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LES ANNÉES 1960 : LA COLLABORATION ENTRE LES MÉDECINS ET LES

4. LA CROISADE SCIENTIFIQUE QUÉBÉCOISE CONTRE LES « BUVEURS

4.1.1. LES ANNÉES 1960 : LA COLLABORATION ENTRE LES MÉDECINS ET LES

Je m’applique à présenter dans ce volet le parcours qui mène à la collaboration entre les médecins et les anthropologues dans la croisade scientifique québécoise contre les « buveurs excessifs ». Après une lecture approfondie des écrits en anthropologie de l’alcoolisme parus au Québec des années 1960 à nos jours, j’ai constaté que la plupart des anthropologues a collaboré avec les médecins, le gouvernement, les mouvements de tempérance, les compagnies privées et la société québécoise contre les abus d’alcool dans la province.

En lisant l’histoire de l’alcool et du vice au Québec (Prévost, 1986; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Boucher, 2011; Cazelais, 2014; Martel, 2015), on voit bien que la consommation des boissons alcooliques touche tous les couches de la société québécoise, des plus riches aux plus pauvres. La bière au Québec est la boisson alcoolique la plus populaire dès la fondation de la Nouvelle-France au XVIIe siècle, alors que le climat du

pays permet de faire pousser du houblon (Prévost, 1986; Heron, 2003; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Cazelais, 2014). À l’époque de la Nouvelle-France, l’alcool servait de médicament qu’on donnait aux patients dans les hôpitaux et aux soldats qui allaient au combat (Prévost, 1986; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Cazelais, 2014). On l’utilisait comme « monnaie » d’échange avec les Autochtones dans le marché de fourrures (Ferland, 2010). Il a aussi servi à promouvoir l’économie d’importation et d’exportation du pays et même à faire de la contrebande (Prévost, 1986; Bédard, 1991; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Cazelais, 2014).

C’est au cours de la seconde moitié du XIXe siècle que la croisade scientifique

contre les « buveurs excessifs » débute au Québec. Cela vient du fait que la découverte scientifique de l’alcoolisme chronique, par le médecin suédois Magnus Huss en 1849, est alors diffusée partout. De 1840 à 1855, on assiste à la grande croisade de tempérance dirigée par l’Église catholique, sous l’égide de la croix noire du prêtre Charles Chiniquy, de monseigneur Forbin-Janson, de monseigneur Ignace Bourget, du curé Édouard Quertier, du vicaire Alexis Mailloux et de bien d’autres (Bernard, 1995). Celle-ci constitue la première

structuration de l’action antialcoolique du Canada français, dont l’objectif est de « […] lutter contre “le mal capital de ce pays” qui menaçait la religion. Le remède proposé était lui aussi religieux, à savoir l’établissement de sociétés de tempérance qui seules pourraient faire régner “l’inestimable vertu de tempérance” » (Bernard, 1995 : 174).

Au début du XXe siècle, on voit au Québec que les mouvements antialcooliques se

multiplient. D’après Nive Voisine : « Le 20 décembre 1905, par une lettre pastorale suivie d’un mandement, l’archevêque de Montréal, Mgr Paul Bruchési, lance une “croisade contre

l’intempérance” […]. Cette campagne de tempérance coïncide avec un mouvement semblable organisé dans la Diocèse de Québec par Mgr Paul-Eugène Roy et elle s’étendra

bientôt à l’ensemble de la province du Québec » (Voisine, 1990 : 157). En 1919, le gouvernement du Québec adopte une loi sur la prohibition totale devant prendre effet le 1er

mai de cette même année, mais à la suite d’un référendum tenu par le gouvernement du Québec, la plupart des Québécois vote en faveur de l’exclusion de la bière, du vin et du cidre de la Loi sur la prohibition. Le Québec est le seul endroit au Canada où la prohibition n’est pas totale (Prévost, 1986; Daignault, 2006; Ferland, 2010; Boucher, 2011; Cazelais, 2014; SAQ, 2015). Il y a, par ailleurs, une période de Prohibition au Canada anglophone (de 1918 à 1920) et aux États-Unis (de 1919 à 1933), laquelle est soutenue par les Églises protestantes, l’État, les scientifiques (surtout les médecins et les économistes) et les mouvements de tempérance.

