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Ce qui nous rassemble autour de la "dernière bière" : vivre le feeling du moment en Beauce (Québec)

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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CE QUI NOUS RASSEMBLE AUTOUR DE LA

« DERNIÈRE BIÈRE » : VIVRE LE FEELING DU MOMENT

EN BEAUCE (QUÉBEC)

Thèse

Paulo Rogers da Silva Ferreira

Doctorat en anthropologie

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

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CE QUI NOUS RASSEMBLE AUTOUR DE LA

« DERNIÈRE BIÈRE » : VIVRE LE FEELING DU MOMENT

EN BEAUCE (QUÉBEC)

Thèse

Paulo Rogers da Silva Ferreira

Sous la direction de :

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Résumé

Cette thèse propose une lecture anthropologique de la consommation d’alcool. Elle met de l’avant une approche novatrice qui repose sur le concept de « métaphysique du quasi- arrêt ». Cette approche a été développée à la suite d’une recherche ethnographique réalisée dans la région de la Beauce, au Québec. Au lieu de considérer la consommation d’alcool comme un problème social ou de santé publique, j’ai cherché à comprendre comment et pourquoi l’on boit, en Beauce, en me laissant guider par les buveurs et les buveuses côtoyés sur place. En prenant part à de nombreuses soirées où la bière est omniprésente, que ce soit dans les garages, les bars ou l’aréna local, je me suis laissé affecter par les sensations ressenties et par les paroles prononcées lorsque les buveurs éprouvent ce qu’ils appellent le « feeling du moment ». En prenant du recul, j’ai constaté que les Beaucerons qui boivent ont développé des stratégies défensives pour échapper à la tentative de contrôle de la société québécoise sur leurs conduites alcooliques et, plus largement, sur l’alcoolisme. En effet, dans la perspective de la « métaphysique du quasi-arrêt », la quantité de verres consommés n’a d’importance qu’eu égard au « feeling du moment »; les normes culturelles ou médicales liées à la consommation d’alcool ne tiennent pas, et c’est pourquoi cette approche permet d’expliquer des discours et des pratiques liés à la consommation d’alcool qui, à première vue, semblent paradoxaux, voire complètement absurdes.

Pour bien montrer en quoi l’approche mise de l’avant se distingue, mais surtout pour expliquer comment la consommation excessive d’alcool en est venue à représenter, en anthropologie comme dans d’autres disciplines, une pratique problématique qu’il faut comprendre pour la combattre, une première partie de la thèse consiste en une mise en perspective historique de l’alcoolisme en tant que concept scientifique et enjeu de société. Y sont passées en revue les approches et concepts développés, depuis la fin du XVIIe siècle,

par des médecins, des psychologues, des économistes, des sociologues et des anthropologues euro-américains pour aborder ce genre de consommation. Je suggère que ces scientifiques mènent, depuis plus de deux siècles, une véritable croisade contre les « buveurs excessifs ». Collaborant avec l’État, les mouvements de tempérance et les entreprises privées, ils ont contribué à contenir les abus d’alcool en Occident.

Dans la seconde partie de la thèse, l’ethnographie sert de support au déploiement de la perspective théorique développée à l’issue du travail de terrain. Il s’agit d’analyser comment les buveurs d’alcool vivent et font durer le « feeling du moment » au cours du boire social. Sur le terrain, j’ai découvert que les buveurs d’alcool ont inventé onze stratégies pour vivre et faire durer le « feeling du moment » en consommant de l’alcool avec les autres. Ces stratégies constituent une forme de résistance face à une société qui cherche à contrôler les conduites alcooliques.

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Abstract

This thesis offers an anthropological understanding of alcohol consumption and puts forward an innovative approach based on the « metaphysics of the near-ending ». This approach was developed following an ethnographic research conducted in the Beauce region of Quebec. Instead of considering alcohol as a social or public health problem, I sought to understand how and why we drink, in Beauce, letting myself be guided by local drinkers. By taking part in many evenings where beer is omnipresent, whether in garages, bars or the local arena, I allowed myself to be affected by words and sensations that go along with what they call the « feeling of the moment ». Looking back, I found that Beauce drinkers have developed defensive strategies to escape the control exerted on their alcoholic behavior and, more broadly, on alcoholism.

In fact in the perspective of the « metaphysics of the near-ending », the amount of drinks consumed is not important, given the « feeling of the moment »; cultural or medical standards related to alcohol consumption do not prevail, and that is why this approach can explain the discourses and practices related to alcohol consumption which at first sight seem paradoxical or even completely absurd.

To show how the approach put forward is distinctive, but especially to explain how alcohol consumption has come to represent, in anthropology as in other disciplines, a practical problem that must be understood in order to fight it, the first part of the thesis is a historical perspective of alcoholism as a scientific concept and social issue. I present a critical review of different approaches and concepts developed from the late seventeenth century by doctors, psychologists, economists, sociologists and euro-american anthropologists to address consumption, and especially what is considered as an excessive consumption of alcohol. I suggest that these scientists have conducted, for over two centuries, a crusade against « excessive drinkers ». Working with the State, temperance movements and private companies, they have contributed to containing alcohol abuse in the West.

In the second part of the thesis, ethnography is used to support the theoretical perspective developed after the end of the fieldwork. I analyze how alcohol drinkers live and make last the « feeling of the moment » during social drinking. Throughout my field work, I discovered that alcohol drinkers have invented eleven strategies in order to live and sustain the « feeling of the moment » by consuming alcohol with others. These strategies are summarized in the concept of a « metaphysics of the near-ending ». They are a form of resistance in the context of a society that seeks to control alcoholic behavior.

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Table de Matières

Résumé ... iii

Abstract ... iv

Table de matières………v

Listes de tableaux ... ix

Liste des figures ... x

Remerciements ... xiii

INTRODUCTION GÉNÉRALE ... 1

PARTIE I ... 9

1. LA NAISSANCE DU MAL ... 10

1.1. À PROPOS DU MAL ... 11

1.2. L’INVENTION D’UNE CROISADE ... 13

1.3. LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ... 15

2. LA PROPAGATION DU MAL ... 40

2.1. LA CONSOMMATION EXCESSIVE DU VIN EN FRANCE COMME UN PROBLÈME SOCIAL À RÉGLER ... 41

2.2. GABRIEL TARDE (1843-1904) FACE À LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ... 45

2.3. SIGMUND FREUD (1856-1939) ET LA RENAISSANCE DU MAL ... 52

2.4. LE RÔLE DES ÉCONOMISTES ... 56

2.5. L’ÉMERGENCE DE L’ALCOOLOGIE ET DE L’ADDICTOLOGIE COMME SCIENCES INTERDISCIPLINAIRES ... 61

3. LE MAL CHEZ NOUS ... 69

3.1. LE MODÈLE CULTUREL ... 70

3.2. LE MODÈLE DE L’ETHNOGRAPHIE DE QUARTIER ... 75

3.3. LE MODÈLE-SYNTHÈSE DE MARY DOUGLAS ... 79

3.4. LE MODÈLE DE L’ANTHROPOLOGIE MÉDICALE CRITIQUE ... 83

3.5. LE MODÈLE PHÉNOMÉNOLOGIQUE DU SUJET IVRE ... 87

4. LA CROISADE SCIENTIFIQUE QUÉBÉCOISE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ... 96

4.1. « CE N’EST PAS SEXISTE, C’EST SCIENTIFIQUE » ... 97

4.1.1. LES ANNÉES 1960 : LA COLLABORATION ENTRE LES MÉDECINS ET LES ANTHROPOLOGUES ... 98

(6)

4.1.3. LES ANNÉES 1980 : LA CONSTRUCTION DU SUJET MALADE ET SON STYLE

DE VIE ... 115

4.1.4. DES ANNÉES 1990 À NOS JOURS : L’APPROCHE HUMANISTE DE RÉDUCTION DES MÉFAITS CAUSÉS PAR LES ABUS D’ALCOOL (RdM) ... 124

