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Jean-Louis Gagnon, le journaliste libéral

III. DES INTELLECTUELS POUR PANSER ET PENSER LES PLAIES DU

3.2 Lřengagement comme nécessité : la plume comme arme de contestation

3.2.3 Jean-Louis Gagnon, le journaliste libéral

Congédié de lřUniversité dřOttawa en raison dřun article soulignant la médiocrité de lřenseignement du français qui y était dispensé, Jean-Louis Gagnon a abandonné, au cours des années 1930, lřidée de devenir avocat pour embrasser le journalisme322 ; il a fait ses armes dans le monde des revues littéraires. Il fut directeur de Vivre, revue engagée de Québec fondée en 1934 « sur le coin dřune table dans une taverne de la rue Saint-Jean323 », à une époque relativement effervescente en ce qui concerne la création de nouveaux organes de presse324. Comme le rappelle Jean-Louis Gagnon, « la parution de Vivre nřétait ni un acte gratuit, ni un fait isolé. Autour de nous, tout bougeait. À Montréal surtout, où beaucoup criaient leur impatience […]325 ». Pour reprendre les termes de Charles-Philippe Courtois, Vivre se voulait à la recherche « dřune révolution violente éclectique326 ». Rêve bref dřune révolution sřil en fut puisque la revue ne survit quřune année, ce qui était dřordinaire réservé à la plupart dřentre elles compte tenu de la marginalité du milieu. Sřéloignant des poncifs habituels dřautres intellectuels de la même époque, notamment de Maritain qui proposait le leitmotiv suivant « Commencez par exister. Il faut être dřabord »,

Vivre se voulait davantage dans lřaction et le politique. Elle suggère plutôt : « Nous devons

vivre Ŕ exister est un état de fossile327. » Les sources dřinspiration de Vivre sont

321 Allen Mills, loc. cit., p. 53.

322 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies. Tome I, p. 54-55. 323 Ibid., p. 66.

324 Comme le mentionne Charles-Philippe Courtois dans sa thèse de doctorat : Les revues intellectuelles se succèdent régulièrement après les premières des années 1910-1920, par exemple: La Relève (1934), Vivre (1934), Clarté (1935), Les Idées (1935), Cité libre (1950), Tradition el Progrès (1957), Parti pris (1963). Charles-Philippe Courtois, op. cit., p. 55.

325 Jean-Louis Gagnon, op. cit., p. 67. 326 Ibid., p. 78.

327 Jean-Charles Harvey, Jeunesse, Québec, Éditions de Vivre, 1935, p. 8, cité par Yvan Lamonde, op. cit., p. 98.

nombreuses et ne masquent pas lřadmiration pour certains intellectuels canadiens-français de lřépoque envers des dirigeants dřoutre-mer tels que Mussolini ou Hitler avant que les dérives nationalistes de ces deux hommes ne surviennent328. Comme le souligne Yvan Lamonde, « leurs maîtres étrangers sont Mauras, Lyautay qui donne un empire à la France de Maurras, leur « cher Péguy », Mussolini, Lénine, Hitler, Mustapha Kémal en Turquie329. » Plus près dřeux, cřest Olivar Asselin qui inspire les instigateurs de Vivre, mais comme le rappelle Jean-Louis Gagnon « nous nřavions ni sa retenue ni sa rigueur330. »

Vivre veut rassembler les indépendantistes radicaux qui flirtent avec lřidée de séparation et

qui sont tentés par les idées fascistes331. Jean-Louis Gagnon sřinscrit alors à lřépoque, selon Yvan Lamonde et Pascale Ryan, dans les Jeunesses patriotes avec Jean-Paul Robillard, Michel Chartrand, Jean Séguin, et François Hertel332. Toutefois, Jean-Louis Gagnon lui- même se distancie de cette allégeance dans ses mémoires : « À Montréal, surtout, où beaucoup criaient leur impatience : en premier lieu, le mouvement Jeune-Canada, dřun nationalisme pur et dur, quřAndré Laurendeau avait marqué à jamais de son empreinte, mais aussi celui des Jeunesses patriotes où les frères OřLeary militaient pour que le centenaire de 1837 devienne lřan I dřune République laurentienne interdite au communisme international et aux trusts américains ! Mais ces groupements dřactivistes étaient moins près de nos préoccupations du moment333. »

