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L’IMPOSSIBILITÉ DE POSER UNE QUESTION DE RECHERCHE AVANT D’ÊTRE

4. LA CROISADE SCIENTIFIQUE QUÉBÉCOISE CONTRE LES « BUVEURS

4.3. L’IMPOSSIBILITÉ DE POSER UNE QUESTION DE RECHERCHE AVANT D’ÊTRE

Dans cette dernière section, j’expose les motifs pour lesquels je parle de l’impossibilité de poser une question de recherche avant d’être allé sur le terrain, en anthropologie de l’alcool. Cette thèse doctorale se livre à un exercice qui consiste à s’orienter au plan théorique et méthodologique à l’aide des questions que les buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce se posent à eux-mêmes au moment où ils boivent de l’alcool entre eux ou avec moi-même. Le but ultime de mon projet doctoral est d’entrer en relation avec les buveurs d’alcool s’ils veulent bien accepter que j’effectue des recherches dans leur milieu. Donc cette thèse doctorale ne veut passer aucun accord avec les médecins, la santé publique ou les anthropologues québécois qui légitimise ma participation à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ».

L’impossibilité de poser une question de recherche en anthropologie de l’alcool avant d’être allé sur le terrain m’a été inspirée par les anthropologues Roy Wagner (2014 [1975] et 2010), Jeanne Favret-Saada (1977) et Eduardo Viveiros de Castro (2002, 2009 et 2012). Dans les ouvrages classiques L’invention de la culture, paru en 1975, et Coyote

anthropology, paru en 2010, Wagner soutient la thèse que les groupes côtoyés par les

anthropologues ont la même capacité de conceptualiser le monde que ces derniers. Pour lui, les indigènes sont aussi des « anthropologues », c’est-à-dire qu’ils sont capables d’inventer des concepts – le concept de « culture », par exemple. En se livrant à une analyse approfondie du concept de culture, Wagner met les populations étudiées par l’anthropologue dans une relation d’équivalence relative, au niveau du discours et de l’invention des concepts :

[…] l’idée de culture place le chercheur sur un pied d’égalité avec ses objets d’étude : chacun « appartient à une culture ». Parce que toute culture peut être comprise comme une manifestation spécifique, ou un exemple, du phénomène humain et, d’autre part, que l’on n’a jamais trouvé de méthode infaillible pour « noter » des cultures différentes et les classer par types naturels, nous présupposons que toute culture, en tant que telle, est équivalente à toute autre. Ce présupposé est ce que l’on nomme « relativisme culturel ». La combinaison de ces deux corollaires de l’idée de culture, à savoir d’un part que nous appartenons nous-mêmes à une culture (objectivité relative) et d’autre part que nous devons présupposer que toutes les cultures sont équivalentes (relativité culturel), cette combinaison, donc, conduit à une proposition générale quant à l’étude de la culture. Comme le suggère la répétition de la racine « relatif », comprendre une autre culture implique de mettre « en relation » deux variétés du phénomène humain. […] L’idée de « relation » est ici importante car elle est plus appropriée au rapprochement de deux entités ou de deux points de vue équivalents, que des notions comme « analyse » ou « examen », avec leur prétention à l’objectivité absolue. (Wagner, 2014 [1975] : 20-21)

Pour Wagner, c’est cette relation réciproque, ce choc culturel entre la « culture » de l’anthropologue et celle des groupes qu’il côtoie, qui va produire ce qu’il nomme anthropologie inversée :

