• Aucun résultat trouvé

GABRIEL TARDE (1843-1904) FACE À LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES

2. LA PROPAGATION DU MAL

2.2. GABRIEL TARDE (1843-1904) FACE À LA CROISADE SCIENTIFIQUE CONTRE LES

Dans cette section, je présente une voix qui s’élève contre l’imaginaire négatif de la fin du XIXe siècle portant sur la conduite des « buveurs excessifs ». Gabriel Tarde

s’intéresse aux concepts de délit et de crime et non uniquement à la consommation excessive d’alcool. Il adopte un point de vue différent en s’opposant à Lombroso qui considère les « buveurs excessifs » comme des malades et des criminels. En critiquant l’approche de Lombroso qui associe le criminel-né aux théories raciales, Tarde souligne notamment le fait que la consommation d’alcool est une question à la fois sociale et psychologique qui n’est aucunement reliée aux dimensions de la boîte crânienne du criminel-né. Il écrit, dans son premier ouvrage intitulé La criminalité comparée, paru en 1886, que le crime n’est pas tant une question d’ordre anthropologique (au sens physique et racial du terme), qu’une question d’ordre social. Il argumente, à propos du concept de délit, qu’en matière pénale, on ne peut associer le crime aux théories raciales qui circulent à propos du concept de criminel-né et que l’acte criminel est plutôt commis par suggestion, par contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, lors des contacts sociaux. À ce sujet, Tarde ajoute que la presse écrite constitue un exemple de suggestion qui pousse au crime avec ses chroniques judiciaires, ordurières et haineuses, friandes de scandales (Bautier et Cazenave, 2008). D’après Tarde : « Ce que je crois pouvoir affirmer sans crainte d’être démenti, c’est que la thèse générale développée dans le présent ouvrage [La

criminalité comparée], à savoir l’explication du délit par des causes sociales et

psychologiques plutôt que biologiques, et la répression du délit demande des moyens d’ordre moral plutôt que naturel » (Tarde, 2004 [1886] : 27).

En démontrant que Lombroso mélange le fou, le sauvage, le barbare et le demi- civilisé dans son concept de criminel-né, Tarde, qui a pour tâche quotidienne d’imposer des sentences aux criminels, propose aux étudiants de droit de ne pas mesurer les boîtes crâniennes comme le fait Lombroso. Il ajoute que les étudiants « […] ne seraient admis au cours de droit criminel qu’à la condition de se faire préalablement inscrire comme membres d’une Société de patronage des prisonniers, présidée par leur professeur » (Tarde, 2004 [1886] : 40). Cette activité permet aux étudiants d’établir un contact direct avec les

criminels, ce qui constitue une nouvelle façon d’effectuer de la recherche scientifique à cette époque.

Tarde développe sa théorie sociologique en deux volets à savoir : 1) une approche de la criminalité qui est plus sociale que médicale et 2) une théorie sociologique de l’imitation par la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche. Ainsi, il insiste sur le caractère social du crime et sur les transformations des valeurs dans le parcours historique de l’humanité : « Au Moyen Âge, le plus grand des forfaits était le sacrilège; puis venaient les actes de bestialité ou de sodomie, et bien loin ensuite le meurtre et le vol. En Égypte, en Grèce, c’était le fait de laisser ses parents sans sépulture. La paresse tend à devenir, dans nos sociétés laborieuses, le plus grave méfait, tandis qu’autrefois le travail était dégradant » (Tarde, 2004 [1886] : 45-46). Pour établir sa théorie de l’imitation par la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, il se livre à une analyse comparative qui associe le suicide, la forte consommation d’alcool et la multiplication des possibilités de contacts interpersonnels. Il affirme : « On se rend parfaitement compte de tous les faits statistiques, notamment de la fréquence des suicides dans le Nord, où la consommation infiniment plus forte de l’alcool et l’émancipation plus complète des consciences concourent avec la densité plus grande de la population plus urbanisée » (Tarde, 2004 [1886] : 176). En outre, il expose aussi sa nouvelle loi de l’imitation en faisant référence aux délits : « […] un malfaiteur, en commettant un délit, copie en partie d’autres malfaiteurs (et en partie aussi se détermine par les impulsions de son éducation, de sa classe ou de sa nationalité, imitation d’autre sorte, plus profonde encore et plus puissante); […]. Voilà, entre autres explications, l’interprétation qu’on peut donner aux chiffres officiels » (Tarde, 2004 [1886] : 116). Cette position de Tarde à propos du délit déconcerte les scientifiques qui associent le crime aux « buveurs excessifs ».