Je situe plus précisément la consolidation de la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs » au Québec dans les années 1950-1960. Les années 1950 constituent la première décennie de l’après-guerre où l’Amérique du Nord s’industrialise et les usines cherchent alors à embaucher des travailleurs sobres. C’est l’époque où l’on cultive les idéaux de progrès et de modernité, en remplaçant la morale chrétienne de l’avenir12, et où

l’on assiste à la montée du nationalisme chez les intellectuels québécois, ancrée dans la

12 Le remplacement de la morale chrétienne de l’avenir par l’idée de progrès et de modernité en Occident est

bien documenté par Jacques Attali. En se référant au XVIIe siècle, l’auteur écrit : « Avec le XVIIe siècle […],

progresser n’est plus avancer vers les temps messianiques […], mais accumuler patiemment des savoirs nouveaux, rationnels, mettre en pratique des techniques plus efficaces, travailler, produire, commercer, échanger, vendre, bien manger, mieux se vêtir, se loger. […] Aussi et surtout : vivre plus longtemps et léguer ses biens à ses enfants et non plus à l’Église. La future modernité n’est plus un chemin vers le Paradis, mais vers la liberté et la raison, qui en est inséparable ». Attali, J., 2013, Histoire de la modernité, comment l’humanité pense son avenir. Paris, Robert Laffont, p. 63-64.

construction politique d’une identité québécoise francophone en Amérique (Chamberland, 1983; Bourque, Duchastel et Beauchamin, 1994; Gauvreau, 2008).

Dans la poursuite de cet idéal d’un avenir prospère pour la nation, on voit que l’Église catholique continue à se rapprocher du monde scientifique québécois (Bourque, Duchastel et Beauchamin, 1994; Gauvreau, 2008). C’est ce qu’on note en lisant La société

libérale duplessiste des années 1940-1950 de Gilles Bourque, Jules Duchastel et Jacques

Beauchemin : « On ne voudra pas seulement proclamer l’Église accueillante, mais la représenter comme partie prenante de la science, voire l’initiatrice en quelque sorte des progrès modernes de la connaissance scientifique. Plusieurs énoncés tiendront ainsi à se réapproprier la notion de science. On parlera de “science” du prêtre et de la “science sociale catholique” » (Bourque, Duchastel et Beauchamin, 1994 : 264-265).

Dans les années 1950, la collaboration entre les prêtres catholiques et les scientifiques québécois, surtout les médecins, joue un rôle capital dans la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». D’après Pierre Brisson : « La décennie 1950 est […] celle du passage d’une approche morale et religieuse à une approche médicale et scientifique, la décennie où les prêtres passent le flambeau de la lutte contre l’alcoolisme aux médecins » (Brisson, 2000 : 10). Dans les années 1960, des nouvelles disciplines scientifiques se sont ajoutées à la médecine pour traiter l’alcoolisme, alors que la religion est co-présente sur la scène médicale. Toujours d’après Brisson : « Au cours des années 1960, si l’approche thérapeutique a une dominante médicale […] elle prend également en considération l’ensemble des dimensions de la personne […]. De fait, l’équipe de traitement des cliniques et des unités de réadaptation de l’époque met à contribution cinq partenaires : le médecin, le conseiller spirituel, le psychiatre, l’infirmière et le travailleur social » (Brisson, 2000 : 16).

De très vieilles questions sur le mal des « buveurs excessifs » sont alors mises à jour. L’alcoolisme est vu comme une maladie provoquée par un désordre moral qui cause l’oubli du devoir patriotique, l’excès, le manque de responsabilité, la violence, le crime, etc. autant des malheurs qu’il doit être combattu au nom d’une « nation québécoise sobre et responsable », comme l’attestent plusieurs documents de cette époque. Par exemple, dans

l’ensemble des Informations sur l’alcoolisme, bulletins publiés dans les années 1960 au Québec, on voit que de vieilles questions sont alors posées par les scientifiques, par les prêtres, par les autorités gouvernementales et par les membres des sociétés de tempérance. Roger Richard se demande : « Y a-t-il possibilité pour l’alcoolique de reprendre sa place normale dans la société, dans la famille et dans son milieu de travail? » (Richard, 1965 : 5). Le président du Comité provincial de sécurité routière, Prudentia, Armand Rioux, pose la question suivante : « Va-t-on se décider enfin à étudier d’une façon objective l’implication de l’alcool dans les accidents routiers? » (Rioux, 1965 : 9). Finalement, le sociologue Jean- Marc Bernard se questionne : « Existe-t-il une limite à l’accroissement de cette consommation? Ne serait-il pas possible d’en arriver un jour à un optimum de consommation d’alcool pour une population comme la nôtre? » (Bernard, 1968 : 16).