Si l’idée de « culture » devient paradoxale et nous interroge quand on cherche à l’appliquer au système de significations des sociétés tribales, on pourrait s’interroger sur la possibilité d’une « anthropologie inversée », qui littéraliserait les métaphores de la civilisation industrielle moderne du point de vue d’une société tribale. […] Et si les humains sont aussi inventifs que nous le

présupposons, il serait très surprenant qu’une telle « anthropologie inversée » n’existe pas déjà. Elle existe bien entendu. Conséquence de l’expansion politique et économique de la société européenne au XIXe siècle, nombre des

populations tribales se sont retrouvées en situation de « terrain d’étude » à leur corps défendant. « Terrain d’étude » est sans doute un euphémisme pour désigner ce qui n’était souvent rien d’autre qu’un choc culturel prolongé et répété, et pourtant il y a un parallèle, car le choc culturel force à objectiver, à chercher à comprendre. Nous donnons autant de noms à ces tentatives de compréhension qu’elles prennent de formes, mais les termes les plus familiers traduisent la forme militante que doit revêtir une pensée concertée chez des peuples pour qui la pensée fait partie de la vie: culte du cargo et mouvement millénariste. Si nous appelons ces phénomènes « culte du cargo », alors l’anthropologie devrait peut-être s’appeler « culte de la culture » car le mot mélanésien « kago » équivaut d’une certaine façon à notre mot « culture ». Ils sont dans une certaine mesure des « images en miroir » l’un de l’autre, en ce sens que nous regardons le « cargo » des indigènes, leurs techniques et leurs artefacts, et les appelons « culture », tandis qu’ils regardent notre culture et l’appellent « cargo ». (Wagner, 2014 [1975] : 56-57)

C’est dans cette même voie que s’engage Jeanne Favret-Saada lorsqu’elle inverse le regard posé par les « savants » sur la sorcellerie du Bocage français. En parlant d’une « cohérence intellectuelle » des sorciers, elle ajoute :

Mais leur silence même [des paysans du Bocage] sur les affaires de sorcellerie – et, d’une manière générale, sur tout ce qui touche à la maladie et à la mort – les confirme dans cette place : « leur langue est fruste », « ils sont incapables de symboliser », vous n’en tirerez rien car « ils ne parlent pas », me disaient les élites savantes de la région. Autant dire que ce sont des hommes des bois, puisqu’ils habitent un « bocage »; ou bien plutôt des bêtes : « la médecine, ici, c’est de l’art vétérinaire », affirme [le] psychiatre local. De la sorcellerie, on savait donc seulement que c’était inconnaissable : à cela se réduisait l’était des connaissances sur le sujet quand je suis partie sur le terrain. La première question que je m’y suis posée, rencontrant des paysans qui n’étaient ni crédules ni arriérés, fut alors celle-ci : la sorcellerie, est-ce que c’est inconnaissable, ou est-ce que ceux qui le prétendent ont besoin de n’en rien savoir pour soutenir leur propre cohérence intellectuelle? Est-ce qu’un « savant » ou un « moderne » a besoin pour se conforter du mythe d’un paysan crédule et arriéré? Les sciences sociales se donnent pour objet de rendre compte de la différence culturelle. Mais est-ce le faire que de postuler ainsi un paysan à qui est déniée toute autre réalité que de constituer l’image inversée du savant? (Favret-Saada, 1977 : 18)

Ainsi, toute relation ou choc culturel produit une transformation des parties concernées. À ce sujet, Eduardo Viveiros de Castro, inspiré par l’anthropologie inversée de Wagner développe son concept de perspectivisme tout en se demandant : « Que se passe-t-

il quand nous réfutons l’avantage stratégique du discours de l’anthropologue sur le discours de l’indigène? Que se passe-t-il quand le discours de l’indigène fonctionne dans le discours de l’anthropologue de manière à produire réciproquement un effet de connaissance sur le discours de l’anthropologue? Quand la forme intrinsèque de la matière du premier discours modifie-t-elle la matière implicite dans la forme du dernier discours? » (Viveiros de Castro, 2002 : 115 – traduction libre18), il conceptualise le perspectivisme (ce qui est le résultat de

la relation entre deux points de vues différents) comme étant : « […] la transformation symétrique et inverse de l’anthropologie occidentale […]. C’est [à partir de cette transformation] que nous pourrons commencer à cerner l’une de ces philosophies “des peuples exotiques” que Lévi-Strauss opposait à la “nôtre” » (Viveiros de Castro, 2009 : 14).

