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Penser et «panser» les plaies du Canada : le moment Laurendeau-Dunton, 1963-1971

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PENSER ET «PANSER» LES PLAIES DU

CANADA :

LE MOMENT LAURENDEAU-DUNTON,

1963-1971

Thèse

Valérie Lapointe-Gagnon

Doctorat en histoire

Philosophiae doctor (Ph.D.)

Québec, Canada

© Lapointe-Gagnon, Valérie, 2013

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RÉSUMÉ

Cette thèse sřattache à un moment particulier dans lřhistoire canadienne et québécoise, le moment Laurendeau-Dunton. Apparue dans un contexte particulier au début années 1960, la Commission Laurendeau-Dunton a mis en scène des intellectuels engagés pour penser et panser les plaies du pays. Dans ce Canada des années 1960 en quête identitaire, confronté à un Québec où se consolident les assises souverainistes, dix commissaires vont tenter dřendiguer lřimpasse canado-québécoise. Cette vaste enquête amena les commissaires à sillonner le pays, en multipliant les rencontres avec les responsables politiques, différentes associations et avec les citoyens canadiens. Elle va mettre des mots sur lřinfériorité économique et culturelle des Canadiens français, mais elle va également mettre le doigt sur le nœud des tensions qui caractérisent le parcours canadien : le triomphe du préjugé sur la connaissance les uns des autres. Ce sont ces constats, combinés à la situation de plus en plus explosive au Québec, qui mènent les commissaires à souligner, dans le Rapport préliminaire, que le Canada traverse la « crise majeure de son histoire ». Comment gérer cette crise ? Quel remède prescrire et à quel moment lřappliquer ? La Commission constitue un milieu riche pour lřétude des remèdes proposés par des intellectuels engagés afin de guérir le mal canadien.

Dans un premier temps, le contexte dřémergence de la Commission est étudié. La notion grecque de kairos, qui signifie le moment opportun, est ici employée afin de comprendre le terreau propice qui se dessine dans les années 1960 pour accueillir une enquête désireuse de régler les tensions entre le Québec et le reste du Canada. Par la suite, nous nous attachons à la Commission en elle-même, en mettant en lumière son fonctionnement, le travail de terrain des commissaires et leurs stratégies pour sensibiliser les citoyens canadiens à leur mandat. Puis, nous nous intéressons aux idées des commissaires concernant le remède canadien. Enfin, nous traçons les contours du moment Laurendeau-Dunton, un moment où, à force de multiplier les rencontres, les conférences, les séminaires et les activités académiques, les portes se sont ouvertes pour entreprendre un dialogue fructueux entre les différents éléments composant le Canada.

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TABLE DES MATIÈRES

Résumé ... III Table des matières ... V Liste des tableaux et des figures ... IX Avant-propos ... XI

Introduction ... 1

PREMIER CHAPITRE ... 41

II. DES ORIGINES DES TENSIONS À LA PRISE DE CONSCIENCE DES INTELLECTUELS DE LřIMPORTANCE DřÉTUDIER LA DUALITÉ CANADIENNE À LřAUBE DU PREMIER CENTENAIRE DU PAYS ... 52

2.1 Les origines dřune cohabitation houleuse : de la difficulté de composer avec la dualité culturelle ... 53

2.2 Transfert de repères identitaires et volonté de trouver une voix spécifiquement canadienne ... 56

2.3 Apparition de la dualité canadienne comme objet dřétude dans les années de lřaprès-Deuxième Guerre mondiale ... 63

III. DES INTELLECTUELS POUR PANSER ET PENSER LES PLAIES DU CANADA ... 79

3.1 La rencontre de dix commissaires devenus messagers de la complexité canadienne ... 81

3.1.1 Inscription académique des commissaires et sphères dřinfluence ... 82

3.1.1.1 Influence de la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval ... 86

3.1.1.2 Inscription des commissaires dans des réseaux académiques canadiens internationaux ... 91

3.1.1.3 Abaissement des frontières entre anglophones et francophones ... 94

3.2 Lřengagement comme nécessité : la plume comme arme de contestation .... 100

3.2.1 Lřhumanisme dřAndré Laurendeau et son ascendant sur ses pairs et sur la Commission ... 101

3.2.2 Frank Scott ou la plume avide de justice sociale ... 108

3.2.3 Jean-Louis Gagnon, le journaliste libéral ... 116

3.3 De la plume à lřaction ... 120

3.4 La sensibilité des commissaires à lřAutre ... 125

CHAPITRE DEUX ... 131

I. LE RÔLE DES COMMISSIONS DřENQUÊTE AU CANADA ... 133

II. LE PREMIER CONTACT DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON AVEC LE PUBLIC ... 139

III. UN ARBRE AUX RAMIFICATIONS MULTIPLES ... 146

3.1. Règles de procédure et premier tour dřhorizon du fonctionnement de la Commission ... 146

3.2. Personnel administratif ... 150

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3.4. Lřimportance de lřimage de la Commission : mise en place dřun programme

de relations publiques ... 157

3.5. Les mémoires et les audiences publiques ... 160

IV. « TÂTER LE POULS DE LA CONFÉDÉRATION » : LES COMMISSAIRES AU CŒUR DE LA CRISE CANADIENNE ... 161

4. 1. Interpréter et donner vie au mandat ... 164

4.2 Enquête sur le terrain ... 170

4.2.1. Rencontre avec les premiers ministres des provinces ... 171

4.2.2. Rencontres régionales ... 176

4.2.3. Rendez-vous manqué avec les Premières nations ... 189

V. DOCUMENTER LES INTUITIONS : LA RECHERCHE OU LřEXPERTISE COMME PANACÉE AU MAL CANADIEN ... 193

5.1 Première consultation des experts : en route vers un programme ambitieux 195 5.2Le choix du directeur de la recherche et la constitution du Bureau de la recherche ... 201

5.3. Rattraper un siècle de retard : les obstacles rencontrés par le Bureau de la recherche ... 207

5.4 La recherche comme aide au diagnostic et partie du remède ... 210

VI. LES RELATIONS DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON AVEC LES AUTORITÉS FÉDÉRALES ... 212

CHAPITRE TROIS ... 225

I. LES DEVOIRS DřÉTÉ DES COMMISSAIRES : LřIMAGE DU CANADA .... 229

1.1. Créer un Canada canadien : les devoirs dřété de Paul Wyczynski et de Gertrude Laing ... 231

1.2. La sensibilité des commissaires Clément Cormier et Jaroslav Rudnyckyj aux minorités ... 234

1.3. Lřentrée de la Commission sur le terrain politique : divergence entre la conception dřAndré Laurendeau et celles de Frank Scott et de Jean-Louis Gagnon ... 237

1.3.1. André Laurendeau et le « principe de majorité généreuse » : du devoir dřété de 1965 à la rédaction des pages bleues ... 239

1.3.2. La conception de Frank Scott : il ne faut pas toucher à la Constitution 243 1.3.3. Deux optiques : regard de Léon Dion sur le choc des conceptions dřAndré Laurendeau et de Frank Scott ... 246

1.3.4. Jean-Louis Gagnon, un allié pour Scott ... 249

II. LřABANDON DU DERNIER LIVRE SUR LES QUESTIONS POLITIQUES ET CONSTITUTIONNELLES ... 253

2.1. Les interventions de Paul Lacoste en faveur du statut distinct pour le Québec ... 258

2.2. Le projet de livre sur la dimension politique ... 264

2.3. Les dernières rencontres ... 267

2.4. La conclusion inachevée ... 268

III. DU BICULTURALISME AU MULTICULTURALISME ... 274

3.1. Lřactivisme des Ukrainiens pour défendre le multiculturalisme ... 276

3.2. La réappropriation du Livre IV par Trudeau ou lřart de sacrifier le biculturalisme ... 283

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I. ÉLARGIR LřESPACE RÉFLEXIF DANS LA CITÉ ... 292

