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Abaissement des frontières entre anglophones et francophones

III. DES INTELLECTUELS POUR PANSER ET PENSER LES PLAIES DU

3.1 La rencontre de dix commissaires devenus messagers de la complexité

3.1.1 Inscription académique des commissaires et sphères dřinfluence

3.1.1.3 Abaissement des frontières entre anglophones et francophones

André Laurendeau avait déjà tenté un rapprochement à lřautomne 1938 avec un cercle de McGill autour duquel gravitaient notamment Frank R. Scott, Neil Morrison252 et Georges Laxton. Le but poursuivi par André Laurendeau, alors que les tensions montaient à lřaube de lřéclatement de la Seconde Guerre mondiale, était de tisser des liens avec les anglophones afin que les francophones ne se retrouvent pas autant isolés que lors de la crise de la Conscription de 1917253. Il se dirigea donc vers des connaissances anglophones de la gauche, avec lesquelles il se sentait sans doute une parenté dřesprit et desquelles il espérait une certaine réceptivité. Il voulait trouver une position commune entre Canadiens anglophones et Québécois francophones quant à lřattitude que devait prôner le Canada en temps de guerre, surtout que le pays, nouvellement défait de ses attaches officielles au Royaume-Uni, avait une marge de manœuvre légèrement plus grande dans ses décisions sur la scène internationale. Le projet de définir une position commune plaisant à tous fut entamé, des discussions ont été tenues, mais lorsque la guerre éclata en septembre 1939, André Laurendeau essaya de prendre contact avec ses contacts anglophones du groupe de McGill, mais les ponts étaient rompus. Sa déception et son amertume furent vives relativement à cette défection : « Jřai éprouvé ce jour-là une indignation et une amertume difficiles à surmonter : malgré de longs efforts, les ponts que nous avions voulu jeter dřune nation à lřautre étaient emportés, comme des fétus.254 » La deuxième conscription nřaida en rien à renforcer des ponts déjà instables entre les milieux anglophones et francophones. Encore une fois, certains Québécois francophones se sentirent trahis par le gouvernement King qui les contraignit à sřengager dans un conflit auquel ils ne se sentaient nullement rattachés.

Dans les années 1950, le climat intellectuel semble légèrement plus propice à lřétablissement de liens entre les milieux intellectuels anglophones et francophones. Certes, si lřon se réfère au tableau des lieux de formation académique des commissaires (Tableau 2), force est de constater que les commissaires anglophones nřont pas fréquenté les

252 Neil Morrison occupa le siège de secrétaire à la Commission Laurendeau-Dunton. 253 Pascale Ryan, op. cit., p. 181.

institutions académiques francophones, alors que lřinverse nřest pas complètement vrai : Jean-Louis Gagnon a fait ses études dans une institution bilingue, lřUniversité dřOttawa. Sans être visible au sein du tableau, la mobilité académique entre les Canada anglophone et francophone devient de plus en plus encouragée au cours des années 1950 et des années 1960. Ce changement est par ailleurs soulevé par le sociologue Marcel Fournier, qui explique que le mode dřactivité intellectuelle se transforme au cours de ces décennies pour devenir plus empirique : « À ce changement dans le mode dřexercice de lřactivité intellectuelle, lřon peut ajouter un autre, tout aussi important, quřil faudrait étudier de manière plus approfondie. Il sřagit de la modification de la relation que les intellectuels francophones entretiennent avec la culture, les intellectuels et les institutions anglo- saxonnes, quřelles soient anglo-canadiennes ou américaines255. »

Le Père Georges-Henri Lévesque convie notamment ses étudiants à poursuivre des études dans les universités anglophones. Il est dřailleurs lui-même actif au sein de la

Canadian Political Association, institution quřil a présidée. Maurice Lamontagne aussi

sřinspire à lřépoque des institutions anglo-canadiennes et en importe un modèle au Québec en fondant lřInstitut canadien des affaires publiques, qui sřinscrit dans la lignée du

Canadian Institute of Public Affairs256. Les intellectuels de Laurendeau-Dunton ont fréquenté ce type de société où lřouverture à lřautre et les projets communs se multiplient. La Commission Laurendeau-Dunton constitua elle-même lřaboutissement le plus complet de cette collaboration nouvelle amorcée avec plus de vigueur et de conviction que jamais auparavant en mettant sur pied un dispositif de recherche et de réflexion qui sřinscrit à la fois dans les réseaux anglo-canadiens, franco-canadiens, franco-québécois, et internationaux. À lřaube des années 1960, le terreau semblait plus que jamais fertile à une collaboration fructueuse, loin de la tentative avortée menée par André Laurendeau en 1938.