Viveiros de Castro démontre ce qui se passe dans le cadre théorique et méthodologique actuel en anthropologie quand on est orienté par une connaissance préalable des groupes côtoyés par l’anthropologue : « L’anthropologue connaît de jure l’indigène, même si l’anthropologue ne le connaît pas de facto. Quand l’orientation va de l’indigène à l’anthropologue, on voit le contraire : même si l’indigène peut connaître de

facto l’anthropologue (bien souvent mieux que l’anthropologue ne connaît l’indigène), il ne

le connaît pas de jure, car l’indigène n’est pas, comme l’anthropologue, un anthropologue » (Viveiros de Castro, 2002 : 116 – traduction libre19).

Grâce aux suggestions de Wagner et de Viveiros de Castro, l’anthropologue se livre à un exercice méthodologique et conceptuel qui consiste à percevoir la façon dont les autres peuvent conceptualiser le monde au même titre que l’anthropologue. Alors il ne reste plus à l’anthropologue qu’à entrer en relation horizontale avec les autres. Il ne s’agit pas d’imposer ses questions de recherche élaborées à l’avance et ses préoccupations de thèse aux autres, ce qui est une relation verticale. En d’autres termes, poser une question de

18 Dans le texte original écrit en portugais : « O que acontece se recusarmos ao discurso do antropólogo sua

vantagem estratégica sobre o discurso do nativo? O que se passa quando o discurso do nativo funciona, dentro do discurso do antropólogo, de modo a produzir reciprocamente um efeito de conhecimento sobre esse discurso? Quando a forma intrínseca à matéria do primeiro modifica a matéria implícita na forma do segundo? ». Viveiros de Castro, E., 2002, « O nativo relativo ». Mana, Rio de Janeiro, 8, 1: 113-148, 115.

19 Dans le texte original écrit en portugais: « O antropólogo conhece de jure o nativo, ainda que possa

desconhecê-lo de facto. Quando se vai do nativo ao antropólogo, dá-se o contrário: ainda que ele conheça de facto o antropólogo (frequentemente melhor do que este o conhece), não o conhece de jure, pois o nativo não é, justamente, antropólogo como o antropólogo » Viveiros de Castro, E., 2002, « O nativo relativo ». Mana, Rio de Janeiro, 8, 1: 113-148, 116.

recherche avant d’être allé sur le terrain, c’est présupposer que les questions de thèse des anthropologues intéressent vraiment les autres. En posant une question de recherche à l’avance, les anthropologues orientent les réponses des groupes ciblés afin qu’ils répondent aux attentes des anthropologues. Pire encore, les anthropologues peuvent inventer des catégories aussi étranges que celle de « buveur excessif ».

Alors, en suivant les positions théoriques et méthodologiques de Wagner (2014 [1975] et 2010), Favret-Saada (1977) et de Viveiros de Castro (2002, 2009 et 2012), je suis allé en Beauce pour « entrer en relation » avec les buveurs d’alcool. Je rappelle que la découverte du « feeling du moment » au cours du boire social s’est faite sur le terrain en consommant de l’alcool avec les buveurs à Sainte-Brosse-de-Beauce. L’exercice théorique et pratique de cette thèse doctorale vise à démontrer le « résultat » de la relation entre les buveurs d’alcool et l’anthropologue, soit le « feeling du moment » qui a lieu au moment où les buveurs et moi-même, en tant qu’anthropologue, l’éprouvons.

Dans le « feeling du moment », qui constitue une relation au sens wagnerien du terme, j’ai élaboré ma question de recherche après avoir souvent entendu les buveurs en parler. La question de recherche qui guide l’ensemble de mon ethnographie auprès des buveurs d’alcool à Sainte-Brosse-de-Beauce est : Quel est la logique du sens que prend le

« feeling du moment » au cours du boire social? Cette question de recherche est suscitée

par cette sensation qui gagne en intensité à chaque occasion au cours du boire social.