1.1. Volonté des commissaires dřéveiller le public ... 293

1.2 Initiatives citoyennes pour poursuivre la réflexion entamée à la Commission ... 295

1.3. Insertion du Canada dans une communauté de chercheurs internationaux à travers les travaux de la Commission ... 302

II. UNE FENÊTRE OUVERTE POUR UN COMPROMIS CONSTITUTIONNEL ... 310

2.1. Les années 1960, théâtre dřun brassage dřidées sur la scène constitutionnelle ... 311

2.2. Le statut distinct dans les discours politiques ... 318

2.3. Le statut distinct pensé par des experts de la Commission Laurendeau-Dunton : établir un cadre juridique pour penser la survie du Canada français .... 322

2.4. La notion de statut distinct : espoir, mort, et persistance ... 327

CONCLUSION ... 335

BIBLIOGRAPHIE ... 344

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LISTE DES TABLEAUX ET DES FIGURES

TABLEAU 1 : Année de naissance et titre officiel des commissaires selon les documents de

la Commission ... 84

TABLEAU 2 : Parcours académique des commissaires ... 90

TABLEAU 3 : Nombre dřarticles et dřéditoriaux parus dans les premiers temps de la commission sur tous les dossiers sauf la Commission en elle-même, mi-juillet au 7 novembre 1963 ... 154

TABLEAU 4 : Articles parus à propos de la Commission elle-même, mi-juillet au 7 novembre 1963 ... 155

TABLEAU 5 : Rencontres régionales ... 179

FIGURE 1 : Pression exercée par le premier ministre Lester B. Pearson ... 216

FIGURE 2 : Page couverture du Fourth Annual Winter Institute, 14-16 février, ... 296

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AVANT-PROPOS

Cinq années de doctorat prennent fin et viennent clore un chapitre important de mon parcours académique. Cinq années remplies de rencontres formidables, de découvertes exaltantes et dřexpériences formatrices. Cinq années ponctuées aussi de moments de doute, dřimpatience et de frustration. Au final, les moments heureux furent beaucoup plus nombreux que les moins bons moments, et cela je le dois grandement à mon entourage. Le parcours du doctorant est souvent solitaire, mais jřai eu la chance de bénéficier dřun réseau solide, qui mřa soutenue depuis le début.

Mes premiers remerciements vont à mon directeur de thèse, Martin Pâquet. Son enthousiasme, sa générosité, sa culture infinie font de lui un directeur remarquable et un grand motivateur. Il a toujours les mots justes pour relancer les idées qui stagnent et sa passion ne peut quřêtre contagieuse. Depuis sept ans, il suit mon parcours, dřabord à la maîtrise, puis au doctorat. Au cours de ces années, il a su me guider ; il mřa également donné des opportunités de travail enrichissantes qui font de moi une meilleure historienne.

Je voudrais également remercier le Département des sciences historiques de lřUniversité Laval et de nombreux professeurs inspirants rencontrés au cours de mes études, notamment Michel De Waele, Johanne Daigle, Bogumil Koss et Donald Fyson. Je remercie chaleureusement les membres de mon jury composé de Marie-Andrée Beaudet, Guy Laforest et Marcel Martel pour leur générosité incroyable et leurs conseils judicieux.

Jřexprime ma profonde gratitude à mes parents, Sergine et Bertrand, et à mon frère, François, qui ont toujours encouragé mes choix académiques. Cřest tellement plus facile dřavancer quand on se sait soutenu par une famille aussi merveilleuse. Papa, maman, je vous remercie particulièrement dřavoir lu et corrigé ma thèse.

Au cours des dernières années, jřai eu la chance de côtoyer des collègues et des amis formidables, avec qui jřai eu des conversations enrichissantes et qui ont été généreux en

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mots dřencouragements. Catherine Arsenault, Jérôme Boivin, Jade Cabana, Émilie Guilbeault-Cayer, Étienne Faugier, Anne-Sophie Fournier-Plamondon, Simon Jolivet, Mélissa Morin, Marcela Neagu, Patrick Noël, Marie- Ève Ouellet, Jules Racine-Saint-Jacques, Stéphane Savard, Van Troi Tran, Marie-Andrée Gauthier, Judith Boucher, Chantal Nadeau, Frédérique Bradet, Gabrielle Plamondon et Véronique Denis, je vous remercie sincèrement.

Guillaume, depuis trop longtemps nous sommes trois à habiter notre appartement. Toi, ma thèse et moi. Tu as su te montrer dřune patience exemplaire envers ce colocataire imprévu et envahissant, qui a progressivement laissé des traces dans toutes les pièces de notre demeure. Pour ta patience, mais aussi pour ton enthousiasme envers mon travail et tes encouragements incessants, tu as ma reconnaissance éternelle. Tu es un amoureux formidable ! Merci dřavoir lu et relu ma thèse. Merci de mřavoir rassurée. Merci dřavoir été présent.

Enfin, je remercie le Conseil de recherche en sciences humaines pour son soutien financier.

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INTRODUCTION

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Cřest au cours des discussions entourant la rédaction, en 1965, des fameuses pages bleues attribuées à André Laurendeau et constituant le préambule du premier volume du Rapport de la Commission dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme que sřopéra chez moi la conversion qui devait influencer par la suite toute ma vie professionnelle : au lieu de considérer le Québec dans un contexte canadien comme je le faisais

jusque-là, je me mis à aborder le Canada dans une optique québécoise1.

Léon Dion

Conseiller spécial à la recherche à la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, le politologue de lřUniversité Laval Léon Dion évoque ici comment cette Commission lřa incité à changer passablement sa perception du pays, révélant ainsi lřinfluence de cette entreprise ambitieuse, née de la plume dřAndré Laurendeau dans un éditorial du Devoir de janvier 1962. Non seulement la Commission a pu contribuer à modifier la conception que ses protagonistes entretenaient du Canada et de la place du Québec au sein du pays, non seulement elle a pu sonner des cloches chez certains en nommant lřintensité de lřimpasse canado-québécoise, mais les intellectuels qui y ont participé ont également laissé leur trace sur le paysage politique canadien. Elle a marqué lřimaginaire de ceux qui y ont participé qui, eux, ont laissé leur empreinte à travers elle ou à la suite de ses travaux.

Initiée en 1963 sous le mandat du premier ministre canadien Lester B. Pearson, la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme Ŕ également connue sous le nom de Commission Laurendeau-Dunton, en raison du patronyme de ses codirecteurs André Laurendeau et Arnold Davidson Dunton Ŕ déchaîna les passions des journalistes, des responsables politiques et des citoyens canadiens. Elle fut au cœur de la

1 Léon Dion, Québec 1945-2000, Tome I : À la recherche du Québec, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1987, p. 11.

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vie politique canadienne pendant près de huit années, soit de juillet 1963 au 31 mars 1971. Elle qui se voyait investie de la mission dřétudier les relations entre « les deux peuples fondateurs » a plongé les commissaires dans une aventure éreintante : ils ont parcouru le Canada à maintes reprises, rencontrant les premiers ministres de toutes les provinces et tenant vingt-trois rencontres régionales dřun océan à lřautre afin de sonder les citoyens canadiens sur leur vouloir-vivre ensemble2. En 1965, au moment de la parution du Rapport

préliminaire de la Commission, le constat des commissaires tombe, telle une bombe : le

Canada traverse une des pires crises de son histoire, une histoire pourtant ponctuée de tensions vives3. Par la suite, en décembre 1967, le premier livre dřune série de six du rapport officiel fait les manchettes. Graham Fraser, journaliste et commissaire aux langues officielles, met en lumière le rayonnement non négligeable de ce document : « Encore de nos jours, en raison des contributions des personnes extraordinaires qui y ont participé, on ressent toujours lřimpact de ce rapport dans les politiques linguistiques fédérales, les sciences sociales et même dans les débats sur les droits de la personne4. » Malgré la constance du mal canadien depuis la concrétisation du projet des Pères fondateurs, il a fallu, comme le rappelle Neil Morrison, « plus de 200 ans avant que le gouvernement fédéral entreprenne la première étude globale et approfondie des caractéristiques fondamentales de notre société et des institutions qui en sont à la fois la matrice et le miroir5. » Les hommes et les femmes qui ont participé à cette étude, ces « personnes extraordinaires », appartiennent pour la plupart au milieu universitaire et sont des spécialistes en sciences

2 Les questions posées lors des séances tenues par les commissaires sont les suivantes : « Ces deux peuples, lřanglophone et le francophone, peuvent-ils et veulent-ils vivre ensemble ? À quelles conditions nouvelles ? Et ces conditions sont-ils prêts à les accepter ? » Canada, Commission Royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Rapport préliminaire de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1965, p. 148.