Formés dans les meilleures institutions universitaires de leur époque, ayant le plus souvent fréquenté plus dřune université, ouverts sur le monde, les commissaires ne

255 Marcel Fournier, op. cit., p. 28-29. 256 Léon Dion, op. cit., p. 179.

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représentent en rien le profil moyen des citoyens de lřépoque. Comme le rappelle Léon Dion :

En 1950, seulement 3% de la population canadienne-française fréquente les collèges classiques et 1%, les universités. Les 4000 ou 5000 étudiants universitaires sont dřorigines sociales très différentes. Ils sont fils dřouvriers, de cultivateurs, de gens dřaffaires ou de professionnels. La majorité, les plus connus à lřépoque peut- être, est issue de classes moyennes traditionnelles (médecins, avocats, notaires, fonctionnaires) dont, en majorité, ils ont assimilé la culture à défaut dřautres influences257.

Les commissaires francophones sřinscrivent dans cette classe privilégiée, qui a bénéficié du développement du système dřéducation et de lřébullition intellectuelle de lřépoque pour parfaire leur formation au sein des enclaves universitaires. Les commissaires anglophones également sřinscrivent dans ce groupe de privilégiés qui incarne lřélite éduquée. En effet, jusquřen 1961, seulement la moitié des Canadiens anglophones terminaient le « high

school », et 10 pour cent dřentre eux se rendaient à lřuniversité. Les inscriptions à

lřuniversité à temps plein totalisaient moins de 80 000 inscriptions dans lřensemble du pays258.

Réservée à une minorité, la plus souvent issue de classes relativement aisées, lřuniversité occupait pourtant de plus en plus dřespace dans la société canadienne, et les intellectuels qui en sortaient apparaissaient comme des conseillers éclairés auprès des responsables politiques. Ce phénomène est dřailleurs bien documenté par Doug Owram, qui sřintéresse à ces intellectuels qui ont conseillé le gouvernement dans la première partie du XXe siècle, intellectuels hautement respectés qui furent conviés à repenser la société canadienne sur un fond de crise économique259. Dřailleurs, la relation entre les intellectuels et les crises semble naturelle ; il suffit quřune crise éclate pour que les intellectuels sortent et se prononcent. Il suffit que les choses tournent moins rond pour quřils prennent leur plume et le dénoncent, comme lřa fait André Laurendeau à de multiples reprises, et notamment, dans le cas qui nous intéresse, en janvier 1962. Pour reprendre les termes de Raymond Aron, « les intellectuels sont liés à la communauté nationale : ils vivent avec une

257 Ibid., p. 169.

258 Rick Helmes-Hayes, op. cit., p. 109. 259 Doug Owram, op. cit.

particulière acuité le destin de leur patrie260. » Ils possèdent les lanternes pour sentir le pouls de leur nation et conseiller les responsables politiques lorsque son rythme sřemballe ou se dérègle. Les responsables politiques peuvent par la suite écouter ou faire la sourde oreille, mais reste quřen temps de tensions, les plumes des intellectuels sřaiguisent, leurs critiques fusent et le contexte devient propice à la résolution des conflits.

Dans le Canada des années 1960, la figure de ces intellectuels respectés devient, plus que jamais, une figure dřuniversitaires engagés261. Les commissaires correspondent à ce profil dřuniversitaire hautement respecté de cette époque marquée par le développement du système universitaire canadien, mais aussi par la reconnaissance des disciplines rattachées aux sciences sociales. Les commissaires ne sont pas des administrateurs ; ils ont étudié les lettres, lřhistoire, lřéconomie, le droit, la linguistique, les relations industrielles, la littérature et la philosophie. Certains, tels que Paul Wyckynski et Jaroslav Rudnyckyj détiennent un doctorat. Dřautres, tels quřArnold Davidson Dunton, ont fréquenté plusieurs universités sans toutefois nřavoir jamais reçu de diplôme. En effet, quand Dunton arrive à la présidence du Carleton College, il nřa aucun diplôme universitaire. « Such were the

possibilities for an intelligent, well-connected man with experience in the 1950s. », rappelle

Rick Helmes-Hayes262. Ce qui ne lřempêche pas dřavoir « a keen sense of the role of the

university in the modern world ». Il serait réducteur de résumer le parcours des

commissaires à leur fonction seule dřuniversitaires. Certes, ils constituent en quelque sorte lřélite académique du Canada des années 1960, avec leur parcours marqué par la visite dřinstitutions non seulement canadiennes et québécoises, mais aussi étrangères aussi prestigieuses quřOxford pour Frank Scott ou la Sorbonne pour André Laurendeau et Gertrude Laing. Ce parcours estudiantin dans les universités, qui sřest poursuivi par la suite pour la majorité des commissaires Ŕ Paul Wyckynski, Jaroslav Rudnyckyj, Frank Scott, le père Clément Cormier, Gertrude Laing, Arnold Davidson Dunton Ŕ et sřest transformé en

260 Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1986 (1955), p. 240.

261 Ce phénomène est par ailleurs exprimé par Rick Hemes-Hayes dans sa biographie intellectuelle de John Porter, qui relate lřimportance de ces cohortes qui sortent des bancs des universités dans la construction nationale : « Beginning in the late 1950s, and especially through the 1960s, Canada’s university system assumed a much more prominent profile in the nation’s institutional fabric than it had ever enjoyed. » Rick Helmes-Hayes, op. cit., p. 109.