4.2. L’ALCOOL ET L’IMAGINAIRE SUR LA BEAUCE ... 131

4.2.1. L'HISTOIRE DE L'ALCOOL : LA BEAUCE………...135

4.2.2. LES COUTUMES BEAUCERONNES ASSOCIÉES À LA CONSOMMATION D'ALCOOL……….….137

4.2.3. LA CONSOMMATION EXCESSIVE D'ALCOOL COMME DÉGRATATION MORALE………..………..….139

4.2.4. LES BEAUCERONS, LA POLITIQUE ET L'ALCOOL………..……….140

4.2.5. L'AMBIVALENCE DES USAGES DE L'ALCOOL DANS LES CONTES BEAUCERONS………...142

4.2.6. L'IMAGINAIRE DE LA « REUSSITE ÉCONOMIQUE BEAUCERONNE » ET LES BUVEURS D'ALCOOL……….………..…143

4.2.7. LA PRESSE………146

4.3. L’IMPOSSIBILITÉ DE POSER UNE QUESTION DE RECHERCHE AVANT D’ÊTRE ALLÉ SUR LE TERRAIN ... 151

PARTIE II ... 158

5. LA MÉTHODOLOGIE ... 159

5.1. LES DÉFIS DE CETTE ETHNOGRAPHIE ... 160

5.1.1. LE PREMIER DÉFI ... 161

5.1.2. LE DEUXIÈME DÉFI ... 163

5.2. L’ORIENTATION ETHNOGRAPHIQUE DÉPLOYÉE SUR LE TERRAIN ... 166

5.3. LA QUESTION DE L’INCERTITUDE DE LA PROCHAINE BIÈRE... 169

5.4. LA MESURE DE LA QUANTITÉ « INTENSIVE » DANS LE « FEELING DU MOMENT » ... 171

5.5. LES AXES DE LA RECHERCHE ... 173

5.5.1. SE LAISSER AFFECTER PAR LES BUVEURS D’ALCOOL ... 174

5.5.2. LE DIALOGUE ENTRE L’ANTHROPOLOGIE ET LA PHILOSOPHIE ... 176

5.5.3. L’ANALYSE DE LA MÉCONNAISSANCE DE SOI DANS LE « FEELING DU MOMENT » ... 181

5.6. LA COLLECTE DES DONNÉES ... 182

5.6.1. LE REFUS D’EMPLOYER DES QUESTIONNAIRES... 183

5.6.2. LE REFUS D’ENREGISTRER LES CONVERSATIONS DES BUVEURS ... 183

5.6.3. PASSAGE DE L’INTERDIT À L’INTER-DIT ... 183

(7)

5.6.5. LE RECRUTEMENT DES « PARTICIPANTS »... 185

5.6.6. LE PROFIL DES BUVEURS SELECTIONNÉS ... 185

5.6.8. LES QUESTIONS ÉTHIQUES... 186

6. LA VIE DANS LE « FEELING DU MOMENT »... 188

6.1. INVENTER DES CONCEPTS, C’EST RÉSISTER : LE POINT DE DÉPART D’UN PROBLÈME ANTHROPOLOGIQUE ... 189

6.1.1. LE CONTRÔLE DE LA CONDUITE DES « BUVEURS EXCESSIFS » ... 189

6.1.1.1. LE SENSATIONNALISME DE LA PRESSE RÉGIONALE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ... 189

6.1.1.2. LA POLITIQUE DE PRÉVENTION CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ... 190

6.1.1.3. LE REGARD MORAL DE LA SOCIÉTÉ LOCALE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS » ... 190

6.1.1.4. LE « BESOIN DE LUXE » DES BUVEURS D’ALCOOL ... 191

6.1.2. L’ALCOOLISME COMME MALADIE ... 192

6.1.3. LA STRATÉGIE DES BUVEURS D’ALCOOL DE FAIRE PLACE À DU NOUVEAU AU COURS DU BOIRE SOCIAL ... 193

6.2. ON BOIT DANS LA BEAUCE, DONC ON RÉSISTE... 193

6.2.1. LE PARI DES BUVEURS D'ALCOOL QUANT À L'INCERTITUDE DU MOMENT DU « FEELING »………195

6.2.2. L’INVENTION DE L’OUBLI ACTIF POUR LAISSER LA PLACE AU « FEELING DU MOMENT » ... 199

6.2.3. AVOIR UN CORPS QUI SUPPORTE L’EFFET DE L’ALCOOL ... 205

6.2.4. L’ACTE DE SE TROMPER VOLONTAIREMENT ET TROMPER LES AUTRES POUR FAIRE DURER LE « FEELING DU MOMENT » ... 208

6.2.5. LA PERTE DE SOI-MÊME DANS LE « FEELING DU MOMENT » ... 212

6.2.6. LE GOÛT DU RISQUE DES BUVEURS D’ALCOOL ... 218

6.2.7. L’ATTENTE DE LA PROCHAINE BIÈRE DANS LE « FEELING DU MOMENT »... 222

6.2.8. L’INVENTION DE LA « DERNIÈRE BIÈRE » PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL... 231

6.2.9. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXCÈS DANS CES SÉRIES DE BIÈRES ... 236

6.2.10. LA PRUDENCE RELATIVE DANS LE « FEELING DU MOMENT » ... 239

6.2.11. LA QUÊTE DE « NOUVEAUTÉ » PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL ... 243

7. PAR-DELÀ LE VRAI ET LE FAUX : LE DERNIER MOT DES BUVEURS D’ALCOOL À SAINTE-BROSSE-DE-BEAUCE ... 247

7.1. À PROPOS DU DERNIER MOT DES BUVEURS D’ALCOOL ... 248 7.2. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « J’ARRÊTE DE BOIRE QUAND JE

(8)

VEUX! » ... 250

7.2.1. « LE HOCKEY, C'EST SÉRIEUX! »………251

7.2.1. « NOUS SOMMES FATIGUÉS DE BOIRE! NON, NOUS NE LE SOMMES PAS! »………...253

7.2.3. « C'EST LA "DERNIÈRE"! NON, C'EST LA PROCHAINE, LA "DERNIÈRE"! » ………256

7.2.4. « C'EST LA SERVEUSE "X" DU BAR "Y" QUE J'AIME BEAUCOUP, MAIS PEUT ÊTRE UNE AUTRE »……….258

7.3. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « JE VIENS BOIRE POUR OUBLIER MES PROBLÈMES PERSONNELS! » ... 260

7.3.1. « NOUS SOMMES LES "VEUVES" DES CHASSEURS EN "VACANCE DE MARIAGE »……….260

7.3.2. « ON VA AU BAR BOIRE POUR OUBLIER NOS PROBLÈMES PERSONNELS, MAIS ON EST EN QUÊTE DE NOUVEAUTÉ »………....….264

7.3.3. « BUVONS, MES CHUMS, POUR QU'ON PUISSE OUBLIER LES BARRAGES POLICIERS SUR LES ROUTES DU COIN »……… 266

7.4. LA LOGIQUE DU SENS DE L’EXPRESSION « ON NE BOIT PAS PENDANT LA SEMAINE, C’EST JUSTE UNE BIÈRE POUR FAIRE DU SOCIAL! » ... 269

7.4.1. « NOUS NE SOMMES PAS DES IVROGNES, ON BOIT JUSTE POUR FAIRE DU SOCIAL »……….269

7.4.2. « IL S'AGIT JUSTE D'UNE BIÈRE POUR FAIRE DU SOCIAL AVEC LES AUTRES, EST-CE QUE VOUS AVEZ COMPRIS FINALEMENT CE QUE C'EST FAIRE DU SOCIAL ENTRE NOUS AUTRES? » ... 271

7.4.3. « VOUS ÊTES À LA BONNE PLACE POUR FAIRE DU SOCIAL! »………273

8. CE QUI NOUS RASSEMBLE AUTOUR DE LA « DERNIÈRE BIÈRE » DANS LA BEAUCE ... 278

8.1. L’INVENTION D’UN CONCEPT : LA TRADUCTION DE LA DURÉE DANS LE « FEELING DU MOMENT » EN TERMES ANTHROPOLOGIQUES ... 279

8.1.1. L’ACQUISITION DU GAI AVOIR COMME PUISSANCE D’AGIR PARMI LES BUVEURS D’ALCOOL ... 279

8.1.2. LA « MÉTAPHYSIQUE DU QUASI-ARRÊT » ... 283

8.1.3. LA RÉPÉTITION PERPÉTUELLE DU « FEELING »……….………...293

8.2. APRÈS COUP OU LE RETOUR DU TERRAIN ... 297

CONCLUSION GÉNÉRALE ... 304

(9)

Liste de tableaux

(10)

Liste des figures

Figure 1 Carte de la Beauce……….132

Figure 2 Bouteille d’alcool jetée sur la route………...213

Figure 3 Bouchon de bière jeté sur la route ……….213

Figure 4 Bouteille d’alcool jetée sur la route.………..213

Figure 5 Cannette de bière jetée sur la route ... 213

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(12)

Anne Desbaresdes boit de nouveau un verre de vin tout entier les yeux mi-clos […]. À la cuisine, on annonce qu’elle a refusé le canard à l’orange, qu’elle est malade, qu’il n’y a pas d’autre explication.

