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3. LE MAL CHEZ NOUS

3.2. LE MODÈLE DE L’ETHNOGRAPHIE DE QUARTIER

Dans cette section, il est question du modèle connu sur le nom de l’ethnographie de quartier (street ethnography), apparu aux États-Unis dans les années 1960-1970. Pour définir ce genre d’ethnographie urbaine, je cite la définition de James P. Spardley dans la préface à l’ouvrage collectif Street Ethnography, dirigé par Robert S. Weppner : « “Street ethnography” implies that the people who spend much of their lives on city streets have acquired a culture. At first glance, the ethnographic method, developped in remote tribal societies, may appear inappropriate to street life that involves crime and drug use » (Spardley, 1977: 13). Il s’agit d’un modèle qui s’inscrit dans la culture associée aux styles de vies des quartiers des grandes villes, surtout les quartiers ouvriers, les comportements et stéréotypes des consommateurs de drogues et d’alcool (Singer, 2012). Le terme culture prend ici un sens spécial car il est divisé entre culture au sens le plus large du terme (la culture d’un peuple, par exemple) et les sous-cultures des habitants des quartiers. Cette approche s’intéresse à l’histoire collective des quartiers.

Dans l’ouvrage de Jean-Pierre Castelain intitulé Manières de vivre, manières de

boire, paru en 1989, l’anthropologue recourt à ce modèle. Castelain associe la vie des

dockers, les habitants du port du Havre, en France, à leur consommation d’alcool et au style de vie propre au quartier qu’ils habitent.

Les dockers du Havre ont, depuis toujours, la réputation d’une consommation excessive d’alcool, et plus particulièrement ceux qui résident dans un quartier excentré, socialement très homogène, que ses habitants nomment le Village. Les villageois sont fréquemment considérés comme des alcooliques notoires

par les services sociaux et médicaux comme par la population du centre-ville. Il est vrai que, au moins jusqu’à une époque récente, manières de boire et manières de vivre étaient indissociables dans ces milieux. La dimension historique, essentielle pour la compréhension du rapport des professions portuaires à l’alcool, a donc été retenue en complément des entretiens avec des dockers et des villageois. (Castelain, 1989 : 7)

Dans cette perspective, l’anthropologue relativise l’alcoolisme des dockers par le biais du style de vie des habitants du quartier : « Pour les dockers, l’alcoolisme comme maladie n’avait aucun sens, sinon la volonté des bourgeois de les réduire en leur imposant des manières de vivre qu’ils refusaient. Dès lors, l’ivrogne n’est pas un malade mais celui qui, ne se satisfaisant plus des codes et des rituels du groupe, rompt avec les règles de solidarité de la communauté, laquelle, à son tour l’exclut. La mort sociale précède la mort physique » (Castelain, 1989 : 9). Il s’agit de percevoir la consommation d’alcool à partir du principe durkheimien de la solidarité sociale : ce qui définit la vie et la mort en société. Ainsi les « buveurs excessifs » existent chez les dockers. Ce sont tous ceux qui n’obéissent pas à l’ordre social préétabli par un style de vie codé. Castelain parle plutôt d’alcoolisation et non d’alcoolisme pour justifier ce modèle rempli de codes sociaux de quartier : « […] nous voudrions désigner l’alcoolisation comme un élément, parmi d’autres il est vrai, de la cohérence sociale et la solidarité dans une corporation extrêmement homogène : signe d’appartenance et support de l’identité, expression d’un plaisir pour autant qu’il soit partagé, l’alcool, à ce titre, a une fonction sociale positive exprimant à sa façon une volonté de vivre fièrement revendiquée » (Castelain, 1989 : 10). Finalement, il conclut en parlant du style de vie des dockers profondément ancré dans le passé historique du quartier :

Les modes de vie et de travail des dockers d’aujourd’hui, leur particularisme et l’image qu’en a la ville – et les autres ouvriers qui souvent les jalousent -, les spécificités qu’ils revendiquent et affichent, s’enracinent dans les rapports anciens de la ville et du port. Ils s’enracinent aussi dans les conditions constitutives de leur communauté à la fin du XIXe siècle et au début du XXe

siècle, dans la naissance du prolétariat et du développement massif au XIXe

siècle des alcools distillés, dans ce port en particulier. Sans trébucher sur les écueils d’une nostalgie ouvriériste, il faut convenir que la permanence des comportements et des images qu’ont les dockers d’eux-mêmes est très forte. Qu’il s’agisse des références à l’anarcho-syndicalisme, de la crainte farouche de tout ce qui est extérieur à la communauté… ou de la distinction entre la boisson (la bière, le vin – des « boissons hygiéniques ») et l’alcool, ou, encore, de la virilité associée aux capacités d’absorption d’alcool, les constances de leur

conduite durant des dizaines d’années disent l’ancrage profond de l’identité socioculturelle et professionnelle du milieu docker. (Castelain, 1989 : 19)

On trouve un autre exemple de ce modèle dans l’ouvrage de Gilles Bibeau et Marc Perrault intitulé Dérives montréalaises, à travers des itinéraires des toxicomanes dans le

quartier Hochelaga-Maisonneuve, paru en 1995. Les anthropologues y traitent des styles de

vie des toxicomanes dans un quartier de Montréal, et l’alcoolisme fait partie de leurs récits8.