3 Dès le préambule du Rapport préliminaire, lřacuité de la crise est mise en lumière : « Cette expérience, on peut la résumer ainsi : les commissaires, comme tous les Canadiens qui lisent les journaux, sřattendaient bien à se trouver en présence de tensions et de conflits, ils savaient que ces difficultés furent monnaie courante durant toute lřhistoire de la Confédération […]. Mais ce quřils ont peu à peu décelé est différent. Ils ont été contraints de conclure que le Canada traverse actuellement, sans toujours en être conscient, la crise majeure de son histoire. Cette crise a sa source dans le Québec : il nřest pas nécessaire de mener une enquête approfondie pour le savoir. » Ibid., p. 5.

4 Graham Fraser, « Laurendeau-Dunton, quarante ans plus tard », dans Marcel Martel et Martin Pâquet, dir., Légiférer en matière linguistique, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2008, p. 21.

5 Neil Morrison, « Bilinguisme et biculturalisme », dans Robert Comeau et Lucille Beaudry dir., André Laurendeau. Un intellectuel d’ici, Québec, Presses de lřUniversité du Québec, 1990, p. 215. Coll. « Leaders politiques du Québec contemporain ».

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sociales, ce qui constitue en soi une première6. À titre évocateur, Jean-Louis Gagnon, qui devint codirecteur de la Commission à la suite de la mort dřAndré Laurendeau en 1968, la surnomma « la super université du Canada7 ». Mettant des mots sur lřintensité de la crise canadienne et rassemblant en son sein une pluralité dřintellectuels sřétant attachés à panser et à penser ce mal, la Commission Laurendeau-Dunton, mais surtout les êtres qui ont gravité autour, constitue un objet dřétude pertinent pour éclairer lřimpasse canado-québécoise et entrer dans la vie intellectuelle et politique du Canada des années 1960. Dřautant plus que certaines zones dřombre demeurent autour de cette grande commission dřenquête, comme en témoignent les appels de Guy Laforest8 et de Donald J. Horton9 qui soulignent le manque dřétudes en profondeur à son sujet.

LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON COMME ÉVÉNEMENT QUI FRAPPE LE CŒUR DE LA CITÉ

Pour notre part, nous aspirons à faire une histoire intellectuelle de la Commission Laurendeau-Dunton, elle qui se voit souvent abordée sans la contextualisation et lřétude du contexte dřénonciation quřimpose le traitement historique dřévénements. Longtemps méprisée par certains historiens ou tendances historiographiques10 parce que jugée trop superficielle ou à « faible signifiance11 », lřétude de lřévénement tend à faire un retour dans la discipline historique depuis quelques années à travers notamment les travaux de François Dosse et de François Hartog en France, et les travaux de Martin Pâquet, Érick Duchesne,

6 Stephen Brooks et Alain G. Gagnon, Les spécialistes des sciences sociales et de la politique. Entre l’ordre des clercs et l’avant-garde, Montréal, Boréal, 1992, p. 67.

7 Donald J. Horton, André Laurendeau : la vie d’un nationaliste, 1912-1968, Montréal, Bellarmin, 1995, p. 345.

8 Guy Laforest, Trudeau et la fin d’un rêve canadien, Québec, Septentrion, 1992, p. 130. 9 Donald J. Horton, op. cit., p. 336.

10 LřÉcole des Annales, qui a dominé lřhistoriographie pendant les années 1950 et 1970, privilégiait la longue durée braudélienne et lřétude de structures, ce qui a notamment contribué à ternir le lustre de lřévénement jugé insignifiant. Lřévénement constituait alors une unité de base superficielle. Voir François Dosse, Renaissance de l’événement. Un défi pour l’historien : entre sphinx et phénix, Paris, Presses universitaires de France, 2010, p. 5. Coll. « Nœud gordien ». Voir aussi Érick Duchesne et Martin Pâquet, « De la complexité de lřévénement en histoire. Note de recherche », Histoire sociale/Social History, Vol. 34, no. 67, Mai/May 2001, p. 190.

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Gérard Bouchard et Claire Dolan au Québec12. Tantôt imprévisible, tantôt perturbateur, lřévénement, bref ou long, peut frapper au cœur de la Cité et changer le cours des choses. Lřévénement qui fait un retour dans les travaux historiques récents dépasse la banalité du simple fait ; il est scientifiquement scruté, remis dans son contexte et sřélargit sur une possibilité infinie dřhorizons de par lřétude de ses traces multiples. Il constitue en soi un objet, car cřest une unité de signification13. Lřhistorien gagne toutefois à aller chercher ce qui se passe en amont et en aval de celui-ci. Comme le souligne François Dosse : « lřévénement qui fait « retour » est scruté avec un regard tout aussi scientifique, mais qui lui attribue toute son efficience. Devenu indice ou trace signifiante, lřévénement est saisi doublement, comme y invite son étymologie, comme résultat et comme commencement, comme dénouement et comme ouverture des possibles14. » Il est étroitement rattaché à la temporalité, puisquřil peut être à lřorigine dřune accélération de changements. Dans lřétude de lřétymologie du mot événement, Dosse trace un parallèle avec la notion grecque de

kairos qui évoque le bon moment, le « moment opportun » pour effectuer une action et

quřelle soit signifiante. La notion grecque de kairos, sur laquelle nous reviendrons dans le premier chapitre, se veut en fait un « antécédent de lřidée dřévénement »15. Rattaché au

kairos, lřévénement implique lřirruption du nouveau, il peut transformer la société et

déboucher sur des possibles jusque-là inenvisageables. La Commission Laurendeau-Dunton, qui se veut lřobjet principal de cette thèse, sera donc étudiée sans négliger ses antécédents, soit le contexte dans lequel elle a pris forme, et aussi comme « trace signifiante ». Inscrite dans la vie intellectuelle des années 1960, elle a contribué à la

12 Comme le soulignent toutefois Érick Duchesne et Martin Pâquet, « Malgré les tentatives récentes dřen tirer tout le suc, lřévénement reste souvent relégué aux marges de lřhistoire dite scientifique, où les chroniqueurs en font leur pain et beurre. » Voir Érick Duchesne et Martin Pâquet, loc. cit., p. 191. Des efforts importants ont toutefois été consentis au Québec, surtout au cours des dernières décennies, afin de redorer le blason de lřévénement. Voir : Claire Dolan, dir., Événement, identité et histoire, Québec, Septentrion, 1991 ; Gérard Bouchard, « Lřévénement, lřindividu, le récit : une nouvelle frontière pour lřhistoire sociale ? », dans Simon Langlois et Yves Martin, dir., L’horizon de la culture, hommage. Hommage à Fernand Dumont, Québec, Presses de lřUniversité Laval/Institut québécois de recherche sur la culture, 1995, p. 299-319.

13 Martin Pâquet et Érick Duchesne rappellent par ailleurs que lřévénement, « en mobilisant des acteurs socio-historiques autour dřune référence temporelle » peut constituer le ciment qui « soude les générations ». Érick Duchesne et Martin Pâquet, loc. cit., p. 191-192. Cřest le cas de la Commission Laurendeau-Dunton, qui rassemble des acteurs socio-historiques issus de différents cercles de sociabilité et les unit afin de participer à un processus de nation-building.