Marguerite Duras dans Moderato Cantabile, 1962 [1958] : 98-100.

(13)

Remerciements

Il m’est très difficile de remercier toute les personnes qui m’ont aidé à mener cette thèse à terme.

Je voudrais tout d’abord remercier les buveurs d’alcool que j’ai côtoyés en Beauce, au Québec. Ils m’ont aidé à identifier l’orientation conceptuelle dont je me suis servi pour écrire cette thèse en anthropologie de l’alcool.

Je tiens à remercier Madame Manon Boulianne, ma directrice de thèse, qui m’a accompagné tout au long de ma recherche et qui m’a apporté son indéfectible appui scientifique au cours de l’élaboration de cette thèse.

Je remercie aussi Mesdames Sylvie Poirier, Sabrina Doyon et Marie-Andrée Couillard ainsi que Messieurs Eduardo Viveiros de Castro, Raymond Massé, Bruno Jean et Daniel Lins pour leurs suggestions.

Un grand merci à mes parents Paulo et Terezinha, à mon frère Ronney et à ma sœur Rogelma, à mon beau-frère Fernando et à ma belle-sœur Luzia ainsi qu’à mes neveux Maria Eduarda et Luís Eduardo.

Mes remerciements à Gilles Ayotte qui a révisé le français de cette thèse.

Je remercie également toutes les personnes qui m’ont aidé au cours de ces années consacrées à la rédaction de cette thèse : Aylane Cândido, Thaís Cunegatto, Noëlle Counord, Mathieu Parent, Ayla Cândido, Ana Keyla Carmo Lopes, Clarice Rodrigues de Carvalho, Esperanza de Godoy, Kaciano Gadelha et Claudia Alexandra Duque.

Sans oublier Raphael Meciano, celui qui est ma « dernière bière ».

Je remercie finalement le Canadian Centre for Health and Safety in Agriculture (CCHSA) et le département d’anthropologie de l’Université Laval qui m’ont apporté un soutien financier.

(14)

INTRODUCTION GÉNÉRALE

Cette thèse repose sur une double démarche. L’une a fait de l’évolution des principaux travaux qui ont influencé les approches contemporaines en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme un premier objet d’enquête. Celle-ci s’est appuyée sur des documents issus des sciences médicales, psychologiques et sociales publiés dans l’espace et dans la culture euro-américaine, incluant le Québec. L’autre correspond à une ethnographie de la consommation d’alcool effectuée dans la région de la Beauce. Mon objectif est d’analyser l’impact des discours scientifiques sur les buveurs d’alcool contemporains. Ces discours circulent depuis l’invention du concept d’alcoolisme, au XIXe siècle, en Suède, et

persistent de nos jours. Il s’agit d’approfondir les rapports qui se sont développés entre l’État, la société et les scientifiques dans le contexte de la lutte contre l’alcoolisme, en examinant les recherches portant sur cette maladie et les politiques de prévention contre les abus d’alcool, notamment dans le domaine de la santé publique. Il s’agit aussi de constater les impacts de cette démarche sur la vie et les pratiques des buveurs d’alcool.

J’ai débuté ma recherche en 2012 par une recension des écrits mobilisant le concept d’alcoolisme. Cette recension m’a servi à construire une lecture historique des principaux modèles théoriques de l’alcoolisme s’étant succédés dans plusieurs domaines scientifiques, incluant l’anthropologie. J’ai constaté que ces modèles théoriques ont été utilisés par les pouvoirs publics pour élaborer des politiques de prévention contre cette maladie, ce qui a donné lieu à un mouvement que je qualifie de croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Cette idée de croisade scientifique m’a été inspirée d’Howard Becker (1963). Becker, en effet, a mis de l’avant le concept de croisade morale, pour faire référence aux efforts des scientifiques états-uniens associés au gouvernement et aux mouvements de tempérance au XXe siècle, pour contenir les conduites alcooliques. Selon Becker, l’objet

d’une croisade est toujours de réformer les mœurs et d’instaurer de nouvelles lois : « Une des conséquences majeures d’une croisade victorieuse, c’est bien sûr l’instauration d’une nouvelle loi ou d’un nouvel ensemble législatif et réglementaire, généralement accompagnés d’un appareil adéquat pour faire appliquer ces mesures » (Becker, 1987 [1963] : 176).

(15)

J’ai constaté, en faisant une lecture approfondie de la littérature scientifique sur l’alcoolisme, que sa base interprétative était influencée par la Réforme protestante du XVIIe

siècle, alors que l’Église anglicane, en Angleterre, dénonçait le désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie qui empêchait les buveurs d’alcool de travailler pour l’Œuvre de Dieu (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009). Au XVIIIe siècle,

la science, surtout la médecine, va prendre la relève du clergé pour dénoncer, cette fois-ci, le désordre causé par l’alcool dans l’organisme humain, après avoir défini le concept d’alcoolisme. Des années 1980 à nos jours, les anthropologues vont pour leur part étudier le désordre culturel, le sujet malade, les styles de vie délétères et les méfaits causés par cette maladie chronique. L’ensemble de ces discours scientifiques a débouché sur la création de dispositifs de santé publique et de lois destinées à contrôler la conduite des « buveurs excessifs ». Après avoir exploré les études et les interventions mises de l’avant au Québec sur le sujet de l’alcoolisme, j’ai pensé qu’il convenait de recourir, dans ce cas également, au concept de croisade pour en rendre compte tout en ciblant les discours sur la consommation d’alcool dans les études sociales sur l’alcoolisme au Québec afin de savoir ce qui s’était passé au niveau du contrôle des conduites alcooliques sur le plan régional et plus spécifiquement chez les buveurs d’alcool de la Beauce.

En ce qui concerne la consommation d’alcool en Beauce, j’ai découvert, au cours de mon travail sur le terrain, la « logique du sens »1 que les buveurs d’alcool donnaient à une

expression fréquemment utilisée quand je les questionnais à savoir comment ils savaient quand ils devaient arrêter de boire : le « feeling du moment »2. En effet, l’expression

renvoie à une lecture collective du boire social, l’intensité des sensations en groupe alors ressenties. Elle ne repose en rien sur des normes culturelles ou morales associées aux

1 En recourant au concept de « logique du sens », je m’inspire de Gilles Deleuze. D’après Deleuze : « Il est

certain que toute désignation suppose le sens, et qu’on s’installe d’emblée dans le sens pour opérer toute désignation ». Deleuze, G., 1969, La logique du sens. Paris, Gallimard, p. 41. À ce sujet, Sean Bowden souligne à propos de la « logique du sens » de Gilles Deleuze : « […] La Logique du sens n’est rien d’autre que le “problème de l’événement” », c’est-à-dire le problème de l’affirmation de la priorité ontologique des événements sur les substances ». Bowden, S., 2009, La priorité ontologique des événements dans la Logique du sens de Gilles Deleuze. Thèse de doctorat, département de philosophie, Université de Paris VIII, p. xii.

2 L’expression d’origine anglaise « feeling du moment » n’est pas exclusive de la Beauce. En faisant une

recherche historique sur son apparition, j’ai constaté qu’elle est employée en toute Amérique et qu’il n’y a pas une date précise sur son historique. En revanche, les buveurs d’alcool que j’ai côtoyés en Beauce donnaient à cette expression le sens du moment à chaque fois qu’ils buvaient en groupe.

