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III. UN ARBRE AUX RAMIFICATIONS MULTIPLES

3.3. Premier coup de sonde

Des coups de sonde sont donc lancés sporadiquement et des rapports produits et transmis aux commissaires sur la représentation de la Commission à travers les journaux dřun océan à lřautre. La Commission se montre particulièrement sensible à ce qui se dit à son sujet sur le terrain. Dans une ère où la communication prime, où les journaux et la télévision jouent un rôle central dans lřéducation citoyenne, la Commission met en place des antennes à même de lřalimenter. Cette stratégie veut lui permettre de mieux sřadapter aux besoins du terrain, comme en témoignent les ajustements mis en place à la suite du premier coup de sonde.

Les membres du service de revue de presse se voient rapidement submergés par un flot intense dřinformations comme ils le mentionnent dans le premier rapport quřils publient sur lřétude de la représentation de la Commission dans la presse. La Commission fait couler bien de lřencre. Sřattachant aux balbutiements de la Commission, cette étude, qui analyse des articles parus entre la mi-juillet 1963 et le 7 novembre de la même année, nřest datée que du 27 janvier 1964. Des choix méthodologiques ont dû être faits pour rendre un rapport concis devant la masse dřarticles publiés : « Our files contain so many

clippings dating from the middle of July to November 7th that a review of all of them would necessarily be combersome and probably of little value. Instead, four series of files have been studied : « The Commission », « Language and Culture », « Letters to the Editor », and « Definition of the Words ». The first two files mentioned are the most considerable in our collection412. » Les deux provinces où fut colligé le nombre dřarticles le plus élevé sont lřOntario et le Québec (voir Tableau 3).

412 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, « Press Coverage mid-July to November 7th », document 136 E, p. 3.

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TABLEAU 3413 : Nombre dřarticles et dřéditoriaux parus dans les premiers temps de la Commission sur tous les dossiers sauf la Commission en elle-même, mi-juillet au 7 novembre 1963 Provinces Nombre d’articles Nombre d’éditoriaux Ontario anglophone 595 151 Ontario francophone 42 27 Québec anglophone 333 99 Québec francophone 169 26 Nouveau Brunswick anglophone 29 7 Nouveau Brunswick francophone 10 3 Nouvelle Écosse 22 17 Île du Prince- Édouard 6 3 Terre-Neuve 1 3 Manitoba 96 21 Saskatchewan 59 17 Alberta 68 17 British Columbia 131 36

TABLEAU 4 : Articles parus à propos de la Commission elle-même, mi-juillet au 7 novembre 1963

Provinces Nombre

d’articles Nombre d’éditoriaux

Ontario anglophone 80 37 Ontario francophone 7 3 Québec anglophone 31 9 Québec francophone 51 29 Nouveau Brunswick anglophone 6 7 Nouveau Brunswick francophone 9 3 Nouvelle Écosse 8 5 Île du Prince- Édouard 5 2 Terre-Neuve 0 1 Manitoba 10 1 Saskatchewan 6 3 Alberta 9 3 British Columbia 7 4

À la lecture de ce tour dřhorizon de la réception des travaux de la Commission, se profilent déjà les premières attaques, qui viennent surtout du Canada anglophone. En effet, tous les éditoriaux du Québec encouragent les travaux de la Commission, quoique les chroniqueurs et éditorialistes de la province francophone ne sont pas sans nuancer leur optimisme. Plusieurs articles sřinquiètent des coûts de la Commission, surtout devant lřintention mentionnée par les commissaires dřaller jusquřen Europe pour mener leur

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enquête. Des articles parus en Ontario critiquent également la composition de la Commission, jugée peu crédible, car: « it contains no economists, no veterans and no

representatives from half the problems414 ». En Ontario anglophone, le problème du Canada est davantage représenté comme un problème interne au Québec qui vient gangrener les autres provinces. En témoigne cet extrait du Peterborough Examiner daté du 6 novembre : « With the best will in the world, Canada cannot solve Quebec’s

problems415. » Le concept de biculturalisme, quant à lui, ne fait pas lřunanimité, comme le

souligne un article du Stratford Beacon-Herald : « If the Royal Commission is going to sit

solemnly to hear evidence about how to reconcile a supposedly French Canadian culture, it is going to be dealing in nonsense and fantasy416. » Comme le montre le résumé fait par le

personnel de la Commission : « A few papers echoed the idea that the Commission should

deal with « culturalism », not ‘biculturalism’417. » Dans lřOuest aussi, le déficit de crédibilité du biculturalisme apparaît patent : « a number of Western papers said the

Commission should be studying Canadian unity, not « biculturalism » (the very word they claim, consercrate a form of division418. »

Plus globalement, les journaux du Canada anglophone, bien que plusieurs articles semblent favorables aux travaux de la commission, ne semblent pas sřidentifier entièrement à la Commission. Du côté des journaux du Québec francophone, tous les articles dřopinion recensés appuient la Commission, mais certains bémols sont émis quant aux réelles capacités de transformations dřune telle organisation. Aucune critique nřest émise quant à la composition de la commission. Du côté du Nouveau-Brunswick, le quotidien acadien lřÉvangéline du 1er août souhaite un réveil du côté anglophone : « Nous ne pouvons que bénéficier de cette Commission, qui va obliger nos voisins de langue anglaise à songer à ce problème…419 ».