On peut préciser que cette croisade scientifique est inspirée par le médecin québécois André Boudreau (1926-1976). Boudreau, l’un des pionniers des études médicales sur l’alcoolisme au Québec, va répondre à l’appel de l’interdisciplinarité du médecin américain Jellinek pour contenir le mal de l’alcoolisme dans la province. D’après Brisson : « Les années 1960 imposent définitivement le modèle de l’alcoolisme en tant que maladie à travers les écrits et les présentations de médecins, André Boudreau au premier chef, qui diffusent au Québec les idées du docteur R. E. Jellinek, à la suite de la publication de The

Disease Concept of Alcoolism, en 1960 » (Brisson, 2000 : 15). Ainsi, les médecins des

années 1960 suivent la définition de l’alcoolisme de Jellinek. On considère qu’il s’agit d’une maladie progressive et dégénérative, qui s’accompagne d’une perte de contrôle et d’une incapacité de s’abstenir de boire en excès. Les médecins québécois vont donc conjuguer cette définition aux approches spiritualistes des Alcooliques Anonymes suivantes : a) l’aveu en clinique de l’impuissance de l’alcoolique envers l’alcool comme premier pas vers la guérison et la sobriété; b) des conseils aux alcooliques pour qu’ils puissent faire une expérience spirituelle pour stabiliser leur guérison; c) la foi comme fonction nécessaire au rétablissement des alcooliques (Brisson, 2000; Suissa, 2009).

Les médecins québécois, confrontés à une société qui s’industrialise rapidement et qui connaît des nouvelles drogues, ouvrent la perspective de la prévention en ciblant les comportements des jeunes. Toujours d’après Brisson : « Le problème de la toxicomanie est

né et les jeunes deviennent rapidement la cible des nouveaux efforts de prévention. C’est l’occasion d’un retour du moralisme, bourgeois plutôt que religieux cette fois (“drogués”, délinquants, déviants), qui provoque un véritable débat de société, le premier depuis l’époque de la tempérance » (Brisson, 2000 : 17). Ainsi, les jeunes, qui constituent la principale cible du discours moderne et patriotique de l’avenir, seront les plus concernés par l’idéologie de la prévention, car on vise à recruter des travailleurs sobres pour assurer l’avenir de la nation. La croisade scientifique interdisciplinaire contre les « jeunes excessifs » débute dans la province dès la petite enfance. Elle s’insinue surtout dans le milieu scolaire en faisant la promotion de l’éducation préventive. Par exemple, dans la section Considérations sur l’éducation des jeunes en matière d’alcoolisme du bulletin

Informations sur l’alcoolisme, Paul-André Marquis écrit :

La prévention doit être une des principales préoccupations de ceux qui veulent lutter contre l’alcoolisme. Cette prévention doit être précoce car il est difficile de motiver une attitude chez un sujet qui a franchi la période d’adolescence puisque son système de références, qu’il soit bon ou mauvais, est déjà établi. Il importe d’enseigner à l’enfant, d’une manière qui lui soit compréhensible, ce qu’il comporte sur les plans physique, psychologique, social et spirituel. (Marquis, 1966 : 9)

À ce sujet, le médecin Boudreau écrit un ouvrage devenu classique intitulé

Connaissance de la drogue, paru en 1971. Le médecin cherche à dicter des règles de

conduite aux jeunes qui ne pensent pas à leur propre avenir face au mal causé par les drogues et l’alcoolisme : « Pour les jeunes, le problème est beaucoup plus complexe. En général, leur consommation n’a pas comme origine une prescription précise, elle est plutôt le fruit d’une vague recherche dont la drogue est la trouvaille du moment. Pour eux, les drogues varient selon les états d’esprit et pour plusieurs, ne seront qu’un produit passager » (Boudreau, 1971 : 36).

Aux campagnes de prévention s’ajoutent, toujours dans les années 1960, des formations spécialisées. Dans le bulletin Informations sur l’alcoolisme, on peut lire que l’Université de Sherbrooke offre une formation complémentaire en alcoolisme aux intervenants sociaux pendant l’été. À ce sujet, Brisson précise : « Les stages d’été de l’Université de Sherbrooke demeurent la seule source de formation universitaire de la

francophonie. Ils accueillent, de façon de plus en plus fréquente, des Européens qui viennent y chercher un savoir dans le domaine, que complète un stage dans le réseau des cliniques Domrémy » (Brisson, 2000 : 19). La clinique Domrémy, fondée en 1955, est la première clinique de traitement en toxicomanie au Canada. Associée aux cercles Lacordaire, elle représente un mélange de mouvements de tempérance, d’interventions des intellectuels laïcs et des approches médicales.