14 François Dosse, op. cit., p. 6. 15 Ibid., p. 2.

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multiplication des débats dans lřespace public sur les sujets relatifs à son mandat, soit le bilinguisme et le biculturalisme. Ces débats ont eu des échos dans le public, mais aussi chez les responsables politiques et les traces quřelle va laisser sur le paysage intellectuel et politique seront indélébiles. En plongeant au cœur de cet événement, cřest toutes les subtilités des débats intellectuels de lřépoque sur lřavenir du Canada qui ressortent et qui permettent de mieux comprendre la naissance du Canada moderne, qui sřappuie notamment sur un bilinguisme officiel et la notion de multiculturalisme. Dans Régimes d’historicités, François Hartog rappelait lřimportance de sřattacher aux moments de crise afin de mieux comprendre le rapport au temps des sociétés16. Lřétude de la Commission Laurendeau-Dunton, qui prend forme à un moment de crise en raison de lřimpasse qui caractérise les relations canado-québécoises et la définition identitaire du Canada anglophone, permet non seulement de mieux comprendre le rapport au temps, un temps qui invite à la recherche dřune solution pour endiguer lřimpasse, mais elle permet aussi de réfléchir à la distinction entre le temps politique et le temps à lřextérieur du politique. Rythmé par les calendriers électoraux et des mandats brefs, le temps politique sřoccupe plus souvent de trouver des solutions séduisantes pour lřélectorat plutôt que des solutions durables. Dispositif vaste et complexe, la Commission Laurendeau-Dunton a voulu élargir le temps politique et penser longuement une solution aux maux canadiens. Elle est entrée au cœur de la Cité dans les années 1960 et son empreinte se fait encore sentir aujourdřhui dans les débats linguistiques et aussi dans les débats entourant la reconnaissance du statut distinct pour le Québec.

OBJECTIF DE LA THÈSE

Lřobjectif que nous poursuivons se veut multiple et il contribuera sans doute à jeter la lumière sur certains pans de la Commission Laurendeau-Dunton demeurés dans lřobscurité. Dřune part, il consiste à sřattacher aux intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton, à leur trajectoire ainsi quřà leurs idées concernant le Canada et les manières de le sortir de lřimpasse Ŕ cřest-à-dire dřapaiser le conflit de basse intensité17 qui oppose la province

16 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, Éditions du Seuil, 2012 (2003), p. 38. Coll. « La librairie du XXIe siècle ».

17 Par lřexpression « conflit de basse intensité », nous entendons un conflit dénué dřaffrontements physiques sans toutefois être déchargé de violence symbolique ou psychologique. Voir Martin Pâquet et Nathalie Tousignant, « Kulturkampf et usages publics du temps dans les conflits politiques de basse intensité. Les cas de la Belgique, du Canada et du Québec, fin du XXe siècle début du XXIe siècle », dans Isidore Ndaywel È

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francophone au reste du pays depuis la Confédération et plus particulièrement, depuis les années 1960. Les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton incarnent les acteurs principaux de cet événement clé de lřhistoire intellectuelle du pays, dřoù lřimportance de sřy consacrer, dřautant plus que leur parcours se veut particulièrement significatif de la prééminence des sciences sociales qui vivent un âge dřor pendant les années de la Commission. Dřautre part, notre objectif est dřinscrire la Commission Laurendeau-Dunton dans son contexte historique et de mieux comprendre ce qui sřest passé entre les murs de cette vaste entreprise de réconciliation nationale, qui a mobilisé des ressources intellectuelles et financières significatives.

Lřamour ne sřest jamais véritablement creusé un nid dans les relations entre le Canada et la province québécoise. Une myriade de métaphores fort évocatrices à ce sujet habitent la littérature : Frank R. Scott parle du « fruit dřun mariage arrangé par les parents entre deux époux18 », Léon Dion évoque le « duel constitutionnel19 », André Burelle mentionne le « mal canadien20 ». Mariage arrangé, lutte, maladie, les auteurs mettent en scène des images puissantes lorsque vient le temps de parler des relations discordantes entre le Canada et le Québec. La littérature qui aborde lřimpasse canadienne, ses sources et son évolution, est extrêmement riche, mais quřen est-il de la littérature traitant de la réconciliation ? Chacun à leur manière, les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton ont tenté dřesquisser des pistes de solution pour que sřatténue le conflit Canada-Québec. Étudier lřimpasse canado-québécoise, cřest aussi étudier les moyens de la dénouer, car il existe en sol canadien une production scientifique extrêmement riche abordant les moyens dřapaiser les tensions entre la province francophone et le reste du pays. Au Canada, les débats sur lřavenir du Québec et lřunité fragile entre le Canada anglophone et le Québec francophone génèrent une angoisse palpable et monopolisent souvent lřespace médiatique. Il apparaît donc naturel que les intellectuels anglo-canadiens et québécois sřy soient

Nziem et Élisabeth Mudimbé-Boyi, dir., Images, mémoires et savoirs. Une histoire en partage avec Bogumil Koss Jewsiewicki, Paris, Karthala, 2009, p. 47-72.

18 Frank R. Scott, « Canada et Canada français », Esprit, septembre 1952, p. 178. 19 Léon Dion, Le duel constitutionnel Canada-Québec, Montréal, Boréal, 1995, 378 p.

20 André Burelle, Le mal canadien : essai de diagnostic et esquisse d’une thérapie, Saint-Laurent, Fides, 1995, 239 p.

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intéressés et aient tenté dřapporter leur pierre à lřédifice de la résolution du conflit de basse intensité Canada/Québec. En étudiant la Commission Laurendeau-Dunton et ses intellectuels, notre thèse tente de dessiner les contours dřun moment phare dans lřhistoire dřune nation, celui où des ponts se créent entre les responsables politiques, les intellectuels et les citoyens pour penser les moyens de se projeter dans un avenir plus serein. Bref, il y avait la maladie qui prenait la forme dřune crise dřune intensité rare selon certains observateurs et il y a eu des remèdes proposés dans les années 1960 pour guérir ce mal latent. La nature du remède autant que les idées de ses administrateurs sont ici étudiées. QUELQUES ÉLÉMENTS DE DÉFINITION DE LřINTELLECTUEL

Le concept dřintellectuel, concept vaste et éclaté, apparaît en France au moment de lřaffaire Dreyfus. Nombreuses sont les pistes explorées sur sa nature et sa fonction. Aux yeux de Jean-Paul Sartre, lřintellectuel est celui qui se mêle de ce qui ne le regarde pas. Pour Pascal Ory, il est un « homme du culturel mis en situation dřhomme du politique21. » Pour Gisèle Sapiro, il incarne un prophète du monde moderne22. Le terme « intellectuel » est sans contredit historiquement et politiquement connoté de la référence française23.

Au Québec, la fonction intellectuelle voit le jour, aux dires dřAndrée Fortin, avec la modernité. Selon la sociologue, « lřintellectuel est un « définiteur » de situation, il lřanalyse de manière critique pour ensuite formuler des solutions, des propositions dřaction24. » Yvan Lamonde considère, quant à lui, quřil nřy a pas dřintellectuels au Québec au XIXe siècle et que le substantif « intellectuel » est apparu pour la première fois chez Léon Gérin en 1901

21 Pascal Ory, « Quřest-ce quřun intellectuel ? », dans Pascal Ory dir., Dernières questions aux intellectuels, Paris, Olivier Orban, 1990, p. 24.

22 Gisèle Sapiro, « Introduction », dans Gisèle Sapiro, dir., L’espace intellectuel en Europe. De la formation des États-Nations à la mondialisation, Paris, La Découverte, 2009, p. 6. Le collectif dirigé par G. Sapiro est particulièrement intéressant puisquřil met en lumière comment les intellectuels en sont venus à former une communauté internationale à la suite de la Première Guerre mondiale en raison de la multiplication de leurs échanges sur la scène internationale. À travers les échanges universitaires, la mise en commun de savoirs, la création de centres de recherche internationaux, les intellectuels en sont venus à jouer un rôle dans les relations internationales.

23 Catherine Pomeyrols, « Comment fait-on lřhistoire des intellectuels au Québec ? », dans Michel Lemayrie et Jean-François Sirinelli dir., L’histoire des intellectuels aujourd’hui, Paris, PUF, 2003, p. 107.

24 Andrée Fortin, Passage de la modernité : les intellectuels québécois et leurs revues, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1993, p. 4.

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dans Notre mouvement intellectuel25. Toutefois, cette thèse alimenta de nombreux débats et fut contestée notamment par lřhistorienne Fernande Roy26. Lřapport dřYvan Lamonde est toutefois important puisquřil dégage les principaux cercles de sociabilités des intellectuels du début du XXe siècle : les cercles littéraires, les librairies, les congrès et la fondation de revues et de journaux27. Ce faisant, il rappelle la pertinence de sřattacher aux liens qui unissent les intellectuels et à leur inscription sociale afin de comprendre leurs idées et leurs actions. Chez Fernande Roy, lřintellectuel est étroitement lié à la notion phare dřengagement. Cřest pourquoi la thèse défendue par Yvan Lamonde soulignant lřabsence dřintellectuels avant le XXe siècle ne tient pas la route selon son analyse. En effet, au XIXe siècle, les journalistes incarnent des intellectuels en raison de leur engagement dans la Cité. Par la publication de journaux, ils ont voulu élargir le débat public, contribuer à la circulation des idées et promouvoir leur ligne de pensée28. Par la suite, la figure de lřintellectuel sřélargit emprunte divers visages ; de journalistes à des hommes occupant des professions libérales et publiant dans leurs temps libres, elle sřétend à toute un sphère de profils et sřarticule autour de la notion dřengagement.