Au moment de lřéclatement de la guerre dřEspagne en 1936, les idéaux de jeunesse de Jean-Louis Gagnon furent ébranlés et lřaura de certains de ses modèles, terni ; il en

328 À cette époque, Gagnon critique fortement des mouvements tels que les Jeunes Canada ou la revue La Relève, dont « la crise métaphysique » lřénerve. Il prône une action plus concrète passant par le politique dřabord. Comme le rappelle Lamonde, « Admirateur de Louis-Ferdinand Céline, Gagnon lřest aussi de Mussolini dont le fascisme « met quelque chose dřhumain dans les concepts des penseurs nordiques ». Selon lui, « il faut que nous rejetions le Passé qui pèse sur nous comme un remords et qui nous tient comme un sale créancier » ; alors « lřhomme nouveau » viendra. » Jean-Louis Gagnon, « Lettre à Charbonneau », Les Idées, III, 1936, p. 43-54 ; « Deuxième lettre à Charbonneau », ibidem, IV, 1936, p. 159-174., dans Yvan Lamonde, « La Relève (1934-1939) : Maritain et la crise spirituelle des années 1930 », Le Cahier des dix, no. 62, 2008, p. 188-189.

329 Yvan Lamonde, La modernité au Québec, p. 99. 330 Jean-Louis Gagnon, op. cit., p. 67.

331 Pascale Ryan, op. cit., p. 138. 332 Ibid., p. 138.

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résulta un changement de cap politique qui se traduisit par lřabandon du séparatisme. Il poursuivit toutefois sa carrière dans le monde du journalisme et gagna sa vie de sa plume. En 1940, il devint rédacteur en chef du quotidien de Québec l’Événement journal. Par la suite, il quitta Québec et devint directeur de lřunité de radiodiffusion de lřAfrique occidentale en 1941. La Deuxième Guerre mondiale va changer sa vie et élargir ses horizons, puisquřil agira à titre de correspondant étranger. Il confie, sřéloignant clairement du nationalisme : « La deuxième grande guerre […] a tout bouleversé. Elle a changé les hommes, les femmes, les mentalités, la famille, le monde du travail, la société. Seuls les isolationnistes et les nationalistes québécois nřont pas vu les énormes bouleversements334. » Alors quřAndré Laurendeau est engagé dans une lutte contre la Conscription, Jean-Louis Gagnon, lui, est en faveur de lřenrôlement obligatoire pour les Canadiens335. De 1943 à 1945, il travailla pour lřagence internationale de nouvelles France-Presse comme chef de bureau à Montréal et à Washington. En 1946, il devint directeur de la Brazilian Traction Light and Power Company Ltd, à Rio de Janeiro.

À son retour au Canada, il revint à la presse écrite en travaillant comme rédacteur en chef des quotidiens Le Canada et La Presse, deux organes rattachés au Parti libéral. Il milite, à lřinstar de Scott et de Laurendeau, contre Duplessis. Dans les années 1950, il fait partie des fondateurs des Écrits du Canada français et de la Réforme. Fondés en 1954 par « un groupe dřécrivains qui nřont dřautre objet que de servir la littérature française en Amérique336 », les Écrits du Canada français ont constitué une tribune pour plusieurs intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton. Deux mots se dégagent particulièrement de la présentation de la revue, deux mots qui décrivent bien les itinéraires des commissaires : engagement et humanisme. Les animateurs de la revue sřengagent à faire connaître les formes les plus actuelles de la production littéraire du Canada français. De plus, « en abordant lřétude de grands courants de pensée actuels, peu importe leur

334 Jean-Louis Gagnon, cité par Louis-Guy Lemieux, Le roman du Soleil : un journal dans son siècle, Québec, Septentrion, 1997, p. 176.

335 Michael Behiels, « Jean-Louis Gagnon », L’encyclopédie canadienne,

http://www.thecanadianencyclopedia.com/articles/fr/jeanlouis-gagnon, consulté en décembre 2012.

