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LE PREMIER CONTACT DE LA COMMISSION LAURENDEAU-DUNTON

Créée par un arrêt ministériel du 19 juillet 1963, la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme ne tient sa première rencontre que le 4 septembre, alors que les commissaires sont de retour de vacances. La première manifestation publique de la Commission se déroule à Ottawa lors dřune audience préliminaire tenue en novembre 1963, où est mise en lumière lřimportance du travail de terrain que doit entreprendre la Commission. Dans ses mémoires, Jean-Louis Gagnon évoque cette allocution qui se veut en quelque sorte le point de départ des travaux de la Commission : « Avant dřenvisager quelque solution que ce fut à la crise canadienne, la Commission se devait de prendre le

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pouls de la fédération. Pour ce faire, il lui fallait rencontrer, sur leur terrain, les associations représentatives ou non, de même que les particuliers désireux dřintervenir dans le débat. Mais nous jugions approprié de tenir une audience préliminaire dans la capitale fédérale avant de nous mettre en route383. » Lřétude de la déclaration inaugurale dřAndré Laurendeau faite au public le 7 novembre 1963 est particulièrement intéressante puisquřelle laisse entrevoir les rapports au temps des commissaires, qui veulent « faire vrai et profond », le tout dans un laps de temps relativement court. Elle permet également de dégager les grands défis posés par un mandat aussi vaste, qui commande non seulement un travail de terrain pour susciter un dialogue pancanadien allant au-delà du simple dialogue entre une poignée de membres de lřélite, mais également un programme de recherche élaboré. Cřest ce qui incite André Laurendeau à distinguer, dès le départ, la commission des autres entreprises du genre, en mettant en lumière lřampleur du mandat qui lui est confié et en montrant déjà les couleurs que les commissaires ont voulu donner à ce mandat :

À bien des égards, la Commission ressemble à toutes les commissions royales dřenquête : elle a les mêmes pouvoirs et remplit le même genre de fonctions. Cřest ainsi quřelle doit susciter des travaux de recherche, tenir des séances publiques et finalement rédiger un rapport.

Mais à dřautres égards, cette Commission nřest « pas comme les autres » : un éditorialiste de Continuous Learning, la revue de The Canadian Association for Adult Education vient de le souligner avec force. Cela tient à la nature même de son mandat, et cřest pourquoi il nous est permis de le souligner.

Mon collègue Davidson Dunton vous dira tantôt quřà notre avis lřidée centrale de ce mandat, cřest celle de lřequal partnership between the two founding races, formule presque intraduisible en français et quřon a rendue par « le principe dřégalité entre les deux peuples », qui ont fondé la Confédération canadienne. Le caractère général et même assez vague de lřobjectif ainsi proposé va entraîner deux conséquences particulières384.

André Laurendeau enchaîne en soulignant ces deux particularités. Dřabord, il y a la somme de documentation immense à collecter. Certes, le problème des relations entre les deux peuples fondateurs nřest pas récent, bien au contraire, mais rien nřa été fait jusquřà présent pour rassembler toute la documentation produite et lřinterpréter à la lumière du mandat de la Commission. Ce qui constitue en soi une tâche colossale :

383 Jean-Louis Gagnon, Les apostasies : Tome III, p. 39.

384 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, Communiqué, « Déclaration inaugurale de M. André Laurendeau, Président conjoint sur le bilinguisme et biculturalisme », document 55 F, 7 novembre 1963, p. 1- 2.

Il faudra donc réunir une masse énorme de faits, qui appartiennent à la vie économique et sociale aussi bien quřà la vie politique et culturelle, les examiner à la lumière dřun principe particulier, nřen négliger aucun aspect important et ne pas sřy perdre, les interpréter et en tirer des conclusions pratiques. Lřeffort intellectuel exigé de tous les spécialistes qui vont collaborer à lřenquête portera donc sur un terrain immense et varié presquřà lřinfini385.

Ainsi, se profile déjà lřimposant programme de recherche qui soutient la démarche des commissaires. Se profilent aussi déjà les écueils auxquels vont faire face les commissaires, qui se lancent sur un terrain trop vaste pour le temps dont ils disposent. La déclaration inaugurale témoigne dřailleurs dřune compréhension et dřune modestie face aux défis qui sřen viennent : « Nous savons bien quřon ne saurait rêver de réaliser, en un temps relativement bref, une besogne aussi écrasante ; mais nous tenterons de ne rien oublier ou négliger dřessentiel386. » Certes, les débuts sont marqués par lřespoir et lřenthousiasme de faire œuvre utile et de plonger dans des débats séculaires afin dřassurer un avenir meilleur au pays, mais cřest conscients de lřampleur de la tâche qui leur incombe que les commissaires se lancent dans lřaventure. Le temps qui semble être leur allié en terme de

kairos marqué par une volonté certaine de rapprochements longtemps ignorée, peut

rapidement devenir leur ennemi : « Cřest pourquoi nous savons quřil faut faire vite, mais quřen même temps il faut tenter de faire vrai et profond387 ». Ces deux extrêmes de vitesse dans lřaction et de profondeur dans la tâche peuvent-ils cohabiter ? Cřest là un défi immense qui se pose devant la Commission.