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quantités d’alcool consommées, sur la base de ce qui est considéré comme étant acceptable et « normal » dans chaque culture ou dans un contexte donné. L’expression « feeling du moment » vient du fait que chaque buveur d’alcool ne cesse de boire que lorsque les autres arrêtent aussi. Je la traduis, en termes anthropologiques, par le concept de « métaphysique du quasi-arrêt », car j’ai constaté que lors de ces rencontres chargées d’intensités, ce qui va définir la limite des verres d’alcool bus sera le « feeling du moment » lui-même partagé entre les buveurs présents, et non pas les normes sociales rattachées à cette consommation. Il s’agit donc, dans cette thèse, d’approfondir cette problématique et d’exposer cette dynamique complexe, à partir de l’ethnographie réalisée sur le terrain.

La thèse est divisée en deux parties qui comptent chacune quatre chapitres.

Dans la première partie, je décris la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs », qui a cours depuis le XVIIe siècle avec la Réforme protestante en Europe et

en Amérique. L’analyse en profondeur de cette croisade est motivée par la question de recherche suivante : À quel point cette croisade scientifique a-t-elle influencé le cadre

théorique contemporain de l’anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme? Mon objectif est

de démontrer que les recherches récentes des anthropologues, à ce sujet, ont été influencées par cette croisade qui a mobilisé toute la société occidentale : les Églises catholique et protestantes, les gouvernements et les scientifiques, qu’ils soient spécialistes de la médecine, de la psychologie, de l’économie ou de la sociologie. Dans cette perspective, la consommation excessive d’alcool est traitée comme un désordre social et physique et l’alcoolisme comme un mal à combattre. J’expose donc, dans cette première partie, les bases de modèles théoriques qui nous informent sur anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme contemporaines, incluant l’anthropologie de l’alcoolisme qui s’est développée au Québec.

Ainsi, la première partie est divisée comme suit.

Dans le premier chapitre, La naissance du mal, je m’attarde à l’évolution de la notion de désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie, un désordre dénoncé par la

(17)

Réforme protestante au XVIIe siècle, et une approche qui débouchera, éventuellement, sur

le concept d’alcoolisme, développé par la médecine, au XIXe siècle. Je présente le parcours

historique de l’une des premières influences théoriques en anthropologie de l’alcool. Dans ce chapitre, j’expose les principaux éléments constitutifs, historiquement, de l’approche médicale de l’alcoolisme : facteurs biochimiques, discours sur les mauvaises conduites des « buveurs excessifs », observations sur les organes malades, etc. Mon objectif est de démontrer 1) la nature analytique du regard posé sur les conduites alcooliques et 2) comment ce regard médical a été réapproprié par les modèles théoriques contemporains en anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme.

Dans le second chapitre, La propagation du mal, j’explique comment le concept d’alcoolisme, issu de la médecine, a ensuite été diffusé dans plusieurs domaines des sciences sociales. Cette diffusion a eu cours, en grande partie, par le biais du développement de deux nouveaux domaines scientifiques interdisciplinaires : l’alcoologie, au cours des années 1960, et l’addictologie, au cours des années 1990. Elles ont servi à intégrer les approches psychologiques, économiques, sociologiques et anthropologiques pour mieux contribuer à la lutte menée par les médecins afin de contenir le mal des « buveurs excessifs ». Dans ce chapitre, j’évoque le premier appel formellement lancé aux anthropologues afin qu’ils collaborent à la croisade scientifique contre l’alcoolisme.

Dans le troisième chapitre, Le mal chez nous, je présente les principaux modèles théoriques de l’anthropologie de l’alcool et de l’alcoolisme qui ont été développés pour étudier et freiner les abus d’alcool, qui sévissent dans plusieurs milieux culturels. Il s’agit du modèle culturel de l’anthropologie de l’alcool des années 1940-1950; du modèle associé à l’étude des styles de vie des habitants des quartiers des grandes villes des années 1960- 1970; du modèle-synthèse des Alcohol Studies proposé par Mary Douglas dans les années 1980; du modèle de l’anthropologie médicale critique des années 1980 et du modèle phénoménologique du sujet ivre des années 1990. J’examine les principaux éléments de base de ces modèles et j’identifie les intérêts défendus par les anthropologues qui prennent part, d’une manière ou d’une autre, à la croisade scientifique qui vise l’éradication des

(18)

« buveurs excessifs ». Il sera surtout question du rôle important qu’a joué le modèle- synthèse de Mary Douglas.

Dans le quatrième chapitre, La croisade scientifique québécoise contre les

« buveurs excessifs », j’explique comment les anthropologues québécois se sont

positionnés, au cours du XXe siècle, dans le domaine des études sociales sur l’alcoolisme.

Mon objectif, dans ce chapitre, est d’expliquer la place tenue et le rôle joué par les anthropologues québécois dans la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». Je présente aussi les principales orientations qui ont permis d’élaborer une politique de prévention contre l’alcoolisme chronique au Québec, une politique à laquelle les buveurs d’alcool en Beauce sont directement confrontés.

Dans la seconde partie de la thèse, je me concentre sur la consommation d’alcool en Beauce, en présentant l’ethnographie effectuée auprès des buveurs de la région. J’explique comment les mesures de prévention de l’alcoolisme mises de l’avant par l’État québécois se manifestent localement et quelles sont les stratégies développées par les buveurs pour y échapper. Dans mon ethnographie, j’utilise la méthode de l’anthropologie inversée proposée par Roy Wagner (2014 [1975]). Selon Wagner : « Si nous partons de l’idée que tout être humain est un “anthropologue”, un inventeur de culture, il en découle que tout le monde a besoin d’un ensemble de conventions partagées, semblables – d’une certaine façon – à notre “culture” collective, pour communiquer et comprendre ses expériences » (Wagner, 2014 [1975] : 64). Autrement dit, l’anthropologie inversée consiste à mettre le concept de « culture » des autres au même niveau que celui de l’anthropologue. Cela veut dire que les buveurs d’alcool peuvent, eux aussi, inventer des concepts complexes comme celui du « feeling du moment » tout en contribuant à l’invention de l’anthropologie de l’alcool à laquelle se livre l’anthropologue.

En me laissant guider par cette méthode de l’anthropologie inversée, j’ai découvert le concept de « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool en Beauce au cours du boire social. À ce moment-là, j’ai pu élaborer ma deuxième question de recherche qui oriente la seconde partie de cette thèse doctorale, centrée sur la dynamique du « feeling du

(19)

moment ». Voici la question : Quelle est la logique du sens que prend le « feeling du

moment » au cours du boire social? Je souligne que cette question de recherche doit être

posée au moment où l’anthropologue ressent le « feeling du moment » avec les buveurs d’alcool puisque chaque « feeling » est singulier en raison des sensations éprouvées entre les buveurs. Après avoir expérimenté plusieurs fois le « feeling du moment » avec les buveurs d’alcool pendant mon séjour sur le terrain, j’ai constaté que cette question de recherche m’a aidé à comprendre la complexité de ce concept.

Ainsi, la seconde partie de la thèse est divisée comme suit.

Dans le cinquième chapitre, La méthodologie, je présente comment j’ai procédé sur le terrain pour aborder la question classique de la mesure de la consommation d’alcool que les anthropologues québécois abordent par le biais des normes socioculturelles. Quant à la consommation excessive d’alcool, la question est plus complexe, car les anthropologues ont travaillé en collaboration avec les professionnels de la santé publique; référer aux normes socioculturelles ayant trait à ce qui constitue une consommation d’alcool acceptable ne suffisait alors plus; la vision médicale de l’alcoolisme comme maladie (à combattre) s’est en quelque sorte imposée. Étant donné l’importance accordée par les sujets beaucerons au « feeling du moment », j’ai opté pour ma part pour une approche différente qui consiste à s’intéresser à la quantité « intensive » de la consommation d’alcool associée aux sensations ressenties dans le « feeling du moment », plutôt que de mesurer la quantité éthylique associée à l’alcoolisme ou encore les valeurs accordées à certains comportements de consommation sur la base des normes socioculturelles en place.

Dans le sixième chapitre, La vie dans le « feeling du moment », je présente les situations de terrain où tous les éléments sont réunis pour vivre la dynamique du « feeling du moment » entre les buveurs d’alcool. J’expose d’abord les manières dont la conduite des buveurs beaucerons sera scrutée par l’État et par les médias, ce qui se manifeste notamment par le biais d’une presse sensationnaliste qui a vite fait de relever les drames qui se jouent dans la Beauce lorsque l’alcool est impliqué. Par la suite, je présente une à une les différentes manifestations de la résistance des buveurs d’alcool à cette croisade sociétale et

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médiatique qui s’expriment dans le « feeling du moment » et ce qu’elles impliquent pour les corps et les cœurs des buveurs. De la prudence relative à l’excès, en passant par la première et la « dernière bière », l’exposé s’attarde sur des situations, des discours et des sensations qui révèlent la logique locale au cours du boire social.