336 « Présentation », Les Écrits du Canada français, I, 1954. Parmi les signataires de cette présentation, se retrouvent Jean-Louis Gagnon, André Laurendeau et Pierre Elliott Trudeau. Jean-Louis Gagnon et Pierre Elliott Trudeau siégèrent sur le comité de rédaction de la revue.

nature, les ÉCRITS entendent contribuer à lřexamen des questions disputées qui sont la nourriture de tout humanisme337. » Au fil des années, Jean-Louis Gagnon, Frank Scott338, Léon Dion et André Laurendeau publièrent dans les Écrits du Canada français, tantôt des essais, tantôt des nouvelles, tantôt des pièces de théâtre. Si lřengagement littéraire de Jean- Louis Gagnon est mis en lumière par sa contribution aux Écrits du Canada français, son engagement politique et sa conception des relations canado-québécoises sont présents dans la Réforme.

Hebdomadaire rattaché au Parti libéral, la Réforme naît le 30 mars 1955 et se veut un hybride entre lřorgane politique et le magazine culturel. Ses journalistes ne se privent pas dřattaquer les politiques de Maurice Duplessis afin de mettre en lumière les bons coups du Parti libéral. Jean-Louis Gagnon y publie autant des articles décrivant les hauts faits de grands hommes qui ont marqué lřhistoire que des articles politiques. À travers ses articles consacrés à la politique, se dégage notamment son admiration pour la conception des relations canado-québécoises de Maurice Lamontagne, surtout en matière dřunification du fédéralisme339. Les affinités intellectuelles entre les deux hommes ne sont peut-être pas étrangères à la nomination de Jean-Louis Gagnon comme commissaire. À plusieurs égards, la conception des relations canado-québécoises du journaliste de la Réforme se rapproche de celle de Frank Scott. À ses yeux, la centralisation porte des vertus salvatrices. Les provinces sont trop interdépendantes et fragiles économiquement pour pouvoir bénéficier dřune décentralisation. Devant un climat économique instable, seul lřÉtat central est à même dřassurer la sécurité économique du Canada. Pour Jean-Louis Gagnon, lřautonomie provinciale ne résiste pas à lřanalyse des faits :

Malheureusement, depuis que le débat est engagé entre les partisans dřune intégration lucide au fédéralisme canadien (lřexpression est de Maurice Lamontagne) et de ceux dřune autonomie provinciale dépassée par les faits, on se conduit comme si on voulait garder en marche le train de notre avancement économique tout en remplaçant la locomotive du convoi par un attelage de percherons.

337 Ibid.

338 Cřest dans les Écrits du Canada français que Frank Scott et Anne Hébert publient une première version de leur dialogue sur la traduction. Anne Hébert et Frank Scott, « La Traduction : dialogue entre lřauteur et le traducteur », Les Écrits du Canada français, VII, p. 193-236.

339 Jean-Louis Gagnon, « La première étape dřun New Deal. Lřenquête économique annoncée par Ottawa : les nouvelles fonctions de Maurice Lamontagne », La Réforme, 6 juillet 1955, p. 4.

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La crise économique a démontré que notre économie fiscale nřavait pas suffisamment évolué pour quřon puisse au besoin enrayer le chômage et fournir aux contribuables sans emploi le moyen dřéchapper à leur misère. On se rendit compte que lřéconomie nationale ne pouvait plus être compartimentée, que les provinces étaient devenues interdépendantes et quřil importait, si lřon voulait relancer leur prospérité commune, de procéder rapidement à lřintégration de lřéconomie canadienne340.

À tous ceux qui prônent un retour à lřesprit des Pères de la Confédération, le journaliste répond que la situation du pays nřest plus la même, et que ces hommes réagiraient sans doute différemment sřils devaient se pencher sur le sort du pays dans les années 1950. Jean-Louis Gagnon poursuivit sa défense du fédéralisme unifié ne laissant aucune place à un Québec distinct au sein de la Commission. Frank Scott et lui sřopposèrent souvent aux remèdes proposés par les autres commissaires qui suggèrent une décentralisation trop forte.