414 Résumé du personnel de la commission, dans Ibid., p. 9. 415 Peterborough Examiner, Nov. 6, dans Ibid., p. 7. 416 Stratford Beacon-Herald, Sept. 6, dans Ibid., p. 7. 417 Résumé du personnel de la commission, dans Ibid., p. 9. 418 Ibid., p. 31.

Ce premier tour exploratoire de la réception des travaux de la Commission témoigne de la nécessité du travail de communication sur le terrain quřauront à entreprendre les commissaires afin de convaincre la société canadienne, surtout anglo- canadienne, de la pertinence de leur démarche, afin que tous puissent sřidentifier aux travaux de la Commission et à ses recommandations éventuelles. Il faut convaincre les Canadiens que lřargent dépensé ne le sera pas en vain. Cette incursion dans les journaux du pays révèle aussi lřimportance de montrer que le problème, bien quřil puise sa source dans le réveil assez brutal du Québec, nřen est pas pour le moins « québéco-centriste » et que cřest seulement le travail et la bonne volonté de tous qui peuvent résoudre la crise qui se dessine. Bien que la majorité des éditoriaux appuient les travaux de la Commission, le peu dřarticles publiés dans lřOuest est révélateur de la nécessité pour les commissaires de conscientiser les provinces les plus éloignées du centre névralgique du problème quřelles peuvent aussi participer et que leur voix est importante. Il apparaît également clair que le biculturalisme ne fait pas lřunanimité, ce qui pose un obstacle majeur sur la route des commissaires, puisque ce concept se trouve au cœur du mandat.

3.4. Lřimportance de lřimage de la Commission : mise en place dřun programme de relations publiques

Les commissaires sont conscients de cette nécessité dřinterpeller les Canadiens et de propager une image positive de la Commission. Ils réagissent donc en conséquence : dès la mi-novembre, un sous-comité chargé des relations publiques est constitué afin de mettre en place une stratégie pour rejoindre le public, susciter lřintérêt autour des travaux de la Commission et développer les réseaux à même de servir la Commission et son image. Ce comité exploite les forces en communication des membres de la Commission et réunit Jean- Louis Gagnon, Royce Frith et Neil Morrison, qui ont tous œuvré à Radio-Canada. Le rapport publié à la suite des rencontres de ce comité qui se tiennent les 15 et 20 novembre 1963 à Ottawa déploie un des pans de la stratégie des commissaires, qui se dessinait déjà dans les premières allocutions officielles, soit dřen appeler à lřaffect des citoyens pour aller chercher leur contribution. Les intellectuels engagés de la Commission tentent dřopérer un transfert pour que les citoyens deviennent engagés à leur tour :

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Tout plan se rattachant à un programme de relations publiques doit avoir pour base ou pour principe que les travaux de la Commission seront couronnés de succès dans la mesure où le public se sentira engagé Ŕ cřest à dire où il se sentira engagé lui-même par les travaux de la Commission. À ce point de vue, le problème nřen est pas un de « relations publiques » dans le sens propre de lřexpression. À moins que ceci ne soit compris et lřexamen de ce plan ne soit entrepris avec lřidée que nos buts et nos objectifs doivent être plus vastes, tous les problèmes soulevés par cette question de « relations publiques seront ramenés à la proportion dřune « image » à présenter au public et des « bons sentiments » que nous voulons faire naître. […] Il est important que le peuple sřintéresse et se sente engagé par nos travaux420.

Il faut établir des courroies de transmission, autant avec la population quřavec les dirigeants. Le programme de relations publiques déployé par ce comité sřattache également aux réseaux que doivent tisser les commissaires autour dřeux pour susciter lřintérêt au sujet de leur entreprise. Chacun des commissaires est convié à entrer en communication avec ses différents contacts qui oeuvrent dans les milieux importants au cours dřactivités sociales ou professionnelles :

Compte tenu de ceci, il serait approprié dřélaborer un plan qui donnerait à chacun des commissaires la responsabilité de maintenir dans sa sphère dřinfluence et au niveau désiré, les contacts voulus avec les dirigeants. Ceci impliquerait des contacts réguliers et suivis sous forme dřépreuves, de courtes visites et dřautres rencontres dřun caractère social ou professionnel dont le but serait dřentretenir des relations personnelles avec les gens plutôt que de les informer de quoi que ce soit en particulier421. »

