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Inscription des commissaires dans des réseaux académiques canadiens

III. DES INTELLECTUELS POUR PANSER ET PENSER LES PLAIES DU

3.1 La rencontre de dix commissaires devenus messagers de la complexité

3.1.1 Inscription académique des commissaires et sphères dřinfluence

3.1.1.2 Inscription des commissaires dans des réseaux académiques canadiens

Malgré la présence dřinstitutions modernes en sol québécois telles que la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval et celle de lřUniversité de Montréal, où André Laurendeau et le père Clément Cormier ont étudié notamment, le climat intellectuel pouvait devenir étouffant au Québec et nuire à la liberté de pensée des intellectuels. Le dédain proféré envers certains intellectuels par Duplessis nřaidait en rien à leur épanouissement. À cela sřajoutait un désir partagé par des universitaires québécois dřaller approfondir leurs connaissances sur dřautres territoires où les institutions académiques étaient riches dřhistoire. Ce désir était dřailleurs soutenu financièrement par le programme de « bourses dřEurope » qui devint pendant la Deuxième Guerre mondiale, les « bourses dřAmérique »245. Comme le soulignent Robert Gagnon et Denis Goulet dans leur article consacré aux « boursiers dřEurope », la recherche en est encore à ses balbutiements concernant les impacts de ces programmes ayant permis à de jeunes diplômés dřaller chercher des outils intellectuels à lřinternational. Toutefois, les premiers résultats montrent que ces départs à lřétranger ont eu des répercussions dans lřhistoire du Québec et du Canada. Le développement et le rayonnement de plusieurs départements de sciences humaines sont en grande partie redevables à ces programmes de bourses qui ont permis, comme le relatent Robert Gagnon et Denis Goulet, « aux universités de recruter un premier

245 Dans leur article sur les « bousiers dřEurope », Robert Gagnon et Denis Goulet soulignent quřavec la Deuxième Guerre mondiale, qui empêche les boursiers de se rendre en Europe, il convient plutôt de parler de « bourses dřAmérique » à partir des années 1940. Né des relations nouvelles entre le Canada et la France au début du XXe siècle, ce programme de bourses permit à de nombreux intellectuels dřaller parfaire leurs connaissances sur le Vieux Continent puis, dans les institutions Américaines par la suite. Parmi les programmes de bourses offerts au Canada, cřest le gouvernement québécois qui met en place le programme le plus ambitieux. Au total, le gouvernement québécois a octroyé 666 bourses de 1920 à 1959. Voir Robert Gagnon et Denis Goulet, « Les « boursiers dřEurope », 1920-1959. La formation dřune élite scientifique au Québec », BHP, vol. 20, no. 1, p. 60-71.

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noyau de chercheurs246. » Le parcours des commissaires et des membres de la Commission est à ce titre éclairant, puisque plusieurs dřentre eux ont étudié à lřextérieur des frontières québécoises et canadiennes.

André Laurendeau, comme plusieurs intellectuels de sa génération, se sentait parfois étouffé quelque peu par la rigidité de sa terre natale et souffrait dřêtre pris dans le carcan conventionnel de la société québécoise religieuse des années 1930 et 1940. Il était allé, comme plusieurs de ses congénères, se remplir les poumons et lřesprit de lřair plus libre de Paris. Influencé par les intellectuels français catholiques de gauche oeuvrant autour de la revue Esprit, il se distancia des nationalismes de droite247. Inspiré par son périple et par des rencontres formatrices avec Jacques Maritain, Emmanuel Mounier et André Siegfried248, Laurendeau développe sa conception dřun nationalisme moderne. Denis Monière résume lřessence de ce nationalisme en le disant « libéré des dogmes, attentif aux faits, un nationalisme positif, constructif, qui ait prise sur les réalités du monde moderne. Il [Laurendeau] refuse de sřenfermer dans un carcan doctrinal et aspire à juger les situations pour elles-mêmes sur la base des faits, des données de lřexpérience249. » Ces rencontres semèrent le doute chez le jeune intellectuel. Comme le rappelle Yvan Lamonde : « Cřest le choc pour le jeune nationaliste ET pour le jeune catholique250. » Cřest là, au contact du personnalisme de Maritain, que débute sans doute la réflexion profonde que Laurendeau va mener sur les manières de conjuguer personne et communauté, une réflexion quřil va peaufiner au cours de sa vie et dont il va laisser comme héritage ultime les pages bleues du rapport de la Commission Laurendeau-Dunton, qui tentent de créer un pont entre la collectivité québécoise et le reste du Canada, de trouver un juste milieu entre les droits individuels et les droits collectifs. Cette conception qui se peaufine avec le recul que permet

246 Ibid., p. 64. La Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval sřest développée à travers de tels échanges : Maurice Lamontagne a fait un séjour à Harvard avant de revenir à lřUniversité Laval, tandis que Jean-Charles Falardeau a étudié à Chicago. Voir Ibid., p. 61.