Apparus quelque part au XIXe siècle, figures actives de lřédification dřun « Québec nouveau » dans les années 1950 et au tournant des années 1960, les intellectuels sont également les penseurs de la nation. En effet, au Québec, un sujet semble avoir monopolisé lřintérêt des intellectuels, soit la définition de la nation québécoise, un ensemble singulier

25 Yvan Lamonde, « Les "intellectuels" francophones au Québec au XIXe siècle : questions préalables », Revue d histoire de l mérique fran aise, vol. 48, n° 2, 1994, p. 154. Selon lřanalyse dřYvan Lamonde, lřintellectuel nřexistait pas avant le XXe siècle, car les conditions de développement social et culturel nřétaient pas réunies. Lřemploi fait par Léon Gérin du vocable intellectuel le rattache davantage à son côté péjoratif qui souligne le « côté dilettante ou bel esprit. » Charle-Philippe Courtois, Trois mouvements intellectuels québécois et leurs relations françaises : L’ ction fran aise, « La Relève » et « La Nation » (1917-1939), Thèse de doctorat déposée à lřUQÀM et lřInstitut politique de Paris, 2008, p. 71.

26 Fernande Roy sřoppose à la thèse dřYvan Lamonde selon laquelle il nřy aurait pas dřintellectuels au XIXe siècle. À ses yeux, depuis la fin du XVIIIe siècle, les journalistes, de par leur engagement dans la Cité, incarnent des intellectuels avant le verbe. Pour une analyse détaillée des éléments qui séparent les définitions de lřintellectuel de Lamonde et de Roy, voir la thèse de doctorat de Charles-Philippe Courtois, p. 68-77. 27 Ibid., p. 74.

28 Fernance Roy souligne dřailleurs que « peu importe comment on les appelait au XIXe siècle, sřil y avait alors des hommes du culturel mis en situation dřhommes du politique, pour reprendre lřexpression de Pascal Ory, cřest bien chez les journalistes quřon les retrouvait. » Voir « Les intellectuels canadiens du siècle dernier : les journalistes », dans Manon Brunet et Pierre Lanthier, dir., L’inscription sociale de l’intellectuel, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, LřHarmattan, 2000, p. 341.

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au sein dřune mer dřanglophones. Le lien entre les intellectuels et lřunivers politique sřavère donc extrêmement prégnant ; un fait particulier du Québec est justement que ses intellectuels sont souvent sortis de leur tour dřivoire pour plonger en politique, entrant ainsi en contradiction avec leur fonction. Lřintellectuel québécois constitue donc un homme Ŕ ou une femme Ŕ engagé aspirant à trouver des panacées pour construire une société meilleure. Il a dřailleurs lui-même amplement réfléchi à son rôle. Léon Dion souligne dans sa réflexion sur lřintellectuel québécois les embûches se dressant sur la voie de lřengagement. À ses yeux, il sřavère ardu, voire impossible, de trouver un juste milieu entre la pensée et lřaction : « Les relations entre les intellectuels et le politique ne peuvent être quřambivalentes et ambiguës. La question de savoir quand, comment, jusquřà quel point les intellectuels peuvent et doivent sřengager dans le politique restera toujours insoluble29. » Lui-même a éprouvé des difficultés patentes à flirter avec la politique30.

Si la question nationale a inspiré la plume des intellectuels québécois, il en est de même pour les intellectuels anglo-canadiens qui ont tâché de tracer les contours de la nation canadienne, une nation qui cherche à trouver ses couleurs spécifiques en regard du géant états-unien. Si les définitions de lřintellectuel québécois et les réflexions quřil a produites sur son rôle et son engagement dans la cité sont riches, lřintellectuel anglo-canadien sřest fait plus discret que son homologue québécois dans lřespace public. « Bien que le Canada anglais nřait pas manqué de grands penseurs dont lřœuvre a laissé des empreintes très nettes sur le pays, la tradition de lřintellectuel public semble avoir des racines moins profondes quřau Québec31. », affirment James P. Bickerton, Stephen Brooks et Alain G. Gagnon. En conséquence, les intellectuels canadiens-anglophones sont également moins volubiles que leurs homologues québécois quant aux réflexions sur leur pratique. Des pistes de définition sont toutefois présentes dans la production scientifique écrite à leur sujet. Dans son ouvrage consacré aux intellectuels canadiens de la première moitié du XXe siècle, Doug Owram définit la communauté intellectuelle comme active dans la redéfinition de

29 Léon Dion, Québec : 1945-2000. Tome II : Les intellectuels et le temps de Duplessis, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 1993, p. 155.

30 Voir Léon Dion, Québec : 1945-2000. Tome I…, p. 11.

31 James P. Bickerton et al., Six penseurs en quête de liberté, d’égalité et de communauté : Grant, Innis, Laurendeau, Rioux, Taylor et Trudeau, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, 2003, p. 160.

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lřÉtat canadien32. À lřinstar du Québec, lřintellectuel est représenté comme le penseur de la nation33, celui qui engage des débats sur le rôle de lřÉtat et qui aspire à trouver des solutions.

À la lecture de ces pistes de définition, il appert que la plupart des collaborateurs aux travaux de la Commission Laurendeau-Dunton, instaurée dans une période trouble où les contours des nations québécoise et canadienne avaient plus que jamais besoin de définitions, appartiennent à la catégorie dřintellectuels. Ils errent quelque part entre la figure de lřintellectuel public décrite avec nostalgie par Russel Jacoby et celle de lřuniversitaire comme intellectuel spécifique définie par Michel Foucault. Ils sont en quelque sorte des hybrides. Autant ils peuvent sřapparenter aux journalistes engagés décrits par Fernande Roy, autant ils offrent un nouveau modèle dřengagement, où lřuniversité joue un rôle essentiel et où lřexpertise développée dans les domaines des sciences sociales devient un élément clé du remède au mal canadien.

Aux yeux de Russell Jacoby, les professeurs dřuniversité nřentrent pas dans la catégorie dřintellectuels. Selon son analyse, la désertion des centres urbains par les intellectuels qui sont allés se réfugier dans les tours dřivoire universitaires a signé la mort de lřintellectuel34. Les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton nřétaient pas que des universitaires. Certes, plusieurs dřentre eux ont étudié à lřuniversité et y ont fait carrière par la suite. Toutefois, leur engagement débordait largement les frontières de la recherche et de lřuniversité : ils ont fondé des journaux, des revues et des partis politiques. Ils

32 Doug Owram, The Government Generation : Canadian Intellectuals and the State, 1900-1945, Toronto, University of Toronto Press, 1986, p. xi.

33 Raymond Aron rappelle que les intellectuels vivent avec acuité et sensibilité le destin de leur nation. Raymond Aron, L’opium des intellectuels, Calmann-Lévy, 1986 (1955), p. 240.

34 Voir Russell Jacoby, The Last Intellectuals : American Culture in the Age of Academy, Basic Books, 2000 (1987), 289 p. La conception de lřintellectuel de Russell Jacoby est intéressante en ce sens quřelle fait voir comment les universités peuvent devenir des lieux très restrictifs qui, par la spécialisation et le devoir de publication quřelles encouragent, viennent limiter les interventions publiques des intellectuels et en faire des être retirés de la société. Pour Jacoby, lřintellectuel doit évoluer dans la société quřil critique. Les intellectuels de Laurendeau-Dunton ont certainement été influencés par leur appartenance universitaire. Autant les méthodes développées dans les universités les ont inspirés, autant le rôle de professeur de certains a pu nuire à leur engagement. Cřest notamment le cas de Léon Dion, qui refuse le rôle de directeur de la recherche parce quřil ne veut pas entraver sa carrière dřuniversitaire.