Dans les années 1960, l’un des pionniers en sciences sociales qui cherche à contenir le mal des « buveurs excessifs » est un anthropologue, le professeur Marc-Adélard Tremblay (1922-2014), qui enseigne à la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Celui-ci est grandement influencé par Robert Merton (1910-2003), sociologue américain de la lignée durkheimienne qui développe les théories de déviance sociale et d’anomie en argumentant que les désirs et les aspirations des hommes sont inculqués par la culture, tout comme Durkheim l’affirme à propos de la société. Dans l’argumentaire de Tremblay, on trouve le même vocabulaire qui est employé par Durkheim et par Merton : « contrôle social », « déviance sociale », « dérèglement social », « dysfonction sociale », « taux de normalité », « conduites normales ou pathologiques », « anomie » et « société et individu ». Tremblay est également influencé par la Rutgers Center of Alcohol Studies américain (antérieurement le Yale Center of Alcohol Studies, dont le médecin Jellinek est l’une des figures éminentes).

En 1961, le Comité d’études et d’information sur l’alcoolisme (CEIA) du ministère québécois de la Famille et du Bien-être social, constitué de scientifiques, de représentants de l’industrie des boissons, d’écoles secondaires, de cégeps et d’universités, de cultivateurs catholiques, de la police, de prêtres et de militants des mouvements de tempérance, lance le slogan « UN PEUPLE SOBRE EST UN PEUPLE FORT » alors qu’on entreprend les premières recherches sociales concernant le problème de l’alcoolisme (Tremblay, [1963]1968; Bernard et Laforest, 1966; Laforest, 1968; Vachon, 1968). Dans son rapport annuel de 1964, « Le Comité présente la sobriété comme un élément positif. La sobriété est un élément de force dans la vie d’un individu et dans la vie d’une société : “UN PEUPLE SOBRE EST UN PEUPLE FORT” […]. La Sobriété est un élément de Sécurité et de Sérénité. C’est une source de Gaieté durable et naturelle » (CEIA, rapport annuel 1964 : 6).

En 1963, Marc-Adélard Tremblay est nommé directeur scientifique de ce comité. À ce titre, il dirige l’élaboration d’un plan directeur13 des études sociales sur l’alcoolisme au

Québec. D’après Bernard :

La première tâche de M. Tremblay au sein de ce nouveau comité fut donc de préparer un plan directeur des études sur l’alcoolisme. […] l’objectif de ce plan était notamment de « définir les principaux éléments théoriques et méthodologiques nécessaires à la compréhension d’un schéma général de l’ensemble des travaux de recherche » […] Il faut dire qu’il s’agissait alors d’un champ de recherche plutôt difficile à aborder, tant à cause de l’absence à peu près complète de tradition de recherche dans ce secteur au Québec que de la complexité même du problème, avec ses aspects physiologiques, psychologiques, culturels et du peu de convergence dans les schémas d’explication. (Bernard, 1995 : 175)

Le plan directeur de Tremblay est centré sur un effort pour coordonner un ensemble de recherches socioculturelles dans le domaine des études sociales sur l’alcoolisme tout en collaborant aux études physiologiques et psychiatriques du Service médical sur l’alcoolisme relevant du ministère de la Santé (Bernard, 1995). Tremblay vise à établir des priorités de recherches pour le Québec : « Ayant reçu notre première formation universitaire dans les sciences naturelles, nous avons été constamment préoccupés par les problèmes que soulevait l’application de la méthode scientifique aux situations sociales. Dès l’automne 1948, époque de notre inscription à la Faculté des Sciences Sociales de l’Université Laval, nous avons cru qu’il était possible de créer une forte tradition de recherches empiriques au Canada français dans le domaine des sciences sociales » (Tremblay, 1968 : VII). Pour lui :

La planification de la recherche consisterait donc à construire un véritable plan de recherche dont la réalisation pourrait être échelonnée sur une certaine période. Ce plan pourrait porter sur l’ensemble de l’activité scientifique, sur des domaines particuliers (les sciences sociales et humaines), sur des secteurs de recherche dans l’une ou l’autre des disciplines (la sociologie de la culture de masse, l’économétrie, l’anthropologie psychologique, la pathologie sociale, etc.) et, enfin, sur des problèmes particuliers à l’intérieur d’un secteur donné (le