247 Denis Monière, « André Laurendeau et la vision québécoise du Canada », dans Robert Comeau et Lucille Beaudry, dir., op. cit., p. 193.

248 Sur le parcours dřAndré Laurendeau en Europe, qui se déroule de septembre 1935 à septembre 1937, voir Yvan Lamonde, La modernité au Québec : la Crise de l’homme et de l’esprit, 1929-1939, Montréal, FIDES, 2011, p. 74-77.

249 Denis Monière, loc. cit., p. 193. 250 Yvan Lamonde, op. cit., p. 81.

lřexpatriation transitoire se veut fondatrice à dřautres égards. En plus de laisser une trace sur les pages bleues, elle se fait présente à lřintérieur de la Commission Laurendeau- Dunton où André Laurendeau refusa les préjugés et encouragea les membres de la Commission à se livrer à une analyse poussée du terrain pour prescrire le remède le plus adapté au mal canadien. Lřétude du cas de Laurendeau témoigne de lřétincelle intellectuelle que peuvent déclencher les voyages dřétudes à lřétranger. Parmi les commissaires, ils sont plusieurs à avoir expérimenté de telles pérégrinations. Frank Scott fut boursier Rhodes et partit étudier à Oxford. Davidson Dunton eut un parcours académique international riche ; il fréquenta des institutions française, anglaise et allemande (Voir tableau 2). Gertrude Laing étudia à Paris à la Sorbonne.

Parmi les commissaires francophones, certains nřeurent pas le privilège dřaller à lřinternational, mais ils étudièrent à lřextérieur de leur province dřorigine. Cřest le cas de Jean-Louis Gagnon qui a fait ses études à lřUniversité dřOttawa251. Le père Cormier, quant à lui, a commencé ses études à lřUniversité Saint-Joseph au Nouveau-Brunswick pour parfaire par la suite sa formation à lřUniversité de Montréal et à la Faculté des sciences sociales de lřUniversité Laval. Outre lřinscription des commissaires dans des réseaux académiques internationaux, eux qui ont tous, à lřexception de Jean Marchand, fréquenté des universités européennes ou américaines, ce que leur parcours révèle, cřest un timide quoique présent abaissement des frontières entre les milieux universitaires anglo-canadiens et franco-québécois.

251 Il faut toutefois souligner que Jean-Louis Gagnon sřest fait renvoyer de lřUniversité dřOttawa après avoir publié un article où il critiquait la piètre qualité du français dřun de ses professeurs. Cet article sřinscrit dans une série initiée par Olivar Asselin, journaliste admiré par Jean-Louis Gagnon, qui critiquait dans L’Ordre les épreuves de français pour obtenir le B.A. et soulignait lřétat médiocre du français des jésuites. Dans cette série, L’Ordre acceptait de prendre les confidences des élèves. Cřest à cet appel que répondit Jean-Louis Gagnon, comme il le relate dans le premier volume des apostasies : « Jřai fait la somme de lřenseignement dispensé en philo II. Parmi les exemples de mauvaise pédagogie et dřincompétence, je citais lřétonnante réponse du professeur de français auquel jřavais demandé dřinscrire la grande Colette au programme dřétudes : « Vous croyez ? Jřai lu une fois ou deux ses articles dans La Presse, mais je dois dire que ça ne convient pas pour des finissants. » Ravi de mon témoignage, Asselin fit aussitôt porter la lettre à lřatelier et, moins dřune semaine plus tard, jřétais convoqué chez le recteur de lřUniversité. Et ouvrant la porte, je vis L’Ordre sur sa table. » Jean-Louis Gagnon, Les apostasies. Tome I : Les Coqs de village, Ottawa, Les Éditions la Presse, 1985, p. 54.

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