En dehors du public, dont il faut stimuler lřintérêt, et des dirigeants, qui doivent graviter dans le cercle des commissaires afin de leur assurer une influence certaine, les liens avec les médias doivent se faire de façon soutenue selon le plan dressé par le sous-comité chargé des relations publiques : « Tout cet effort, cependant, ne saurait suppléer à lřorganisation méthodique de nos relations avec les moyens habituels de communication : journaux, radio, télévision, etc. Car il devient évident que la tâche immédiate de la Commission est dřéveiller les Canadiens à la réalité du problème sur lequel nous avons mandat de faire enquête422. » Le sous-comité suggère également la mise en place dřun bureau de presse qui pourra garder le fort médiatique et veiller à transmettre aux

420 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, « Rapport préliminaire du sous-comité des relations avec le public », document 71 F, p. 1.

421 Ibid. 422 Ibid., p. 2.

journalistes des informations pertinentes au sujet de la Commission afin dřéviter que lřignorance ou la désinformation ne ternisse lřimage de lřentreprise.

Lřexemple du sous-comité sur les relations avec le public montre que la Commission essaie dřévoluer avec les citoyens, surtout à ses débuts, avant quřelle ne devienne une entreprise lourde, coûteuse, où sřopèrent des guerres de factions entre différents groupes qui cherchent une reconnaissance et qui aspirent à profiter de cette tribune pour atteindre les responsables politiques. Ce qui se dégage de la Commission qui compile frénétiquement les opinions produites à son sujet et qui tente dřétablir une stratégie médiatique pour projeter une image qui la rende légitime aux yeux du public, cřest lřimportance nouvelle de lřimage en politique à partir des années 1960, marquées par le célèbre débat Nixon-Kennedy423. Désormais, lřimage compte, et les commissaires savent que le succès de leur enquête dépend en partie de la représentation que les citoyens vont sřen faire. Or, malgré cette volonté de contrôler lřimage de la Commission, qui passe par une meilleure communication avec le public, les failles relevées dans le premier coup de sonde à propos du manque dřadhésion au biculturalisme et des peurs du public et des dirigeants de bâtir une entreprise coûteuse et inutile vont fréquemment revenir hanter les commissaires. Lřautonomie de la Commission nřest pas complète : son succès reste certainement dépendant de lřimage médiatique quřelle projette. Les commissaires se disent dřailleurs victimes à certains endroits du sensationnalisme qui régit le travail des journalistes, qui se lancent dans une quête de la primeur qui fait vendre plutôt que de rapporter objectivement le mandat et lřétat des travaux de la Commission. Comme le mentionne Clément Cormier : « aux yeux des commissaires, le principal obstacle à

423 Ce phénomène de construction médiatique de lřimage de la Commission peut sřinscrire dans lřanalyse faite par le politologue Murray Edelman de la politique comme spectacle. Le politologue constate la transformation du discours politique depuis l'avènement des médias de masse: « The pervasiveness of literacy, television, and

radio in the industrialized world makes frequent reports of political news available to most of the population, a marked change from the situation that prevailed until approximately the Second World War. » (p.1) Le

spectacle politique selon Edelman représente «l'interprétation de l'interprétation ». Autrement dit, les médias valident ce qui est bon ou mauvais en participant au spectacle politique (p. 121). Ainsi, pour informer le citoyen, le politique passe désormais à travers le filtre médiatique. Il est le nouveau terrain où se négocient les informations et la vérité. Cette lutte entre le politique et les médias représente un spectacle qui s'apparente davantage à une lutte continue (p. 130). Les commissaires sont donc conscients de deux réalités: celle provenant de leur contact avec le public, et celle que les médias construisent de jour en jour. Ils doivent donc tenter de mettre les médias de leur côté afin de projeter une image positive de leur dispositif. Voir Murray Edelman, Constructing the Political Spectacle, Chicago, The University of Chicago Press, 1988, 137 p.

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lřobjectivité dans les reportages et dans les manchettes, cřest la chasse aux déclarations sensationnelles ; on leur accorde une importance telle quřelles donnent au lecteur lřimpression erronée de refléter lřatmosphère générale de lřassemblée424. » Il reprend lřexemple de lřassemblée inaugurale qui sřest tenue en novembre 1963 à Ottawa. À la suite de cette assemblée, un des commissaires sřétait fait dire par un ami que la séance avait été « orageuse ». Cřest du moins ce que lřami avait lu dans les journaux. Or, les commissaires avaient une tout autre impression de cette séance qui, à leur avis, avait été sérieuse et constructive.