En 1891, Tarde publie l’ouvrage intitulé La philosophie pénale. En parlant de la responsabilité du criminel, il souligne : « Les conditions de la responsabilité ou de l’irresponsabilité en général étant posées, il vaut la peine maintenant de rechercher les conditions de la responsabilité pénale, c’est-à-dire de nous demander […] ce que c’est que le crime et ce que c’est que le criminel, dans quelles circonstances physiques ou sociales ils éclosent l’un et l’autre, comment ils se forment et se transforment l’un et l’autre au cours

des étapes de la civilisation » (Tarde, 1891 : 216). Il contribue à modifier la conception qu’on a des vicieux en vertu de laquelle on associe les « buveurs excessifs » à la violence et au crime : « Peut-être on naît vicieux, mais à coup sûr on devient criminel. La psychologie du meurtrier, c’est, au fond, la psychologie de tout le monde, et, pour descendre dans son cœur, il nous suffit de sonder le nôtre. On pourrait sans trop de peine écrire un traité sur l’art et devenir assassin » (Tarde, 1891 : 237). Tarde ne fait aucune distinction entre individu et société. Le crime est compris comme issu d’un rapport social et psychologique établi de proche en proche par la suggestion, par la contagion imitative de l’exemple dans un lien social passionné. La stabilité du lien social dépend de la croyance et du désir des sujets engagés dans l’association. Il propose donc une sociologie des associations par les relations sociales et affectives, développées de proche en proche.

Les concepts de Tarde qui contredisent les discours scientifiques sur les « buveurs excessifs » associés à la folie (Rush, 1812), aux races maladives6 (Morel, 1857) et au crime

(Lombroso, 1878), deviennent célèbres. En 1900, il est élu au Collège de France où il occupe la chaire de philosophie moderne. Son principal rival dans cet établissement, Émile Durkheim (1858-1917), réfute ses idées tout en donnant des atouts aux défenseurs de la croisade scientifique contre les « buveurs excessifs ».

Durkheim ne voit pas le social comme le voit Tarde. Pour lui, la société est une chose extérieure à l’individu et lui dicte des règles de conduites acceptables. Tout en cherchant à fonder une sociologie objective, positive, distincte de tous les autres domaines métaphysiques, et notamment de la psychologie et de la philosophie (domaines chers à Tarde), Durkheim sépare tout d’abord la société (l’objet sociologique inventé par Durkheim lui-même) de l’individu (l’objet qu’il réserve aux psychologues). Dès lors, il parle d’une conscience collective, extérieure à l’individu qui le contrôle, le contraint et freine ses

6 La théorie de la dégénérescence issue des théories raciales annoncées par les psychologues et les

anthropologues physiques sert à propager l’idée que les « buveurs excessifs » sont des dégénérés. Bénédict Augustin Morel (1809-1873), psychiatre franco-autrichien et directeur-chef de l’asile des aliénés de Saint- Yan, devient célèbre en affirmant que « […] les aliénés sont des représentants de certaines variétés maladives de l’espèce humaine » (Morel, 1857 : 5). Toujours d’après Morel : « Je pense avoir déjà accumulé assez de faits pour établir d’une manière irréfragable qu’il existe entre les races naturelles et les variétés dégénérées des caractères distinctifs, fixes et invariables […] sans qu’il soit nécessaire de rejeter pour cela la théorie de la communauté d’origine des différentes variétés de l’espèce humaine ». Morel, B., 1857, Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine. Paris, J.B. Baillière, p. 5.