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aspiraient à sřengager afin que les tensions marquant les relations entre « les deux peuples fondateurs » se résorbent. La définition de lřintellectuel retenue est donc aussi en partie imprégnée de la conception foucaldienne. En fait, la notion dřintellectuel épouse, aux yeux de Michel Foucault, et ce, surtout à la fin de sa vie35, les contours du profil du chercheur en sciences humaines. Elle était représentée par le « chercheur engagé » membre de la cité savante36 qui aspirait à aider et à faire progresser la société. Selon le philosophe, lřintellectuel ne peut « se situer « en dehors » ou « au-dessus » des institutions ou des relations de pouvoir qui gouvernent son temps et son milieu. Il doit déployer sa pensée critique en acceptant son lieu dřinscription37 ». Les itinéraires des intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton débordent toutefois du cadre définitionnel de lřintellectuel spécifique. Les membres de la Commission interviennent certes dans leur champ de compétences, comme le fait lřintellectuel spécifique, mais ils ne se confinent pas quřà ce rôle ; ils sortent des frontières prescrites par la figure de lřintellectuel spécifique, car ils sont trop animés par leur désir de participer activement à la construction de lřavenir de leur pays. Cřest à ce moment quřils sřengagent pour des causes ou des partis. Comme le rappelle Alain Lacombe, « lřintellectuel est essentiellement un homme du culturel. Mais il pourra lui arriver, à un moment ou à un autre de sa vie, de sřengager dans les débats qui secouent la Cité. Il se voit alors en situation dřhomme politique38. » Chez les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton, lřengagement est polymorphe ; il se traduit tantôt à travers la plume, tantôt dans lřaction politique, tantôt dans lřactivité artistique. En revêtant tour à tour les chapeaux de spécialistes en sciences humaines, dřhommes politiques, dřartistes, de poètes, de voyageurs, de militants, les commissaires de la Commission Laurendeau-Dunton constituent, pour certains, des modèles dřengagement39.

35 La définition du rôle de lřintellectuel a constamment évolué dans la pensée de Michel Foucault. Pour mieux comprendre les différentes étapes de ces transformations, voir le chapitre consacré à Foucault par Gérard Noiriel dans Penser avec, penser contre. Itinéraire d’un historien, Paris, Belin, 2003, p. 229-248.

36 Ibid., p. 240. 37 Ibid., p. 239.

38 Alain Lacombe, « Les intellectuels québécois dans leur mémoire au XXe siècle, de Lionel Groulx à Gérard Pelletier », dans Manon Brunet et Pierre Lanthier, op. cit., p. 280.

39 André Laurendeau est fréquemment cité comme modèle dřengagement intellectuel par ses pairs et aussi par les générations qui lřont suivi. Voir le collectif dirigé par Nadine Pirotte, Penser l’éducation. Nouveaux dialogues avec André Laurendeau, Montréal, Boréal, 1989, 233 p.

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Nous lřavons déjà souligné, les liens entre les intellectuels et la politique sont manifestes. Comme le souligne René Rémond, lřentrée même du terme dans le vocabulaire au moment de lřaffaire Dreyfus « avec une intention polémique et une acception légèrement péjorative […] atteste lřancienneté des liens entre la politique et les intellectuels40. » Le sociologue Robert J. Brym a notamment écrit un essai important montrant la relation entre le milieu social dřorigine et lřorientation politique des intellectuels. À ses yeux, les intellectuels sont loin de représenter des êtres déracinés et sans appartenance ; ils sont sujets à des processus complexes dřaffiliation et de désaffiliation, processus qui jouent un rôle considérable dans la nature de leur engagement et dans lřefficience de leurs interventions politiques41. Dřoù lřimportance dřétudier non seulement leurs idées, mais également leur milieu dřappartenance, leurs relations et les réflexions quřils ont produites sur leur rôle.

BILAN HISTORIOGRAPHIQUE

Histoire intellectuelle et des groupes d’intellectuels

Lřintellectuel est souvent perçu comme lřhomme engagé, « lřhomme révolté » de la cité.42

Pierre Hébert et Marie-Pierre Luneau

Depuis les dernières années, lřhistoire intellectuelle, qui était tombée en désuétude avec lřintérêt suscité par lřhistoire sociale de lřÉcole des Annales, occupe une place grandissante chez les historiens québécois et canadiens43. Au Québec notamment, pensons à la création de la revue MENS en 2000 et aux récentes thèses qui ont été déposées par les historiens Charles-Philippe Courtois et Dominique Foisy-Geoffroy en 2008 pour attester de

40 René Rémond, « Les Intellectuels et la Politique », Revue française de science politique, vol. 9, no. 4, 1959, p. 867.

41 Robert J. Brym, Intellectuals and Politics, London, Boston, G. Allen & Unwin, 1980, p. 60.

42 Pierre Hébert et Marie-Pierre Luneau, « Lřécrivain conscrit : la Seconde Guerre mondiale, la censure et les positions de trois écrivains québécois », dans Manon Brunet et Pierre Lanthier dir., L’inscription sociale de l’intellectuel, Québec, Les Presses de lřUniversité Laval, LřHarmattan, 2000, p. 233.

43 Ramsay Cook, « Canadian Intellectual History : What has been done ? », dans Damien-Claude Bélanger, Sophie Coupal et Michel Ducharme dir., Les idées en mouvement : perspectives en histoire intellectuelle et culturelle au Canada, Sainte-Foy, Les Presses de lřUniversité Laval, 2004, p. 15.

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cet intérêt, manifeste notamment chez la relève historienne. La première thèse sřintéresse aux mouvements intellectuels comme nouvelle pratique des intellectuels du XXe siècle.

L’ ction française de Montréal, la Relève et la Nation ainsi que les intellectuels qui

gravitent autour sont étudiés en mettant en lumière leurs relations avec les intellectuels français. À travers cette thèse, qui dresse un bilan historiographique exhaustif de lřhistoire des intellectuels au Québec, se dégage la multiplicité des visages de lřengagement des intellectuels québécois dans la première moitié du XXe siècle, qui ont prôné lřaction collective et qui ont initié des réseaux intellectuels pour faciliter la circulation de leurs idées. Ces intellectuels décrits par Charles-Philippe Courtois constituent certes des hommes dřaction, mais ils incarnent beaucoup des hommes de plume, qui ont voulu changer les choses par la force de leurs écrits.

La thèse de Dominique Foisy-Geffroy s'intéresse aussi à la pensée traditionaliste - ou conservatrice - d'intellectuels canadiens-français. Ce courant propre à la première moitié du XXe siècle combine les héritages de l'ultramontanisme du siècle précédent et les nouvelles propositions philosophiques de leur siècle44 . La pensée politique des intellectuels canadiens-français, bien qu'éparse, reposait en effet sur la tradition philosophique des docteurs de l'Église. Or, ces intellectuels ont su s'adapter aux conditions sociopolitiques du Canada français et ainsi faire un usage collectif de leurs réflexions. Ainsi, qu'il s'agisse d'Henri Bourassa, de Lionel Groulx, d'André Laurendeau pour ne nommer que ceux-là, et des quotidiens et des revues comme Le Devoir, L'Action française et bien d'autres, la pensée traditionaliste évoque un courant politique et philosophique bien réel. En reprenant à leur compte l'héritage de l'Europe et ses perspectives possibles pour lřavenir, les traditionalistes ont offert une synthèse intellectuelle inédite qui répondait aux finalités de leur société et dont le Rapport Tremblay incarne une sorte dřaboutissement moral. Dominique Foisy-Geffroy note « l'idée que le Rapport Tremblay constitue la véritable somme théorique et pratique du nationalisme traditionaliste canadien-français s'est rapidement imposée45 ». De ce point de vue, lřintimité entre le politique et lřengagement

44 Dominique Foisy-Geoffroy, Les idées politiques des intellectuels traditionnalistes canadiens-français, 1940-1960, Thèse de doctorat, Université Laval, 2008, p. 107.

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intellectuel nřest plus à contester. Malgré les contradictions internes de cette pensée qui sřétend sur plusieurs décennies, ces intellectuels ont su réfléchir sur les rapports entre nation et État, sur la place du politique, de la liberté et de la religion.