13 Pour la présentation formelle du plan directeur de Tremblay de 1963, j’utilise la version révisée par

Tremblay lui-même, parue en 1968 : Tremblay, M-A., « Le plan directeur des études sur l’alcoolisme » : 120- 144, in Tremblay, M-A., Initiation à la recherche dans les sciences humaines. Montréal, McGraw-Hill Éditeurs.

problème de l’alcoolisme dans le secteur de la pathologie sociale). (Tremblay, 1968 : 115-116)

Le plan directeur de Tremblay se divise en quatre sections principales. Dans la première, il présente les principes théoriques et méthodologiques selon lesquels les recherches doivent être effectuées. La seconde porte sur les études épidémiologiques. La section suivante aborde les études étiologiques et finalement la dernière section établit une certaine chronologie de la recherche, en donnant un ordre de priorité. En ce qui concerne les principes théoriques et méthodologiques, Tremblay les divise en trois parties : 1) les recherches appliquées ou les recherches fondamentales; 2) les études préventives et 3) les études sur la réadaptation. Au sujet des recherches fondamentales, il souligne qu’il faut « […] envisager les habitudes des individus mais aussi les systèmes de motivation et les facteurs socioculturels qui influent sur ce type de conduite » (Tremblay, 1968 [1963] : 124). Quant aux politiques de prévention, Tremblay précise qu’il est très tôt pour les envisager puisque le problème à résoudre est encore à cerner. Il ajoute : « En dépit de leur très grande importance, il est impossible, pour le moment du moins, d’entreprendre directement des études sur la prévention. Ces dernières pourront être amorcées lorsqu’on aura de meilleures connaissances sur l’étiologie de cette maladie et qu’on aura établi avec plus de certitude l’importance relative des facteurs sociaux dans la genèse et l’évolution de l’alcoolisme » (Tremblay 1968 [1963] : 125). Il mentionne aussi que la réadaptation est au cœur des travaux à venir : « Nous aussi, pour des raisons stratégiques, nous allons nous orienter vers le secteur de la réadaptation dans nos premières études » (Tremblay, 1968 [1963] : 125).

Dans la section L’épidémiologie de l’alcoolisme, Tremblay avance qu’il va orienter les recherches sur les facteurs macrosociaux qui sont associés à des comportements alcooliques : « Des études épidémiologiques sur l’alcoolisme, par exemple, nous fourniraient des taux différentiels (nombre total d’alcooliques sur nombre total d’adultes) selon divers plans analytiques tels que le milieu de résidence, les niveaux professionnels, l’appartenance à une classe sociale donnée, le degré d’instruction, les niveaux de revenus, la structure des âges, le sexe, etc. » (Tremblay, 1968 [1963] : 127). En ce qui concerne l’étiologie de l’alcoolisme, qui s’intéresse aux causes du phénomène, Tremblay propose, là aussi, une approche englobante :

La transposition du modèle expérimental des sciences naturelles ne peut pas s’effectuer aux disciplines humaines, pour la simple raison que, dans ces sciences, la causalité est multiple et qu’il est souvent impossible d’identifier l’ensemble des facteurs critiques et de les ordonner dans une suite temporelle lorsqu’ils ont été identifiés. On peut parler, pour ces sciences, de véritables « chaîne causales », ou d’une série de facteurs qui influent, à des degrés divers, sur les comportements des individus selon les circonstances de culture et de situations sociales dans lesquelles ces individus agissent. (Tremblay, 1968 [1963] : 132-133)

Sur le plan méthodologique, Tremblay présente les questions de recherche qui doivent guider l’enquête et permettent d’établir des « patterns » de consommation : « Qui consomme de l’alcool? Quand? (Dans quelles circonstances?) Avec qui consomme-t-il? Où? (Dans quels endroits?) Comment consomme-t-il? (Autrement dit que consomme-t-il, en quelle quantité et avec quelle fréquence et régularité?) Et pourquoi consomme-t-il? » (Tremblay, 1968 [1963] : 134). Il va ensuite approfondir ces questions de recherche : « Ainsi, y a-t-il des individus appartenant à certaines catégories sociales qui sont plus enclins à consommer de l’alcool parce qu’ils possèdent certaines caractéristiques? […] il semble que les jeunes, les célibataires, ceux qui n’ont pas de responsabilités précises, soient plus enclins à boire que les autres par suite de l’intérêt qu’ils portent à certains types de loisirs comme la danse dans les hôtels et clubs de nuit, les cabarets, etc. » (Tremblay 1968