passions démesurées. D’après Durkheim : « Non seulement ces types de conduite ou de pensée sont extérieurs à l’individu, mais ils sont doués d’une puissance impérative et coercitive en vertu de laquelle ils s’imposent à lui, qu’il le veuille ou non » (Durkheim, 1973 [1894] : 4). Le sociologue établit une distinction entre le normal et le pathologique : « Nous appellerons normaux les faits qui présentent les formes les plus générales et nous donnerons aux autres le nom de morbides ou de pathologiques » (Durkheim, 1973 [1894] : 56). De plus, il conceptualise une sorte d’individualité abstraite : « Si l’on convient de nommer type moyen l’être schématique que l’on constituerait en rassemblant en un même tout, en une sorte d’individualité abstraite, […] on pourra dire que le type normal se confond avec le type moyen, et que tout écart par rapport à cet étalon de la santé est un phénomène morbide » (Durkheim, 1973 [1894] : 56). Il pose donc l’existence d’une normalité fondée sur un type d’individu moyen abstrait; ce qui échappe à cette normalité est classé par Durkheim comme étant un phénomène morbide.

Au sujet du crime, Durkheim l’associe à une question de sociologie normale et de santé publique. Il affirme : « Classer le crime parmi les phénomènes de sociologie normale, ce n’est pas seulement dire qu’il est un phénomène inévitable quoique regrettable, dû à l’incorrigible méchanceté des hommes; c’est affirmer qu’il est un facteur de la santé publique, une partie intégrante de toute société saine […]. Le crime est normal parce qu’une société qui en serait exempte est tout à fait impossible » (Durkheim, 1973 [1894] : 66-67). C’est donc la société, cette chose extérieure à l’individu, qui fabrique la conduite criminelle. À la différence de Lombroso, qui associe la conduite criminelle à la race et à la structure anatomique des corps, ou de Tarde, qui l’attribue à la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, dans une relation sociale et affective, Durkheim considère que la conduite criminelle prend naissance dans la société qui dicte des règles de conduites normales et morbides. Selon lui, la société elle-même a besoin de ce phénomène inévitable. On passe donc d’une association intersubjective, de proche en proche, par la contagion imitative de l’exemple, chez Tarde, à une société hiérarchisée chez Durkheim, où chaque individu présente un taux de normalité, exerce une fonction sociale, vit dans un contexte social et atteint un niveau d’intégration basé sur la moralité sociale.

Durkheim publie trois essais sur la morale : La définition du fait moral dans l’introduction à l’ouvrage De la division du travail social, paru en 1893; Détermination du

fait moral dans l’ouvrage Sociologie et philosophie, paru en 1898, et Morale et science des mœurs, paru en 1917 dans une publication posthume préparée par Marcel Mauss sur le titre Textes, religion, morale, anomie. Il associe le fait moral aux règles de conduites idéales :

« Toute morale, quelle qu’elle soit, a son idéal : la morale que suivent les hommes à chaque moment de leur histoire a donc le sien qui s’incarne dans les institutions, dans les traditions, dans les préceptes qui règlent usuellement la conduite » (Durkheim, 1975 [1917] : 316). Dans l’ouvrage Sociologie et philosophie, Durkheim démontre comment construire sociologiquement des « réalités morales » :

La morale se présente à nous comme un ensemble de maximes, de règles de conduite. Mais il y a d’autres règles que les règles morales, qui nous prescrivent des manières d’agir. Toutes les techniques utilitaires sont gouvernées par des systèmes de règles analogues. Il faut chercher la caractéristique différentielle des règles morales. Considérons donc l’ensemble des règles qui régissent la conduite sous toutes ses formes, et demandons-nous s’il n’y en a pas qui présentent des caractères particuliers spéciaux. Si nous constatons que les règles qui présentent les caractéristiques ainsi déterminées répondent bien à la conception que tout le monde se fait en gros des règles morales, nous pourrons leur appliquer la rubrique usuelle et dire que ce sont là les caractéristiques de la réalité morale. (Durkheim, 1963 [1924] : 59)