La deuxième particularité, qui vient après la nécessité dřune recherche approfondie, est celle dřaller toucher le cœur des Canadiens. Il faut dire que ce nřest pas tâche facile dřintéresser les citoyens canadiens au mandat de la Commission, surtout devant les préjugés et la méconnaissance du sort de lřAutre qui se manifestent dans toutes les parties du Canada et dans toutes les communautés culturelles, qui sont souvent plus collées sur leurs propres préoccupations que sur la réalité des autres. Comme le mentionne André Laurendeau, la participation des citoyens est indispensable pour que lřégalité culturelle puisse se faire, et surtout des jeunes citoyens qui construiront le Canada de lřavenir :

385 Ibid., p. 2. 386 Ibid., p. 2. 387 Ibid., p. 5.

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Lřequal partnership, lřégalité culturelle : ce nřest pas une notion qui sřimposera dřelle-même, serait-ce à la suite des études les plus approfondies. Pour rayonner, il lui faut lřadhésion libre dřun peuple libre. Cřest pourquoi les échanges entre la Commission et le public devront être particulièrement suivis, intimes et francs. Et comme cřest lřavenir qui est en jeu, la participation des jeunes au débat devient capitale : nous les entendrons avec un surcroît dřattention et dřintérêt388.

Le discours de Laurendeau témoigne dřun humanisme assumé et dřune confiance forte en la nature humaine et ses capacités de réformation ; les thématiques de lřamitié, de la fraternité, du dialogue sont présentes tout au long de lřallocution mettant en lumière lřimportance jouée par le public afin de faire œuvre utile. La communication avec les citoyens est une des pierres angulaires de la réussite de la Commission, dřoù lřimportance de miser sur un vocabulaire qui en appelle au cœur des gens, et à leur capacité dřaider. Les maîtres du passé sont conviés par André Laurendeau pour rappeler les valeurs essentielles à la cohésion sociale : « Selon le vieil Aristote, cřest lřamitié qui est lřâme de la cité. Aujourdřhui, les sciences de lřhomme affirment que la nation existe dans la mesure où lřon trouve parmi ses membres un vouloir-vivre collectif389. » Sans vous, Canadiens, nulle possibilité de salut pour le pays, lance Laurendeau : « Dix hommes de bonne volonté, assistés des collaborateurs les plus efficaces ne sauraient parvenir à des conclusions utiles sans un contact permanent et direct avec une opinion publique informée et vivante390. » À travers cette allocution, se dessine la structure de la Commission, où les commissaires représentent le noyau dur, autour duquel viennent se greffer les chercheurs, mais aussi les citoyens canadiens pour, dans un effort concerté, penser à des solutions afin de contribuer au meilleur épanouissement des deux peuples fondateurs, tout en tenant compte des autres groupes ethniques. Les individus, les institutions et les chercheurs sont appelés à embarquer dans le train, à saisir le kairos le plus rapidement possible pour que sřenclenche un dialogue fructueux :

Une commission royale dřenquête correspond rarement à un effort patiemment concerté : soudain, elle sřébranle, et il faut tout de suite grimper dans le convoi, ou bien le manquer. Le dialogue et la recherche seront utiles sřils commencent sur-le-champ. Nous demandons aux individus et aux institutions une collaboration fraternelle : sans interlocuteur, comment dialoguer ? sans

388 Ibid., p. 3. 389 Ibid. 390 Ibid.

chercheurs, comment conduire des recherches sérieuses ?391

La quête de solutions efficaces et durables au mal canadien passe nécessairement par une sensibilisation du public à ce mal dont souffre leur pays afin quřil puisse participer activement à la préparation du remède.

Ici, les commissaires entrent dans une volonté de réconciliation nationale, et ils savent que cette réconciliation ne peut se faire sans la population392. Jean-Louis Gagnon le rappelle dans un document de septembre 1963 :

Lřenquête serait un jeu aussi coûteux quřinutile si, de part et dřautre, on nřavait la volonté et le courage dřaller jusquřau bout de lřexamen de conscience ; mais elle serait sans but, sans objet réel, si les uns et les autres devaient oublier que les solutions recherchées, nécessairement fondées sur la justice, doivent aussi obéir aux lois de la raison. Chacun doit se rendre compte que cette enquête, quelles que soient ses conclusions, aura une immense répercussion sur notre avenir commun. Car il sřagit dřune entreprise historique qui met en cause le bien du peuple393.

Cřest donc dans lřespoir que la Commission Laurendeau-Dunton est lancée, espoir de transformer le pays, espoir dřexalter le vouloir-vivre collectif, espoir de diriger une « entreprise historique » et espoir de participer au bien commun.