Dans le septième chapitre, Par-delà le vrai et le faux : le dernier mot des buveurs

d’alcool, je me concentre sur trois expressions prononcées à maintes reprises par les

buveurs quand je buvais avec eux : « J’arrête de boire quand je veux! »; « Je viens boire pour oublier mes problèmes personnels! » et « On ne boit pas pendant la semaine, c’est juste une bière pour faire du social! », parce qu’elles ont une signification sous-jacente qui va bien au-delà de leur sens littéral. Pour le dire autrement, j’approfondis les motivations et les contradictions des buveurs d’alcool au moment où ils prononcent ces mots. Par « dernier mot » des buveurs d’alcool, j’entends le « feeling du moment » lui-même, ce qui va par-delà le vrai et le faux de leurs mots volontairement trompeurs.

Dans le huitième et dernier chapitre, Ce qui nous rassemble autour de la « dernière

bière » dans la Beauce, je présente le concept que j’ai élaboré pour saisir la pratique de la

consommation d’alcool, « métaphysique du quasi-arrêt », et qui se base sur la manière dont les buveurs d’alcool conçoivent la durée dans le « feeling du moment ». Pour l’aborder, j’introduis d’abord le concept de gai avoir, qui renvoie au sentiment de puissance ressenti sous l’influence de l’alcool ingéré en compagnie des autres. Il renvoie à la consommation mesurée par l’intensité du moment et non par les quantités de bières bues. Dans la sous- section suivante intitulée La répétition perpétuelle du « feeling », je mets l’accent sur la succession de « feelings du moment » au cours de la vie sociale des buveurs d’alcool. Pour clore ce chapitre, je reviens à l’anthropologie de l’alcool pour présenter une nouvelle façon de faire de la recherche scientifique dans ce domaine.

En somme, cette thèse doctorale porte sur deux champs discursifs et deux ensembles de pratiques inter-reliés. D’une part, elle expose l’évolution du discours expert sur la consommation (excessive) d’alcool et constate qu’une véritable croisade scientifique en a découlé, au Québec comme ailleurs dans les sociétés euro-américaines. Par ailleurs, elle

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s’attarde aux pratiques de consommation observées et expérimentées dans la région de la Beauce, à partir d’une démarche consistant à se laisser affecter par la relation intensive établie entre l’anthropologue et les buveurs d’alcool au cours du boire social, celle qui m’a permis de constater que les buveurs côtoyés ont développé des stratégies pour échapper au contrôle exercé dans la société québécoise sur leurs conduites alcooliques, des stratégies qui prennent tout leur sens quand on examine ce qu’implique vivre le « feeling du moment », ancré dans une véritable « métaphysique du quasi-arrêt ». Finalement, l’originalité de cette thèse vient du fait qu’elle présente une approche alternative en anthropologie de l’alcool, une approche qui fait passer la consommation d’alcool du statut de problème social à résoudre à celui de mode d’expression d’une certaine puissance d’agir qui se décline de différentes manières.

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PARTIE I

LA CROISADE SCIENTIFIQUE

CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS »

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1. LA NAISSANCE DU MAL

« Je sais. » - « Je sais. ». « Nous ne savons pas. » Maurice Blanchot dans

Le pas au-delà, 1973 : 112.

INTRODUCTION

À partir de ma première question de recherche, À quel point la croisade scientifique qui

a cours depuis le XVIIe siècle a-t-elle influencé le cadre théorique contemporain en anthropologie

de l’alcool et de l’alcoolisme?, je me propose ici de problématiser le passage du discours

religieux de la Réforme protestante de la fin du XVIIe siècle en Angleterre, lequel est centré

sur le fantasme du désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009) au concept scientifique d’alcoolisme, proposé par un médecin protestant suédois au cours de la première moitié du XIXe siècle.

Mon objectif est de démontrer où se situent les premières interprétations scientifiques de la conduite des buveurs d’alcool qualifiées d’excessives et d’analyser le regard de la médecine qui s’est peu à peu substitué à celui de la Réforme protestante et qui va influencer, à la fin du XXe siècle, les approches théoriques mobilisées en anthropologie de l’alcool et de

l’alcoolisme.

Mon choix de présenter une approche historique du concept scientifique d’alcoolisme vient du fait que ce concept ne renvoie pas qu’à des questions biochimiques; les scientifiques de différentes disciplines (médecins, psychologues, économistes, sociologues et anthropologues) associent ce phénomène à des absences du côté de la morale et de la responsabilité; à des problèmes d’ordre psychologique, sanitaire et social; à des désordres économiques et culturels. Pour le dire autrement, il ne s’agit pas de faire un simple exposé des savoirs qui se sont développés au cours de la récente histoire de l’Occident sur cette question; le but l’exposé est de mettre en relief les principaux éléments

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fondateurs des discours scientifiques qui concernent les « buveurs excessifs », depuis l’invention du concept d’alcoolisme jusqu’à nos jours.

1.1. À PROPOS DU MAL

Mes recherches m’ont permis de comprendre que le mot mal présente une ambiguïté, car il est tantôt associé au démon par les Églises catholique et protestantes, tantôt associé à la maladie par la médecine. C’est pourquoi je l’ai utilisé dans le titre de ce premier chapitre. Le concept de mal, professé par la Réforme protestante pour nommer le mal (démon) du désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie au XVIIe siècle en

Angleterre, a été récupérée par la médecine, en Suède, pour référer au mal de l’alcoolisme au XIXe siècle (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls,

2009).

Dans les ouvrages de médecine, on constate bien que la racine du terme malade porte déjà en elle le mot mal (Foucault, 1978; Bologne, 1991; Fabre, 1998). Par exemple, en consultant le Dictionnaire de médecine, on trouve la définition suivante de la maladie : « […] du latin male habitus […] altération de l’état de santé » (Dictionnaire de médecine, 2001 : 550). La malignité est quant à elle définie comme étant « […] le caractère insidieux d’une affection qui se traduit par des symptômes inhabituels et une évolution anormale » (Dictionnaire de médecine, 2001 : 550). Le terme malin « […] se dit des néoplasmes infiltrant les tissus voisins et donnant des métastases [cancer] » (Dictionnaire de médecine, 2001 : 552). Cette étonnante récurrence du mot mal en médecine n’est pas fortuite. Elle provient de la formation religieuse (surtout chrétienne) qu’ont reçu nombre des médecins ayant fondé cette science moderne au XVIIIe siècle et qui ont transposé le salut des Églises

catholique et protestantes au salut médical (Foucault, 1978; Bernard, 1984; Sournia, 1986; Fabre, 1998).

En ce qui concerne l’expression « mal de l’alcoolisme », j’ai constaté qu’elle est récurrente à différentes périodes historiques en Occident et associée à des séries de discours normatifs et ambivalents portant sur la consommation (excessive) d’alcool. Dans le passage des discours ecclésiastiques du Moyen-Âge aux discours scientifiques contemporains, on

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constate que les valeurs de la tradition populaire ont été récupérées afin d’encadrer les pratiques des buveurs d’alcool sur la base d’une quantité du boire qui soit compatible avec la santé, les valeurs de la société, les dépenses économiques, l’ordre culturel et l’imaginaire social. Ainsi, l’imaginaire occidental de la consommation excessive d’alcool (l’abus, l’excès, le manque de responsabilité, l’oubli des devoirs) a construit une symbolique des usages de ce produit à partir des valeurs qui lui sont directement rapportées, en lien avec l’expérience même de sa consommation : l’ivrognerie, le démon, le désordre moral, la folie, le mal de l’alcoolisme. Ces éléments sont issus de valeurs morales qu’on trouve fréquemment dans les prescriptions médicales, dans la tradition populaire et, plus récemment, dans les textes anthropologiques.