Les lettres de noblesse nouvellement regagnées par lřhistoire intellectuelle le sont surtout en raison de la contribution significative de lřhistoriographie française ; elle revient au-devant de la scène en même temps que la nouvelle histoire politique, qui puise aux sources de lřhistoire culturelle. Les travaux de François Dosse, de Pascal Ory, de René Rémond et de Jean-François Sirinelli ont joué un rôle essentiel de défrichement et ouvert la voie à plusieurs chercheurs. Comme le souligne Catherine Pomeyrols, « des outils mis au point pour lřanalyse des intellectuels français et européens peuvent être à bon escient utilisés au Québec, afin dřy analyser les élites intellectuelles en tant quřobjet dřétude comme un autre46 ». Ces outils sont représentés par les notions de « génération », de « structures de sociabilité », de « réseaux » et « dřitinéraires », notions sur lesquelles nous reviendrons dans la description de la méthodologie. La marche des idées de François Dosse, en faisant un bilan exhaustif de ce qui a été fait dans le domaine de lřhistoire des intellectuels et de lřhistoire intellectuelle en France surtout, mais aussi ailleurs, met en lumière la pertinence du champ quřest lřhistoire intellectuelle pour comprendre le développement des idées et leur circulation.

Au Québec, lřhistorien Yvan Lamonde a contribué de manière significative à la progression et au rayonnement de lřhistoire intellectuelle. Son article sur les intellectuels francophones au XIXe siècle est venu ajouter une pierre à lřédifice de la définition de lřintellectuel québécois, en suscitant un vaste débat47. Il met en lumière lřimportance de la compréhension dřun contexte socioculturel particulier permettant lřavènement de lřintellectuel ; lřétude des intellectuels est donc étroitement liée à leur contexte dřapparition, aux éléments qui font en sorte que de telles figures puissent émerger. Yvan Lamonde est également à lřorigine dřun des ouvrages marquants en histoire intellectuelle :

46 Catherine Pomeyrols, Les intellectuels québécois : formation et engagements, 1919-1939, Paris, LřHarmattan, 1996, p. 448.

47 Un collectif est dřailleurs issu de ce débat, collectif riche en réflexions sur le rôle et la définition de lřintellectuel au Québec. Voir Manon Brunet et Pierre Lanthier, dir., op. cit.

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L’Histoire sociale des idées au Québec48. Il représente la première synthèse dřhistoire intellectuelle au Québec en abordant les différents courants idéologiques qui ont parcouru la province depuis la Conquête, leur diffusion et leur influence. Ouvrage colossal tant par la période temporelle couverte Ŕ de 1760 jusquřà 1929 Ŕ que par la densité des informations contenues Ŕ qui illustrent le cycle des idées de leur naissance à leur diffusion Ŕ, lřinitiative dřYvan Lamonde nřa pas son pendant au Canada anglophone. Plus récemment, lřhistorien a contribué à une meilleure compréhension de lřavènement de la modernité au Québec en sřattachant aux luttes de figures de proue de la vie intellectuelle du Québec des années 1930 pour faire entrer la modernité au Québec. La modernité au Québec, La Crise de l’homme et

de l’esprit illustre comment les intellectuels sont des acteurs de changements sociaux et que

leurs outils sont multiples : revues, peintures et travail collectif49.

En ce qui a trait au Québec contemporain plus spécifiquement, le Bulletin d’histoire

politique a consacré un numéro aux actes dřun colloque portant sur les intellectuels et la

politique qui sřest tenu au printemps 199450. Réunissant plusieurs universitaires ayant réfléchi à lřengagement des intellectuels québécois et à leur fonction et étant eux-mêmes des intellectuels engagés - Michael Olivier, Andrée Fortin, Alain G. Gagnon, Daniel Latouche et Robert Comeau pour nřen citer que quelques-uns parmi eux -, ce numéro sřavère des plus pertinents puisquřil donne une voix aux intellectuels parmi lesquels se trouvent des membres de la Commission Laurendeau-Dunton, leur permettant dřexprimer leur conception de leur fonction et de leur engagement.

Les sociologues québécois ont également contribué de manière significative à lřapport des connaissances scientifiques sur lřhistoire intellectuelle. Certains dřentre eux se démarquent, notamment Marcel Fournier, Léon Dion, Andrée Fortin et Jean-Philippe Warren. Dans L’entrée dans la modernité. Science, culture et société au Québec, Marcel Fournier rattache des figures phares de la vie intellectuelle québécoise de la première

48 Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec, Saint-Laurent, Les Éditions Fides, 2000.

49 Yvan Lamonde, La modernité au Québec, La Crise de l’homme et de l’esprit, 1929-1939, Montréal, Éditions Fides, 2011, 323 p.

50 Robert Comeau et Michel Sarra-Bournet, « Les intellectuels et la politique dans le Québec contemporain, Actes du colloque du 20 mai 1994 », BHP, vol. 3, no. 1, Automne 1994. 170 p.

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moitié du XXe siècle à la notion de progrès, montrant comment les intellectuels peuvent laisser leur empreinte sur la société dans laquelle ils sřinscrivent. Sa démarche se veut inspirante à plusieurs égards, notamment de par lřemploi du concept dř « effet de génération. » Pour Marcel Fournier, les intellectuels « participent de la culture de leur époque51 » : ils ont souvent fréquenté les mêmes institutions académiques, les mêmes auteurs, ce qui fait quřils partagent des habiletés intellectuelles similaires et quřils ont une parenté dřesprit. Ainsi regroupés en « générations », il sřavère plus aisé de comprendre la force de leur action et de brosser les contours de leur héritage dans la construction du Québec moderne. Léon Dion se consacre, dans Les intellectuels au temps de Duplessis, à la génération dřintellectuels qui a contesté le gouvernement de Maurice Duplessis. À lřinstar de Marcel Fournier, il sřintéresse au parcours académique de ces intellectuels, à leurs stratégies dřaction déployées à travers des institutions telles que la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval et la revue Cité Libre52. Abordée comme un pilier de la modernité au Québec par Marcel Fournier et Léon Dion, lřÉcole des sciences sociales du père dominicain Georges-Henri Lévesque constitue un pilier de la vie intellectuelle du Québec du XXe siècle.

Elle occupe également une place significative dans lřouvrage de Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique, qui retrace les grands pans de lřévolution de la sociologie au Québec. Comme le souligne Warren, « lřévolution historique de la sociologie québécoise ne peut se lire que comme une longue courbe ascendante vers la scientificité et la positivité […]53. » Ce phénomène est intéressant puisquřil offre une clé pour comprendre lřobjet principal de notre thèse, la Commission Laurendeau-Dunton. Érigée à un moment où la discipline sociologique est institutionnalisée et en pleine ascension, les intellectuels de la Commission Laurendeau-Dunton fondent beaucoup dřespoir sur les nouvelles techniques mises au point par cette discipline, notamment les sondages, pour résoudre lřimpasse canado-québécoise. Pour eux, cřest un moyen dřatteindre la vérité sur la crise qui ébranle le

51 Marcel Fournier, L’entrée dans la modernité. Science, culture et société au Québec, Montréal, Les Éditions Saint-Martin, 1986, p. 15.

52 Léon Dion, 1945-2000. Tome II : Les intellectuels et le temps de Duplessis, 452 p.

53 Jean-Philippe Warren, L’engagement sociologique. La tradition sociologique du Québec francophone (1886-1955), Montréal, Boréal, 2003, p. 115.

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pays et dřen comprendre son essence. La sociologue Andrée Fortin a rédigé, quant à elle, un ouvrage marquant en histoire intellectuelle québécoise, ouvrage abordant des revues qui constituent un moyen privilégié dřexpression des intellectuels54. À travers cette étude qui explore les éditoriaux de plus de 500 périodiques, se dégagent la trame de lřengagement politique des intellectuels, leur place au sein de la société québécoise et leurs revendications. En fait, Andrée Fortin montre la prise de parole des intellectuels québécois et ses mutations au fil des années.