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carrière, ne peut quřavoir influencé leur conception du monde et du conflit canado- québécois. Les structures de sociabilité dans lesquelles sřinscrivent les commissaires sont étroitement liées aux milieux universitaires et aux groupes intellectuels qui gravitent autour de ces milieux. Un témoignage de Gérard Pelletier vient dřailleurs confirmer cette conception du milieu académique comme liant social des intellectuels voués au bien commun : « Le collège ni lřuniversité nřétaient plus des lieux de rencontre, mais des sociétés dřétudiants et de professeurs engagés dans la poursuite dřun bien commun. Ce nouvel éclairage projeté sur nos vies devait marquer pour toujours notre façon de penser263. » Lřétude des itinéraires académiques des commissaires permet de mieux saisir leur engagement et leur parcours au sein de la Commission Laurendeau-Dunton.

Pour la plupart dřentre eux et malgré la tentation puissante de teinter leurs recommandations de leurs impressions personnelles, ils ont voulu étudier le problème canadien dans ses moindres ramifications. Ils ont prôné lřemploi de toutes les ressources intellectuelles à leur disposition pour que leurs recommandations éventuelles ne soient pas le fruit dřintuitions personnelles, mais bien le résultat dřétudes de terrain sérieuses, de consultations rigoureuses non seulement avec des citoyens, mais aussi avec une myriade dřexperts. Ils ont désiré user de méthodologies éprouvées. Ils ont souhaité ouvrir, eux qui avaient déjà voyagé, leurs horizons sur lřextérieur pour voir ce qui se faisait en Belgique, en Suisse, ou en Afrique du Sud en matière de bilinguisme et de biculturalisme, et dřintégration des minorités. Ils ont également œuvré dès le départ à une définition claire des concepts avec lesquels ils doivent travailler pendant les années à venir, soit le bilinguisme, la culture et le biculturalisme, ce dernier mot étant un néologisme sřattirant les foudres de plusieurs critiques. Ces termes, les commissaires ont dû les faire connaître à la population afin quřelle se sente interpellée par le mandat, ce qui constituait une tâche essentielle, mais ô combien éprouvante. Comme le souligne Frank Scott dans son journal « a grass root

contact was needed » pour sensibiliser une population étalée sur un territoire si grand

quřelle ne connaît que peu le lot de ses congénères vivant à lřautre extrémité du pays. Une anecdote relatée par Scott vient illustrer toute la nécessité dřinvestir le terrain, de créer des

263 Gérard Pelletier, « Les élites quřon bâtit », Le Devoir, 17 avril 1948, cité par Jean-Philippe Warren, « Gérard Pelletier et la fondation de Cité libre : la mystique personnaliste de la Révolution tranquille », Société, no. 20-21, été 1999, p. 327.

liens avec les citoyens pour les renseigner. Il raconte dans son journal les pérégrinations dřun reporter du Times qui se rend en Alberta pour sřenquérir de lřétat du bilinguisme dans les Prairies et il demande à un fermier : « What do you think about bilingualism ? » Et la réponse, telle une évidence, fut : « I’ll tell you what I think about bilingualism. If the

English language was good enough for Jesus Christ it is good enough for me264. »

Les commissaires se constituent alors comme des passeurs et des messagers. Leur parcours universitaire les aide à trouver les méthodes dřétude leur permettant dřavoir une conception à la fois plus globale et plus approfondie de la problématique quřils ont le mandat dřétudier. Il leur confère une connaissance générale riche et une compréhension poussée du terrain dans lequel ils évoluent. Toutefois, résumer leur itinéraire à leur inscription académique serait réducteur ; ils ont revêtu plusieurs chapeaux dans leur carrière déjà riche au moment où débute la Commission. Leurs itinéraires, sřils sřéloignent à certains égards, sont marqués par le sceau de lřengagement. Les commissaires ont œuvré sur plusieurs fronts : ils sont des bâtisseurs de ponts entre les communautés, des fondateurs de revues et de journaux, des êtres à lřempathie sociale développée désireux de trouver des solutions viables pour lřavenir de leur pays. Lřengagement pour la plupart dřentre eux nřest pas une possibilité, cřest une nécessité. Ils incarnent des hommes et une femme engagés, qui se sont posés en spectateurs du Canada des années 1960 : un Canada où la dualité exprimée dans le mandat de la Commission est contestée par des groupes de pression puissants bien établis dans les réseaux politiques ; un Canada où lřintégration des minorités devient un enjeu de taille, mais où certaines minorités, telles que les Amérindiens, sont encore relativement ignorées ; un Canada plus riche que jamais en ressources intellectuelles, qui croit en ses possibilités de changer pour se démarquer de son voisin états-unien et se tailler une place dans le concert des nations sur la scène internationale.

264 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds Francis-Reginald-Scott, MG30, D211, « Royal Commission on Bilinguism and Biculturalism », 109, 1, Diary, p. 53.

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