Michel Foucault, qui nous présente la « gestion du mal » en médecine depuis le début du XVIIIe siècle, écrit à propos de la naissance de la clinique : « Cette nouvelle

structure [la clinique] est signalée, mais n’est pas épuisée bien sûr, par le changement infime et décisif qui a substitué à la question : “Qu’avez-vous?”, par quoi s’inaugurait au XVIIIe siècle le dialogue du médecin et du malade avec sa grammaire et son style propres,

cette autre où nous reconnaissons le jeu de la clinique et le principe de tout son discours : “Où avez-vous mal?” » (Foucault, 1978 : xiv). Au milieu du XIXe siècle, on voit les

médecins remplacer l’éthique religieuse par l’éthique médicale. Toujours d’après Foucault : « C’est un médecin du XIXe siècle qui a prononcé cette phrase très profonde : “Au XIXe

siècle, la santé a remplacé le salut”. Je crois que ce personnage du médecin ainsi formé […], qui a pris la relève du prêtre, qui a rassemblé autour de lui pour les rationaliser toutes les vieilles croyances et crédulités de la province […], ce personnage est demeuré assez figé, assez immobile […] même depuis cette date » (Foucault, 2011 : 32).

Ainsi Magnus Huss (1807-1890), un médecin protestant d’origine suédoise, inventeur du mal nommé alcoolisme chronique en 1849, a pris la relève des pasteurs protestants, dont les idées étaient plutôt figées tout comme l’étaient les idées d’Huss. Les principaux éléments historico-religieux qui ont amené la médecine à s’engager dans une croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » seront exposés dans la section suivante.

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1.2. L’INVENTION D’UNE CROISADE

Je me suis d’abord questionné quant à l’apparition du mal nommé alcoolisme. Il s’agit de comprendre pourquoi les idées du médecin suédois Magnus Huss vont se propager dans toute l’Europe et en Amérique à partir de la fin du XIXe siècle. Huss a, en effet, rallié

à sa cause nombre de médecins européens et américains, des chercheurs en sciences sociales, certaines classes de la société civile et les gouvernements occidentaux contre l’alcoolisme.

Le terme de croisade scientifique m’a été inspiré par Howard Becker, auteur d’un ouvrage intitulé Outsiders, études de sociologie de la déviance, paru en 1963. Dans son chapitre Les entrepreneurs de morale, le sociologue catégorise ceux-ci en deux types, à savoir : ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer. Il va donc parler de plusieurs croisades morales, auxquelles les scientifiques ne sont pas étrangers.

Une croisade peut obtenir un succès impressionnant, comme ce fut le cas du mouvement pour la prohibition avec l’adoption du 18e Amendement à la

Constitution. Elle peut au contraire échouer complètement, comme la campagne pour la suppression de l’usage du tabac ou le mouvement contre la vivisection. Elle peut aussi n’obtenir un grand succès que pour voir ses acquis compromis par des changements dans la moralité publique et par une jurisprudence de plus en plus restrictive : tel fut le sort de la croisade contre la littérature pornographique. Une des conséquences majeures d’une croisade victorieuse, c’est bien sûr l’instauration d’une nouvelle loi ou d’un nouvel ensemble législatif et réglementaire, généralement accompagnés d’un appareil adéquat pour faire appliquer ces mesures. (Becker, 1985 [1963] : 176)

Il ajoute que toute croisade a une « coloration humanitaire » : « Des nombreuses croisades morales ont une coloration humanitaire marquée. […] Les prohibitionnistes estimaient qu’ils ne cherchaient pas seulement à imposer leur morale aux autres, mais qu’ils tentaient de créer les conditions pour améliorer le genre de vie des gens que la boisson empêchait de mener une vie vraiment satisfaisante » (Becker, 1985 [1963] : 172). Finalement, il conclut que les croisades morales visent toujours à instaurer des réformes et à rédiger de nouvelles lois :

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La conséquence la plus évidente d’une croisade réussie, c’est la création d’un nouvel ensemble de lois. Avec la création d’une nouvelle législation, on voit souvent s’établir un nouveau dispositif d’institutions et d’agents chargés de faire appliquer celle-ci. Certes, ce sont parfois les institutions existantes qui prennent en charge l’administration de la nouvelle loi, mais il est plus fréquent que soit créée une nouvelle catégorie d’agents spécialisés […]. Avec la mise en place de ces organisations spécialisées, la croisade s’institutionnalise. Ce qui a débuté comme une campagne pour convaincre le monde de la nécessité morale d’une nouvelle norme devient finalement une organisation destinée à faire respecter celle-ci. (Becker, 1985 [1963] : 179)

Au milieu du XIXe siècle, Huss, en croisade contre les « buveurs excessifs » au nom

de la famille, de la commune et de la Suède, mesure les quantités d’alcool absorbées par des patients pauvres alités dans les hôpitaux de Stockholm et qu’il considère comme étant des « buveurs excessifs » (Nourrisson, 1990). Ayant découvert les effets de l’alcool sur l’organisme humain, il nomme cette nouvelle maladie alcoolisme chronique (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990). Il considère que la conduite de ces patients est due aux excès d’alcool qui causent des dégâts à leur santé physique et mentale (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991; Nicholls, 2009). Pour Huss, l’alcoolisme est associé à la morale personnelle de certains buveurs d’alcool.

La nouvelle de la découverte d’une maladie nommée alcoolisme chronique par Huss, qui entremêle le discours biomédical aux jugements d’ordre moral et religieux, atteint le reste de l’Europe et l’Amérique quelques années plus tard. Les gouvernements, les moralistes, les scientifiques en général, les médecins et les économistes en particulier, informés de cette découverte bouleversante, commencent donc à s’inquiéter des progrès de l’alcoolisme, dorénavant perçu comme étant un problème social dans leurs pays. La propagation rapide des idées d’Huss vient du fait que l’on constate que cette nouvelle maladie sert dans tout l’Occident (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Bologne, 1991; Nicholls, 2009). Toutes les institutions de la société (l’État, le Droit, l’Église, la Science, les mouvements de tempérance) se mettent à lutter contre elle, comme on l’a fait en s’attaquant à la tuberculose (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009).

Si la lutte contre l’alcoolisme est semblable à la lutte contre la tuberculose, un fait singulier demeure : les « buveurs excessifs » ne sont pas des malades comme les autres,

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parce que l’alcoolisme n’est pas causé par un microbe ou par un virus, mais plutôt par leur conduite excessive3 (Bernard, 1984; Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Bologne, 1991;

Nicholls, 2009). Cette spécificité de l’alcoolisme est l’élément-clé qui permet d’ouvrir la voie à des études interdisciplinaires sur cette problématique en sciences sociales et, notamment, en anthropologie.

1.3. LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES « BUVEURS EXCESSIFS »

Dans cette section, je présente les premières interprétations des scientifiques sur la conduite des « buveurs excessifs ». En ciblant notamment l’apparition de l’approche médicale au XVIIIe siècle comme le principal argumentaire « rationnel » ayant permis la

mise en branle de cette croisade scientifique, je m’attarde aux principaux éléments historiques qui ont amené les discours de la médecine à se substituer aux discours de la Réforme protestante du début du XVIIe siècle en Angleterre dans la lutte contre le mal de

l’alcoolisme. J’ajoute que le discours moral sur l’excessivité n’est pas exclusif à la croisade scientifique contre la consommation excessive d’alcool. Dans l’Histoire de la sexualité, Foucault démontre comment la question morale de l’excessivité est présente dans la Grèce à l’époque classique. En parlant d’une « problématisation morale des quantités », il souligne :

Dans la réflexion des Grecs à l’époque classique, il semble bien que la problématisation morale de la nourriture, de la boisson, et de l’activité sexuelle ait été faite de façon assez semblable. Les mets, les vins, les rapports avec les femmes et les garçons constituent une matière éthique analogue; ils mettent en jeu des forces naturelles mais qui tendent toujours à être excessives […]. Question du bon usage. Comme le dit Aristote : “Tout le monde, dans quelque mesure, tire du plaisir de la table, du vin et de l’amour; mais tous ne le font pas comme il convient”. (Foucault, 1984a : 71)

Il est étonnant qu’en 2016 nous soyons encore plongés dans cette lecture issue de la Grèce antique. La croisade scientifique menée contre les groupes à risque vient du fait que les « excessifs » ne font pas ce qui convient à leur corps, à leur société, à leur économie, à

3 Dans les années 1980, les porteurs du sida ont un statut semblable, car leur conduite est comprise comme

étant excessive. Par conduite excessive, on entend dans ce cas que les porteurs du sida ont des partenaires multiples faisant partie des groupes à risque.