Durkheim aborde l’alcoolisme dans son ouvrage intitulé Le Suicide, paru en 1897. Il y présente les caractéristiques psychologiques de l’alcoolisme (la folie, le crime, les passions démesurées) en les associant aux pauvres, pour déclarer qu’il ne semble pas y avoir, sur la base des données existantes, de lien de causalité entre l’alcoolisme et le suicide :

Mais il est un état psychopathique particulier, auquel on a, depuis quelque temps, l’habitude d’imputer à peu près tous les maux de notre civilisation. C’est l’alcoolisme. Déjà on lui attribue, à tort ou à raison, les progrès de la folie, du paupérisme, de la criminalité. Aurait-il quelque influence sur la marche du suicide? A priori, l’hypothèse paraît peu vraisemblable. Car c’est dans les classes les plus cultivées et les plus aisées que le suicide fait le plus de victimes et ce n’est pas dans ces milieux que l’alcoolisme a ses clients les plus nombreux. (Durkheim, 1985 [1897] : 46)

En ce qui concerne Tarde, Durkheim dévalorise sa théorie sociale de la contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, en argumentant qu’il s’agit d’une approche purement psychologique, et non pas sociologique : « Que l’imitation soit un phénomène purement psychologique, c’est ce qui ressort avec évidence de ce fait qu’elle peut avoir lieu entre individus que n’unit aucun lien social. Un homme peut en imiter un autre sans qu’ils soient solidaires l’un de l’autre ou d’un même groupe dont ils dépendent également, et la propagation imitative n’a pas, à elle seule, le pouvoir de les solidariser » (Durkheim, 1985 [1897] : 107).

Le choc des idées entre Durkheim et Tarde se poursuit lorsque ce dernier fait paraître, en 1902, un ouvrage des plus étonnants intitulé Psychologie économique et qui se veut une réponse partielle à Durkheim. L’ouvrage modifie le concept de « buveur excessif » qu’on avait à l’époque alors qu’on voit les mouvements de tempérance se multiplier en Europe et en Amérique, lesquels associent « buveurs excessifs » et dépenses économiques. Ce qui me semble étonnant dans son ouvrage, c’est le fait que Tarde parle de plus en plus de la consommation d’alcool comme d’un courant imitatif, de proche en proche, et surtout le fait qu’il développe une théorie sociale du luxe. Pour une théorie sociale du luxe, Tarde met l’accent sur l’admiration et l’imitation par contagion imitative de l’exemple. Ceci s’applique notamment à l’admiration des roturiers pour le luxe affiché par les nobles au XVIIIe siècle en France. En citant les exhibitions du luxe seigneurial, il écrit:

[…] l’admiration du paysan français de Louis XIV pour les beaux vêtements brochés, pour les superbes carrosses, des gentilshommes de la cour qu’il voyait passer sur les grandes routes en bêchant sa terre, pouvait paraître un sentiment purement désintéressé, sans nulle convoitise. Mais, chez le roturier enrichi, qui assistait aux exhibitions du même luxe seigneurial, l’admiration se mêlait déjà d’envie; et, à mesure que, au cours du XVIIIe siècle, ce roturier est devenu plus

riche, que sa fortune grandissante lui a fait entrevoir la possibilité de se régler sur ce brillant modèle, l’envie s’est, chez lui, substituée à l’admiration, qui n’avait jamais été, d’ailleurs, au fond, que de l’envie en puissance. (Tarde, 1902 : 146)

Cet envie de luxe, par contagion imitative de l’exemple, de proche en proche, Tarde l’associe aussi à la consommation du vin, du cidre et de la bière :

Dans le domaine économique […], il est impossible d’y expliquer les besoins d’alimentation, de vêtement, d’abri, sans avoir égard, avant tout, à l’action directe des agents extérieurs sur la sensibilité de l’individu; et il n’est pas moins impossible d’y rendre compte des besoins supérieurs d’art, de luxe […] sans invoquer les actions et les réactions mutuelles des sensibilités, des intelligences, des volontés humaines en échange perpétuel d’impressions. […] Même les besoins les plus grossiers de l’organisme, tels que boire et manger, ne sont ressentis que moyennant des communications traditionnelles ou capricieuses d’esprit à esprit : ainsi le besoin de manger se spécifie en désir de manger ici du pain, ailleurs du riz ou des pommes de terre; le besoin de boire, en désir de boire ici du vin, ailleurs du cidre ou de la bière; et c’est seulement en se spécifiant de la sorte que ces besoins, estampillés pour ainsi dire par la société, entrent dans la vie économique. (Tarde, 1902 : 84)

