit à l’autodétermination, à l’autonomie, à la prise en charge de l’éducation, de la santé et bien entendu de l’économie […] dans un contexte de lutte pour l’émancipation et la décolonisation » […]. Les Autochtones sont ainsi devenus des acteurs majeurs sur la scène politique […]. Toutefois, l’histoire qui précède cette émancipation, est celle d’une « domination maintenue, produite et reproduite dans le cadre des institutions [économiques], sociales et politiques de la société dominante » […] dont la marginalisation des Autochtones est l’effet direct. C’est dans cette perspective que la relation entre l’alcool et les Autochtones doit être comprise. L’alcoolisme constitue la manifestation des troubles identitaires individuels et communautaires engendrés par les déstructurations profondes que ces communautés ont vécues dans le processus d’insertion à l’État-nation, notamment par leur « séquestration » dans les réserves fédérales, ainsi que par l’anémie économique qui en découle. Il doit aussi être davantage conçu comme

un ensemble de comportements appris, plutôt qu’une prédisposition génétique propre à l’Autochtone. Cette définition inclut les abus d’alcool et les pratiques de grandes beuveries, c’est-à-dire toutes les formes de consommation considérées comme problématiques tant sur le plan individuel que communautaire. (Pronovost, 2009 : 32-33)

D’après Pronovost, l’alcoolisme de l’Autochtone est directement associé à un contexte social, politique, conflictuel et économique. L’anthropologue se base sur une recension des écrits dans le domaine des sciences sociales et médicales et sur sa propre expérience personnelle, auprès de communautés autochtones de l’Ouest et de l’Est canadien, pour renforcer le regard clinique d’une anthropologie médicale critique sur la responsabilisation de l’Autochtone alcoolique au sujet de laquelle l’auteure écrit :

Dans la perspective de l’anthropologie médicale critique, la maladie est considérée comme « l’expression de phénomènes sociaux, économiques, politiques et culturels qui transcendent tous les aspects de la vie humaine » […]. De plus, la santé est un concept qui se définit différemment selon la culture ou le groupe d’appartenance. Si dans plusieurs systèmes de valeurs autochtones, la santé est « un état de bien-être à la fois psychologique et social qu’engendre et entretient, chez l’individu comme dans le groupe sociétal dont il fait partie, une démarche globale fondée sur l’harmonie, le respect mutuel et la fidélité à des valeurs essentielles partagées » […], la biomédecine définit plutôt la santé par l’absence de la maladie, une dimension qu’elle réduit à ses manifestations biologiques […]. Le système de santé actuel est hégémonique car il impose ses explications et ses prescriptions aux milieux autochtones, comme populaires, sans regard holistique sur l’individu et les facteurs sociaux qui l’affectent. (Pronovost, 2009 : 35)

Ainsi, l’anthropologue justifie le déploiement de ressources et d’interventions axées sur le traitement. Elle met l’accent sur l’importance des politiques de prévention contre l’alcoolisme, établies par les programmes psychosociaux au cœur des communautés autochtones, et sur la formation d’un « modèle de sobriété » :

En comprenant mieux le geste de consommer, les individus sont maintenant en position de force face à leurs problèmes devenus plus surmontables. L’accent est également mis sur l’importance que l’ensemble de la communauté collabore dans le processus de guérison. En effet, la prévention, c’est aussi consacrer des efforts aux individus qui n’ont pas encore adopté de comportements problématiques. L’interconnexion entre les programmes de prévention et thérapeutiques offre des perspectives encourageantes. Le traitement, lorsqu’il

réussit, permet aux individus désintoxiqués de devenir des modèles de sobriété. On accorde alors de l’importance à la sobriété ou du moins à une consommation responsable de l’alcool. (Pronovost, 2009 : 38-39)

En résumé, le modèle de l’anthropologie médicale critique est basé sur la construction sociale de la maladie alcoolique dans une vision globale (le point de vue des patients alcooliques, de la société, de la culture, des médecins, de l’État, etc.). Il est surtout question d’une analyse des causes sociales de la maladie ainsi que l’élaboration des politiques de prévention de l’alcoolisme, par la voie socioculturelle, dans le domaine de la santé publique.