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leur santé et à leur culture. Je peux en donner des exemples : 1) les porteurs de maladies sexuellement transmissibles associés au nombre excessif de partenaires; 2) les usagers de drogues de toutes sortes, lesquelles détruisent leurs cellules nerveuses; 3) les obèses et les anorexiques, qui ne savent pas contrôler leurs prises alimentaires en fonction des quantités de calories quotidiennes recommandées. Je mentionne aussi la croisade scientifique menée contre les femmes aux passions excessives dans l’ouvrage classique de Robin Norwood intitulé Ces femmes qui aiment trop, paru en 1985. Mais, retournons en arrière, tel qu’annoncé.

En Angleterre, à la fin du XVIIe siècle, les usines recrutent des paysans dans tout le

pays car la mécanisation de l’industrie exige une main-d’œuvre nombreuse et bon marché. On assiste donc à l’arrivée massive d’une population immigrante dans les villes. Leur mode de vie cause un choc à la bourgeoise urbaine puisque la majorité des paysans passe les fins de semaine à boire de l’alcool dans les cabarets. Comme les élites urbaines leur réservent les travaux les plus durs, ceux-ci doivent être en bonne santé pour assumer correctement leurs tâches (Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014). Le mode de vie (et de boire) de ce type de travailleur commence à préoccuper les élites soucieuses du progrès industriel. La consommation régulière d’alcool des paysans en ville, qui passent leur temps à boire du gin dans les tavernes, est peu à peu perçue comme un problème économique, car un ouvrier ivre ne peut pas bien travailler (Sournia, 1986; Nicholls, 2009; Monti, 2014).

À la campagne, la consommation d’alcool est chose commune. On boit pour célébrer les récoltes. On fréquente les tavernes du village pour y rencontrer les autres. On boit après le travail et on organise des fêtes où l’on vende du gin afin de financer l’édification d’églises (Nicholls, 2009). Le gin est la boisson alcoolique préférée des paysans et la plupart d’entre eux en boit. D’après Monti : « Alcool de grain aromatisé aux baies de genévrier, le genièvre était déjà connu en Grande-Bretagne grâce aux soldats : ils avaient fait campagne en Europe et en Terre sainte aux côtés des Hollandais et ceux-ci s’en servaient pour se donner de l’ardeur au combat » (Monti, 2014 : 11). Le gin est aussi un exemple des avancées technologiques, puisqu’il est passé d’un mode de production artisanal à un mode de production industrialisé. Fierté d’une Angleterre rurale en transition, il est une véritable passion nationale (Nicholls, 2009).

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L’aristocratie urbaine et rurale s’adonne aussi à la consommation d’alcool. Les aristocrates imitent la façon de boire des nobles. À ce sujet, Jean-Charles Sournia souligne : « En Angleterre, les gens aisés et les aristocrates buvaient des vins de France ou du Portugal, du brandy d’origine également française et du punch antillais parfumé de fruits locaux, alors que les humbles s’adonnaient à la bière, et de plus en plus au gin. Si beaucoup de nobles, de politiciens, d’intellectuels étaient connus pour leur intempérance, celle des pauvres était dangereuse pour la vie de la nation » (Sournia, 1986 : 38).

La consommation d’alcool des paysans au travail dans les usines commence aussi à inquiéter le clergé anglican. Ces pauvres qui boivent du gin en excès ne peuvent pas travailler pour l’Œuvre de Dieu, parce qu’ils s’adonnent aux vices du péché. D’après Monti : « Un pauvre qui boit travaille moins et moins bien. Il se blesse, il se tue […]. Un évêque de l’Église anglicane le dira sans fard : c’est pour le travail que Dieu a créé les pauvres! Mais si les choses continuent au même rythme, il n’y aura plus de travailleurs : il n’y aura que des soûlards » (Monti, 2014 : 15-16). Le clergé va donc se mettre à parler des excès commis par les intempérants. Selon le discours du clergé, le désordre moral de la folie volontaire de l’ivrognerie est causé par le démon qui mène à la démesure et à l’aveuglement (Sournia, 1986; Nourrisson, 1990; Nicholls, 2009; Monti, 2014). L’Église anglicane catégorise la consommation excessive d’alcool comme une espèce de gourmandise, l’un des sept péchés capitaux identifiés par Saint Thomas d’Aquin (Nourrisson, 1990).

On voit l’influence de la Réforme protestante sur la vie des paysans qui sont devenus des ouvriers en ville. D’après Max Weber : « […] la Réforme ne signifiait certes pas l’élimination de la domination de l’Église dans la vie de tous les jours, elle constituait plutôt la substitution d’une nouvelle forme de domination à l’ancienne. Elle signifiait le remplacement d’une autorité extrêmement relâchée, pratiquement inexistante à l’époque, par une autre qui pénétrait tous les domaines de la vie publique ou privée, imposant une réglementation de la conduite infiniment pesante et sévère » (Weber, 1964 [1904] : 31-32). Il s’agit-là d’un changement important de la morale catholique du Moyen-Âge, où l’ancienne contemplation de Dieu dans les monastères isolés est substituée par la conception du travail quotidien des fidèles protestants dans les usines comme le sacrifice

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qui leur permet d’accéder au paradis promis. Weber parle donc de l’éthique protestante associée à l’esprit du capitalisme :

Le manque absolu de scrupules, l’égoïsme intéressé, la cupidité et l’âpreté au gain ont été précisément les traits marquants des pays dont le développement capitaliste bourgeois – mesuré à l’échelle occidentale – était resté en retard. Tout employeur le dira : le manque de coscienziosità des ouvriers de ces pays – l’Italie par exemple, comparée à l’Allemagne – a été, et dans une certaine mesure demeure, l’un des principaux obstacles à leur développement capitaliste. Le capitalisme ne peut pas utiliser le travail de ceux qui pratiquent la doctrine du liberum arbitrium indiscipliné, pas plus qu’il ne peut employer […] un homme d’affaires absolument sans scrupules. La différence n’est donc pas une question de degré dans la soif du gain pécuniaire. […] L’homme ne désire pas « par nature » gagner de plus en plus d’argent, mais il désire, tout simplement, vivre selon son habitude et gagner autant d’argent qu’il lui en faut pour cela. (Weber, 1964 [1904] : 58-61)

Au cours de la Réforme protestante, le travail, associé à la vocation et à la sobriété, est devenu une obligation morale.

Le travail […] doit s’accomplir comme s’il était un but en soi – une « vocation » […]. Or un tel état d’esprit n’est pas un produit de la nature. Il ne peut être suscité uniquement par de hauts ou de bas salaires. C’est le résultat d’un long, d’un persévérant processus d’éducation. […] La capacité de concentrer sa pensée aussi bien que le fait de considérer son travail comme une « obligation morale » se trouvent […] couramment associés avec un esprit de stricte économie, sachant calculer la possibilité de gains plus élevés, et avec une maîtrise de soi, une sobriété qui augmentant considérablement le rendement. (Weber, 1964 [1904] : 63-64)

À partir de la Réforme protestante en Angleterre au début du XVIIe siècle, l’idéal de

l’homme sobre, celui qui travaille pour l’Œuvre de Dieu, représente le chemin vers le paradis. Autrement dit, les ouvriers doivent être sobres (sacrifice offert à Dieu) quant à leurs économies, à leurs conduites et à leurs obligations morales tout en se transformant en bons ouvriers de la Providence divine. On parle donc de rationalisation des conduites. « L’ancien mode de vie, confortable et sans façons, lâchait pied devant la dure sobriété de quelques-uns. Ceux-ci s’élevaient aux premières places qu’ils ne voulaient pas consommer, mais gagner, tandis que ceux-là, qui désiraient perpétuer les anciennes mœurs, étaient obligés de réduire leur dépenses » (Weber, 1964 [1904] : 71).