Bibeau et Perrault définissent leur ethnographie de quartier comme étant :

L’élaboration d’une problématique de recherche à partir d’un quartier bien précis (alors qu’elle n’y est, comme c’est le cas ici, qu’accessoirement liée), implique pour nous, anthropologues, que nous puissions articuler une sémiotique de la ville et de ses territoires selon des réseaux complexes de sens et d’action. C’est ainsi que cette étude sur la toxicomanie et le sida dans Hochelaga-Maisonneuve nous a amenés à réfléchir tout autant sur les notions de dépendance et de comportement à risque que sur les fondements d’une anthropologie urbaine des formes symboliques de la « surmodernité ». (Bibeau et Perrault, 1995 : 74)

Il s’agit de définir le style de vie des consommateurs de drogues et de la propagation du sida dans un quartier ouvrier pour collaborer, par le biais d’un regard anthropologique, aux programmes de prévention en santé publique contre le sida et la toxicomanie.

Que ce soit à New York, à Boston, à Toronto ou à Montréal, on constate depuis une dizaine d’années que la prévalence de l’infection par le virus du sida augmente de manière constante dans la population des toxicomanes utilisateurs de drogues injectables. Certains quartiers résidentiels de ces métropoles, […] comme dans le cas du quadrilatère sud d’Hochelaga, apparaissent d’autant plus vulnérables et potentiellement dangereux dans une perspective de santé publique. […] Enfin, une étude anthropologique a été adjointe à toutes [les] activités d’intervention et d’évaluation : il était demandé aux anthropologues de présenter une ethnographie au moins sommaire du milieu des piqueries et de la prostitution de rue, en dégageant plus particulièrement les normes qui ont cours dans ce milieu et en décrivant le contexte quotidien dans lequel vivent ces

8 À cet égard, Bibeau et Perrault exposent le récit de Denise, une femme de trente-trois ans qui habite le

quartier Hochelaga-Maisonneuve : « Fait que suite au décès de mon père quand j’avais douze ans, ma mère a eu un amant qui m’a violée pendant six mois de temps… lui, bon il a commencé par vouloir m’attraper avec une bouteille d’alcool et j’ai commencé comme ça. Je me suis organisée pour être de moins en moins souvent chez nous, à arriver tard, à partir de bonne heure… Fait que avec toute ça, je me suis ramassée avec des gens qui consommaient beaucoup de coke, de… dans le temps c’était plutôt… [de la] mescaline… le haschisch, tout ce qui était substance chimique, pis le cristal ». Bibeau, G. et Perreault, M., 1995, Dérive montréalaises, à travers des itinéraires des toxicomanies dans le quartier Hochelaga-Maisonneuve. Montréal, Boréal, p. 13.

personnes et dans lequel elles ont à prendre diverses décisions, dont celles qui sont relatives à l’utilisation de seringues stériles et de condoms. (Bibeau et Perrault, 1995 : 40-44)

En parlant de sous-cultures urbaines, de « racines ouvrières », les anthropologues vont délimiter les principaux éléments de l’identité collective du quartier :

Il est important de considérer le quartier Hochelaga-Maisonneuve selon les caractéristiques sociohistoriques (notamment ses racines ouvrières et le sous- emploi endémique y sévissant depuis près de quarante ans) qui permettent à la fois de le dégager de l’ensemble de la région montréalaise et de l’y articuler. […] nous avons rappelé la nécessité de comprendre la problématique de consommation de stupéfiants dans le quartier comme une particularité locale d’un phénomène complexe propre à une certaine culture urbaine nord- américaine et à certains milieux (surtout défavorisés). (Bibeau et Perrault, 1995 : 95-96)

Un autre ouvrage permet d’illustrer ce modèle, Singularités ordinaires, approche

ethnographie du quartier Alouettes (carrières sur Sienne) de Clotilde Lebas, paru en 2008.

En parlant du quartier Alouettes, à Paris, en France, l’auteure souligne que la consommation excessive de drogues et d’alcool, associée au quartier par les élites parisiennes, mène à considérer ce stéréotype et à négliger les causes historiques et sociales pouvant expliquer la prévalence de ces comportements « déviants » : « Aussi évocatrices et fortes qu’elles soient, ces images occultent les logiques de précarisation, de paupérisation et de discrimination qui s’y déroulent. Par ailleurs, elles ont tendance à faire reposer l’explication sur le lieu plutôt que sur les raisons, politiques et historiques, qui l’ont configuré ainsi » (Lebas, 2008 : 24-25).

En somme, les études sur la consommation excessive d’alcool, menées dans la perspective de l’ethnographie de quartier, s’intéressent aux sous-cultures urbaines. Centrées sur les identités collectives des quartiers des grandes villes, surtout les quartiers ouvriers (les codes, les stéréotypes, les étiquettes, l’ancrage historique), elles présentent une vision codée des pratiques des habitants par rapport à leurs conduites alcooliques et aux autres toxicomanies. Il s’agit d’identifier ces quartiers dans les grandes villes, ainsi que les valeurs culturelles de certains habitants, associées aux conduites à risque, pour que les

anthropologues puissent collaborer avec les programmes de prévention contre l’alcoolisme dans le domaine de la santé publique.