Tarde parle du luxe comme un objet de désir dans le parcours historique des civilisations : « Il n’est pas un objet de première nécessité, la chemise, les souliers, le chapeau, qui n’ait commencé par être un objet de luxe » (Tarde, 1902 : 122). C’est ainsi qu’il associe le besoin de luxe au boire social de la consommation d’alcool :

Un exemple frappant de cette […] classe de désirs [de luxe] est celui de boire des liqueurs alcooliques (désir né, dans ses multiples variétés, d’inventions telles que celle de la distillation de l’alcool, du bitter, du vermouth, de l’absinthe, etc.). Non seulement le désir de cette consommation […] est de ceux qui, une fois éprouvés et satisfaits, se répètent le plus sûrement et s’enracinent le plus vite, mais encore il trouve pour auxiliaire, dans sa propagation au dehors, un désir des plus répandus, et des plus nobles, le désir de causer et de fraterniser avec des camarades. […] Boire ensemble, encore plus que manger ensemble, est un besoin social. On trinque, on boit à la santé d’une personne; on ne mange pas, on ne choque pas les assiettes à sa santé… (Tarde, 1902 : 123- 124).

Si ce passage est pertinent, c’est que le besoin de luxe des ouvriers, qui consomment de l’alcool dans les cabarets, constitue la grande préoccupation des médecins hygiénistes, du clergé, des moralistes, des gouvernements, de la presse et des économistes, partout en Europe et en Amérique depuis le XVIIe siècle. Tarde considère pour sa part que le luxe est

un besoin indispensable à la vie humaine : « […] on dirait que la vie, en s’épanouissant de la sorte, cherche, avant tout, à s’émanciper hors d’elle-même, à rompre son propre cercle, et ne tend à fleurir que pour s’essorer; comme si rien ne lui était plus essentiel, comme à toute réalité peut-être, que de s’affranchir de son essence même. Le superflu donc, le luxe […] c’est la raison d’être de tout le reste, de tout le nécessaire et de tout l’utile » (Tarde, 1904

[1890] : 58-59). Il va donc bouleverser les idées relatives à la valeur économique. D’après lui : « La valeur, entendue dans son sens le plus large, embrase la science sociale tout entière. Elle est une qualité que nous attribuons aux choses, comme la couleur, mais qui, en réalité, comme la couleur, n’existe qu’en nous, d’une vie toute subjective » (Tarde, 1902 : 51). En affirmant que la valeur a une vie toute subjective, Tarde dérange les économistes et les sociologues qui s’en tiennent à l’objectivité scientifique dans leurs analyses. Il va redéfinir les notions de prix, d’intérêt, d’humeur du marché, de capital, de richesse, de tendance, tout en leur donnant un sens qui peut soulever les passions des économistes :

Cet homo oeconomicus, qui poursuivrait exclusivement et méthodiquement son intérêt égoïste, abstraction faite de tout sentiment, de toute foi, de tout parti pris, n’est pas seulement un être incomplet, il implique une contradiction. Quel est l’homme dont l’intérêt le plus cher ne soit pas précisément d’éviter toute lésion faite à sa foi et à son orgueil, à son cœur et à son culte? […] je n’aperçois trace d’une transformation réfrigérante de l’homme dans un sens de moins en moins passionnel et de plus en plus rationnel. Je n’aperçois pas non plus le contraire, mais il me semble que la passion et la raison, d’âge en âge, progressent ensemble. (Tarde, 1902 : 85)

L’approche préconisée par Tarde fait long feu et sa lecture sociologique du boire est rapidement oubliée. Bientôt, l’argumentation durkheimienne quant aux causes extra-