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Le plaisir et le goût de l’aventure des hommes doivent être substitués par la morale de la sobriété, la seule qui amène les hommes et les femmes à Dieu : « […] ces novateurs [des hommes d’affaires] furent élevés à la dure école de la vie, calculateurs et audacieux à la fois, des hommes avant tout sobres et sûrs, perspicaces entièrement dévoués à leur tâche, professant de opinions sévères et de stricts “principes” bourgeois » (Weber, 1964 [1904] : 72). Les hommes ont désormais une obligation morale associée à la sobriété et au travail : « Quel est donc l’arrière-plan d’idées qui a conduit à considérer cette sorte d’activité, dirigée en apparence vers le seul profit, comme une vocation […] envers laquelle l’individu se sent une obligation morale? Car ce sont ces idées qui ont conféré à la conduite de l’entrepreneur “nouveau style” son fondement éthique et sa justification » (Weber, 1964 [1904] : 78). On voit donc une rupture de la Réforme protestante avec l’Église catholique du Moyen-Âge : « L’unique moyen de vivre d’une manière agréable à Dieu n’est pas de dépasser la morale de la vie séculière par l’ascèse monastique, mais exclusivement d’accomplir dans le monde les devoirs correspondant à la place que l’existence assigne à l’individu dans la société […] devoirs qui deviennent ainsi sa “vocation” » (Weber, 1964 [1904] : 90).

Il s’agit d’une nouvelle morale appliquée au contrôle des conduites individuelles : « Le tout premier résultat de la Réforme fut – par contraste avec les conceptions catholiques – d’accroître considérablement les récompenses […] d’ordre religieux que procurait au fidèle son travail quotidien, accompli dans le cadre d’une profession, et d’en faire un objet de morale […] saint Paul avait exprimée dans I Cor. VII : Chacun peut faire son salut dans l’état où il se trouve placé » (Weber, 1964 [1904] : 94-95). Le travail vient ainsi pour la gloire de Dieu : « On reconnaît ainsi que le travail, au service de l’utilité sociale impersonnelle, exalte la gloire de Dieu; qu’il est donc voulu par lui » (Weber, 1964 [1904] : 124). Le travail est le sacrifice qui permet d’accéder au divin. Les ouvriers doivent être sobres, sûrs, équilibrés et confiants en eux-mêmes (maîtrise de soi) pour accomplir cette tâche à laquelle ils sont prédestinés : « […] afin d’arriver à cette confiance en soi, le travail sans relâche dans un métier est expressément recommandé comme le moyen le meilleur. Cela, et cela seul, dissipe le doute religieux et donne la certitude de la grâce » (Weber, 1964 [1904] : 128). On arrive à la rationalité du salut des « saints » (fidèles) : « La vie du “saint” était exclusivement dirigée vers une fin transcendante : le

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salut. Pour cette raison précisément, elle était totalement rationalisée en ce monde, et dominée entièrement par ce but unique : accroître sur terre la gloire de Dieu » (Weber, 1964 [1904] : 136). Ces femmes et ces hommes, protestants et sobres, qui assurent eux- mêmes leur salut forment ainsi la communauté des élus : « […] il était solidement établi que Dieu lui-même bénissait les siens par le succès de leur travail » (Weber, 1964 [1904] : 156-157). C’est ainsi que Weber parle du contrôle des conduites selon l’éthique protestante : « L’individu était donc motivé à contrôler méthodiquement son propre état de grâce dans sa propre conduite, et ainsi à imprégner celle-ci d’ascétisme. […] une telle conduite ascétique signifiait une mise en forme rationnelle de l’existence toute entière, rapportée à la volonté de Dieu » (Weber, 1964 [1904] : 184-185). Ce qui est condamnable par la Réforme protestante est le repos, le gaspillage du temps et le besoin de luxe :

Ce qui est réellement condamnable, du point de vue moral, c’est le repos dans la possession, la jouissance de la richesse et ses conséquences : oisiveté, tentations de la chair, risque surtout de détourner son énergie de la recherche d’une vie « sainte ». Et ce n’est pas dans la mesure où elle implique le danger de ce repos que la possession est tenue en suspicion. En effet, le repos éternel des saints a son siège, lui, dans l’au-delà; sur terre, l’homme doit, pour assurer son salut, « faire la besogne de Celui qui l’a envoyé, aussi longtemps que dure le jour » [Jean, IX, 4]. Ce n’est ni l’oisiveté ni la jouissance, mais l’activité seule qui sert à accroître la gloire de Dieu, selon les manifestations sans équivoque de la volonté. Gaspiller son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les péchés. Notre vie ne dure qu’un moment, infiniment bref et précieux, qui devra « confirmer » […] notre propre élection. Passer son temps en société, le perdre en « vains bavardages », dans le luxe, voire en dormant plus qu’il n’est nécessaire à la santé – six à huit heure au plus – est passible d’une condamnation morale absolue. […] Le temps est précieux, infiniment, car chaque heure perdue est soustraite au travail qui concourt à la gloire divine. Aussi la contemplation inactive, en elle-même dénuée de valeur, est-elle directement répréhensible lorsqu’elle survient aux dépens de la besogne quotidienne. (Weber, 1964 [1904] : 189)

Selon les réformateurs en croisade contre tous ceux qui ne travaillent pas pour l’Œuvre de Dieu, le travail constitue le but même de la vie alors que le besoin de luxe véhicule des valeurs tout à fait opposées : « Le travail cependant est autre chose encore; il constitue surtout le but même de la vie, tel que Dieu l’a fixé. Le verset de saint Paul : “Si quelqu’un ne veut pas travailler, qu’il ne mange pas non plus” vaut pour chacun, et sans restriction. La répugnance au travail est le symptôme d’une absence de la grâce » (Weber,

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1964 [1904]: 191). Le besoin de luxe est donc un danger chez les protestants, car les hommes peuvent « gaspiller » leur temps avec des choses inutiles dans leur courte vie qui doit être consacrée exclusivement à construire l’Œuvre de Dieu : « […] l’ascétisme protestant, agissant à l’intérieur du monde, s’opposa avec une grande efficacité à la

jouissance spontanée des richesses et freina la consommation, notamment celle des objets

de luxe » (Weber, 1964 [1904]: 209). Le besoin de luxe est ainsi un péché grave qui doit être éradiqué le plus vite possible :

[…] la lutte contre les tentations de la chair et la dépendance à l’égard des biens extérieurs ne visait point l’acquisition rationnelle, mais un usage irrationnel des possessions. Ce dernier consistait avant tout à estimer les formes ostensibles de luxe, condamnées en tant qu’idolâtrie de la créature, pour naturelles que ces formes fussent apparues à la sensibilité féodale, tandis que l’usage rationnel, utilitaire des richesses, était voulu par Dieu, pour les besoins de l’individu et de la collectivité. Ce n’étaient point des macérations qu’il s’agissait d’imposer aux possédants, mais un emploi de leurs biens à des fins nécessaires et utiles. De façon caractéristique, la notion de « confort » englobe le domaine de la consommation éthiquement permise […] et le style de vie attaché à cette notion. (Weber, 1964 [1904] : 210)

Peu à peu, on voit un déplacement de l’éthique protestante vers les principes utilitaristes laïques qui fondent le capitalisme : « […] ces profonds mouvements religieux – dont l’importance pour le développement économique tenait surtout à l’influence éducative de leur ascétisme – n’exerçaient en général, leur plein effet sur l’économie qu’une fois retombée la vague de l’enthousiasme religieux. L’ardeur de la quête du royaume de Dieu commençait à se diluer graduellement dans la froide vertu professionnelle : la racine religieuse dépérissait, cédant la place à la sécularisation utilitaire » (Weber, 1964 [1904] : 217). La Réforme protestante a laissé, à la fin du XVIIe siècle en Angleterre, l’idéal de

l’ouvrier sobre, rationnel, celui qui est capable de faire son propre salut et de travailler de manière utilitaire : « […] la puissance de l’ascétisme religieux mettait à sa disposition des ouvriers sobres, consciencieux, d’une application peu commune, faisant corps avec une tâche considérée comme un but voulu par Dieu. Enfin, elle lui donnait l’assurance réconfortante que la répartition inégale des biens de ce monde répond à un décret spécial de la Providence qui, avec ces différences comme avec la grâce particulière, poursuit des fins pour nous secrètes » (Weber, 1964 [1904] : 218).

Figure

Figure 1 : Carte de la Beauce
Tableau 1 : Profil socio-économique des buveurs d’alcool côtoyés sur le terrain

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