Comme en témoignent les travaux dřYvan Lamonde, de Léon Dion et de Marcel Fournier, sřintéresser à lřhistoire intellectuelle, cřest souvent sřintéresser à lřhistoire dřun groupe dřintellectuels. Plusieurs ouvrages se sont consacrés à lřétude des groupes dřintellectuels. Parmi ceux-ci, se trouve notamment le travail controversé de lřhistorienne française Catherine Pomeyrols55. Les intellectuels québécois : formation et engagements sřattache à un petit groupe constitué de 23 intellectuels québécois ayant été formés dans lřentre-deux-guerres afin de rendre « une étude intensive plutôt quřextensive56 ». Fondée sur un dépouillement de sources riches, généralement méconnues et variées, lřétude de Catherine Pomeyrols brosse un portrait détaillé, mais imparfait, de lřhistoire des idées au Québec pour la période de lřentre-deux-guerres. Elle met en lumière non seulement la genèse des idées - souvent inspirées de la France et plus globalement des grands courants de pensée européens - à travers lřétude de la formation scolaire et idéologique des intellectuels du corpus, mais également leur influence dans la construction dřun État renouvelé. Témoignant du développement des idées au Québec dans lřentre-deux-guerres, lřouvrage de Catherine Pomeyrols montre toute la pertinence que peut avoir lřétude de petits groupes dřintellectuels. Toutefois, elle met également en lumière les écueils qui se trouvent sur le chemin de lřhistorien sřattachant à des groupes dřintellectuels. Ce type dřétude exige des nuances afin dřéviter de rattacher les idées présentées par un intellectuel à

54 Andrée Fortin, op. cit., 406 p.

55 Dans un compte rendu de lřouvrage, Pierre Trépanier souligne que lřauteure échoue par son manque dřérudition et de méthodologie. Pierre Trépanier, Recension du livre de Catherine Pomeyrols, Les Intellectuels québécois: formation et engagements, 1919-1939, Paris et Montréal, L'Harmattan, 1996, 537 p, dans lřEncyclopédie de lřAgora.

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lřensemble du groupe. Lřouvrage de Pomeyrols nřatteint malheureusement pas ce degré de nuance. Elle omet des éléments de contextualisation essentiels permettant de dégager la spécificité de chacun des intellectuels étudiés57.

Sřattachant à la période de lřavant-Révolution tranquille, lřhistorienne Pascale Ryan a publié un ouvrage sur les quelque trois cents intellectuels rattachés à la Ligue dřaction nationale - 1917-1960 -, illustrant les stratégies mises en place par ces hommes, ces penseurs actifs avides de participer pleinement à la définition de la nation canadienne-française, afin que leurs idées puissent descendre du ciel platonicien et sřanimer dans la Cité. Elle sřintéresse principalement aux stratégies déployées par ces intellectuels pour rendre leurs idées effectives et dégage ainsi un nouveau modèle dřengagement intellectuel. Elle montre dřailleurs le rôle des événements historiques dans la prise de conscience des intellectuels ; ils sont des catalyseurs de leur désir dřagir sur le devenir de la Cité. La pendaison de Louis Riel en 1885 et les remous qui sřensuivirent, les droits constitutionnels retirés aux catholiques du Manitoba au début du XXe siècle et le règlement XVII de 1913 en Ontario ont tous joué un rôle dans lřengagement de ces intellectuels qui ont aspiré à réveiller le Canada français afin quřil réclame ses droits58. Employant la méthode de la biographie collective et mettant en scène André Laurendeau, qui se joint au rang de la ligue en 1935 - suivant ainsi les traces de son père59 - et prend la direction de sa revue, l’ ction

nationale, en 1937, lřouvrage de Pascale Ryan met en lumière les influences de celui qui

devint codirecteur de la Commission Laurendeau-Dunton, notamment le rôle joué par Lionel Groulx dans le développement de sa pensée. Il met également en lumière son engagement politique et ses réseaux. Le modèle dřengagement décrit par Pascale Ryan rappelle aussi le rôle joué par les crises dans le réveil des intellectuels.

57 Charles-Philippe Courtois formule dřailleurs une critique fouillée de lřouvrage de Pomeyrols dans sa thèse. Voir Charles-Philippe Courtois, op. cit., p. 92-99.

58 Pascale Ryan, Penser la nation : La Ligue d’action nationale, 1917-1960, Montréal, Leméac, 2006, p. 20. 59 Comme le souligne Pascale Ryan, lřadhésion dřAndré Laurendeau à la ligue était presque écrite dans le ciel : « Son adhésion apparaît au départ comme le prolongement naturel de lřéducation nationaliste reçue dans son milieu familial et chez les jésuites du Collège Sainte-Marie. Élevé dans le milieu de la Ligue dřaction française, proche de Groulx Ŕ qui a été son professeur à lřUniversité de Montréal et qui célébrera son mariage avec Ghislaine Perrault -, il est à lřorigine du mouvement des Jeune-Canada, dont il a été un des principaux leaders. » Ibid., p. 131.

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Dans Prelude to Quebec’s Quiet Revolution, lřhistorien anglo-canadien Michael Behiels sřattache, à lřinstar de Pascale Ryan, à la période précédant la Révolution tranquille au Québec. Il pose quant à lui son regard sur deux groupes dřintellectuels, les néo-nationalistes, dont les leaders sont notamment André Laurendeau, Gérard Filion et Jean-Marc Léger, et le citélibristes, dont les figures de proue sont incarnées par Pierre-Elliott Trudeau et Gérard Pelletier, et, plus spécifiquement, sur la quête de ces deux groupes dřun véhicule politique approprié « to implement their respective societal models »60. Lřétude de Behiels sřavère pertinente puisquřelle retrace non seulement les réseaux de Pierre Trudeau et dřAndré Laurendeau, personnalités se trouvant au cœur de notre projet de thèse, mais quřelle explore, comme celle de Pascale Ryan, lřunivers de lřengagement des intellectuels dans la Cité et les mécanismes faisant en sorte que les idées sřancrent dans le champ des possibles et deviennent un enjeu politique.

La thèse rédigée par lřhistorienne Molly Ungar61 sřattache également à un microcosme dřintellectuels. Relatant les activités du petit cercle dřamis et de connaissances se réunissant ponctuellement chez lřartiste John Lyman dans le Montréal des années 1930, Molly Ungar montre comment ce groupe hétéroclite composé dřartistes, dřuniversitaires, dřécrivains et de philanthropes se pose en porte-étendard dřidées nouvelles, rejetant lřordre établi représenté par « lřunivers de la génération de leurs parents, un univers baigné de romantisme, empreint du sceau de la religion et des valeurs capitalistes et bourgeoises62. » À travers le portrait de ces précurseurs se dégage la force de leurs idées qui marqueront les générations futures.

Une étude ressort particulièrement du lot en traitant de lřinfluence des idées des intellectuels anglo-canadiens sur la définition des contours de lřÉtat canadien, devenu plus interventionniste sous leur impulsion : The Government Generation : Canadian

60 Michael Behiels, Prelude to Quebec’s Quiet Revolution, Liberalism versus Neo-nationalism, 1945-1960, Montréal, McGill-Queenřs University Press, 1985, p. 7.

61 Molly Ungar, The last Ulysseans: Culture and modernism in Montreal, 1930—1939, Thèse de doctorat, York University, 2003, 307 p.

62 Valérie Lapointe Gagnon, « Jeter un pont entre les deux solitudes : le rôle de Frank R. Scott dans lřélaboration des politiques linguistiques au Canada, 1960-1984 », dans Marcel Martel et Martin Pâquet, dir., Légiférer en matière linguistique, Québec, Presses de lřUniversité Laval, 2008, p. 33.

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TABLEAU 1 : Année de naissance et titre officiel des commissaires selon les documents  de la Commission 225
TABLEAU 2 : Parcours académique des commissaires
TABLEAU  3 413  :  Nombre  dřarticles  et  dřéditoriaux  parus  dans  les  premiers  temps  de  la  Commission  sur  tous  les  dossiers  sauf  la  Commission  en  elle-même,  mi-juillet  au  7  novembre 1963  Provinces  Nombre  d’articles  Nombre  d’édito
TABLEAU  4 :  Articles  parus  à  propos  de  la  Commission  elle-même,  mi-juillet  au  7  novembre 1963  Provinces  Nombre  d’articles  Nombre  d’éditoriaux  Ontario anglophone  80  37  Ontario francophone  7  3  Québec anglophone  31  9  Québec francop
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