Pour résumer cette dernière section, disons qu’elle a servi à démontrer pourquoi j’ai refusé de poser une question de recherche avant d’être allé sur le terrain dans le cadre de cette démarche doctorale en anthropologie de l’alcool. Après être entré en relation avec les buveurs d’alcool de la Beauce au cours du boire social, je découvert qu’ils employaient l’expression « feeling du moment » entre eux. À partir de cette découverte, j’ai élaboré ma question de recherche en me guidant sur la méthodologie des anthropologues Roy Wagner (2014 [1975] et 2010), Jeanne Favret-Saada (1977) et Eduardo Viveiros de Castro (2002, 2009 et 2012) qui se centre sur une équivalence relative des concepts inventés par les anthropologues et par les groupes qu’ils ont côtoyés. Autrement dit, je pars du présupposé

que les buveurs d’alcool en Beauce sont tout autant capables d’inventer des concepts que les anthropologues.

CONCLUSION

Ce chapitre visait à montrer qu’au Québec, comme ailleurs en Europe et en Amérique, les « buveurs excessifs » ont fait l’objet d’une croisade scientifique au cours des dernières décennies. En ciblant surtout les études sociales sur l’alcoolisme menées au Québec depuis les années 1960 et jusqu’à nos jours, j’ai expliqué que des anthropologues québécois ont mobilisé diverses approches dont le but ultime est de prévenir les excès d’alcool. L’anthropologie pratiquée dans la province s’est associée, dans ce mouvement, au domaine de la santé publique et c’est là que se situe la plupart des recherches en anthropologie de l’alcoolisme.

Néanmoins, certains travaux échappent complètement à la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ». C’est le cas notamment de l’article de Jill Elaine Torrie intitulé Soûlards indiens et flics blancs, considérations théoriques sur la récidive, paru en 1989. L’auteure se situe dans la perspective d’une anthropologie du conflit et elle s’intéresse aux tensions entre les Autochtones canadiens et la police, tensions dont la prise en compte contribue à mieux comprendre les comportements des premiers face à la consommation d’alcool, qui devient en quelque sorte un outil d’affirmation. C’est également le cas de l’article de Marie-Andrée Couillard intitulé Explorer la conduite des

conduites : un retour sur le mouvement de la tempérance au XIXe siècle canadien, paru en

2005, basé sur un portrait historique du contrôle des conduites alcooliques, au XIXe siècle,

par une élite du Bas-Canada (les notables, le clergé et la bourgeoisie) et les mouvements de tempérance dans une perspective foucaldienne ancrée dans la notion de gouvernementalité.

Dans la seconde partie de ce chapitre, j’ai exposé certains éléments de l’imaginaire provincial et local sur la Beauce en relation avec la surconsommation d’alcool en ciblant quelques éléments historiques, politiques, littéraires, économiques, médiatiques et culturels associés à ce genre de consommation. L’ensemble de ces éléments m’a permis d’exposer

un portrait de la consommation d’alcool en Beauce, car cette littérature sur le sujet est mince.

Finalement, dans la dernière partie du chapitre, j’ai expliqué pourquoi il m’était impossible de poser une question de recherche avant d’être allé sur le terrain. De plus, j’ai annoncé ma question de recherche, formulée à partir de la conceptualisation beauceronne de « feeling du moment » parmi les buveurs d’alcool. Il s’agit de la question suivante : Quel

est la logique du sens que prend le « feeling du moment » au cours du boire social? J’ai été

inspiré par la théorie et par la méthodologie des anthropologues Roy Wagner (2014 [1975] et 2010), Jeanne Favret-Saada (1977) et Eduardo Viveiros de Castro (2002, 2009 et 2012) qui m’a fait penser à la formulation de ma question de recherche à partir de l’analyse de l’équivalence entre les discours des anthropologues et ceux des groupes côtoyés par ces derniers.

En somme, ce chapitre explique l’orientation théorique et méthodologique que j’ai choisie de mettre de l’avant dans ma thèse en anthropologie de l’alcool et que je vais exposer de manière plus détaillée dans le chapitre qui suit.

PARTIE II