Il faut aussi souligner que la Commission Laurendeau-Dunton constitue un produit

391 Ibid., p. 4.

392 La notion de réconciliation nationale en sol canadien passe par lřharmonisation des rapports canado- québécois. Cette réconciliation doit être une œuvre collective ; elle ne peut se faire sans les citoyens et sans un acte de gouvernance des responsables politiques. Les auteurs de lřouvrage L’idée de la réconciliation dans les sociétés multiculturelles du Commonwealth soutiennent que « réconcilier, cřest fédérer les différences créées […], pour tenter dřexprimer une diversité citoyenne porteuse de renouveau. » Réconcilier, cřest donc faire en sorte quřune diversité originellement porteuse de conflits se métamorphose en diversité créatrice. Les auteurs du même ouvrage mettent de lřavant la dimension collective du processus de réconciliation ; la consultation constitue le fondement dřune entreprise de réconciliation réussie. Voir Martine Piquet, Jean-Claude Redonnet, Francine Tolron, L’idée de réconciliation dans les sociétés multiculturelles du Commonwealth. L’exemple de l’ frique du Sud, de l’ ustralie, du Canada et de la Nouvelle-Zélande dans les années 1990, Paris, Armand Colin, 2002, p. 1. Voir également Valérie Lapointe Gagnon, « Voyage dans les eaux troubles du compromis : la dynamique de la réconciliation dans les relations canado-québécoises, 1963-1999 », dans Stephen Martens et Michel De Waele, dir., Vivre ensemble, vivre avec les autres. Conflits et résolution de conflits à travers les âges, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2012, p. 160-163. La politologue Sandrine Lefranc, qui sřest intéressée à la réconciliation dans espaces géographiques où des conflits violents se sont déroulés, met également en lumière la dimension collective du processus, qui ne peut se faire sans les citoyens. Sandrine Lefranc, Politiques du pardon, Paris, Presses Universitaires de France, 2002, 363 p. Coll. « Fondements de la politiques ».

393 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, « Jean-Louis Gagnon, le 12 septembre 1963 », document 13 F, p. 3.

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de son époque, un témoignage puissant et évocateur du Canada des années 1960, un Canada qui se cherche une identité cohérente sur la scène nationale, mais aussi sur la scène internationale. Avec son rôle plus engagé dans la Deuxième Guerre mondiale, où il a pu, grâce à sa nouvelle indépendance, affirmer sa propre voix dans le concert des nations, le Canada a commencé à vouloir projeter une image nationale qui lui appartienne sur la scène internationale. Cette voix se traduit surtout par le concept de « puissance moyenne » qui émerge quelque part entre Vimy, en 1917, et Dieppe, en 1942 ; entre ces deux moments de cohésion forte pour les troupes canadiennes qui ont eu un écho dans la représentation que se faisait le pays du rôle quřil pouvait jouer sur la scène internationale394. Or, quřest quřune puissance moyenne a de particulier quřune grande puissance nřa pas ? Lřessence de cette particularité, qui reste difficile à cerner, va surtout se cristalliser dans le style de politique étrangère que pratique le Canada, soit un rôle de médiation et de gestion des conflits internationaux. Ce style prévaut avec la présence au ministère des Affaires extérieures de diplomates comme Lester B. Pearson, ou encore Escott Reid, qui défendent une position beaucoup plus active du Canada sur la scène internationale395. Les auteurs de lřouvrage Politique internationale et défense au Canada et au Québec décrivent en quoi se résume ce

rôle :

Concrètement, cette politique se traduit par une diplomatie très active, lřadoption du rôle de médiateur et de conciliateur, et une participation presque systématique aux opérations multilatérales destinées à assurer la paix. Bien entendu, les puissances moyennes ne sont pas les seules à adopter de tels comportements. Mais elles tendent à le faire de façon plus systématique que les

394 Voir Kim Richard Nossal, Stéphane Roussel et Stéphane Paquin, Politique internationale et défense au Canada et au Québec, Montréal, Les Presses de lřUniversité de Montréal, p. 109. Comme le soulignent les auteurs, le Canada va être traité comme État souverain lors de la Deuxième Guerre mondiale, ce qui va donner à ses responsables politiques le souffle nécessaire pour que lřeffort de guerre fourni par les Canadiennes et les Canadiens soit reconnu. La contribution des Canadiens à la guerre va également changer les représentations des Canadiens de la place occupée par leur pays sur la scène internationale : « Ainsi, en 1944, Lionel Gerber écrivait : La guerre a eu pour effet de sortir le Canada de son ancien statut pour lui donner une nouvelle envergure. Moins peuplé, et ne possédant pas de colonies, le Canada nřest pas une puissance majeure ou mondiale, comme la Grande-Bretagne, les États-Unis ou la Russie. Mais il nřen demeure pas moins quřavec ses richesses naturelles et son potentiel humain, on ne peut le considérer comme une petite puissance […] Le Canada se situe entre les deux, en tant que puissance britannique dřun rang moyen. Par conséquent, sur le plan international, le Canada doit figurer comme une puissance moyenne. » Lionel Grieber, « A Greater Canada Among the Nations », Behind the Headlines (1944), cité par Kim Richard Nossal et al., op. cit., p. 110-111.

autres catégories dřÉtats396.

La participation du Canada au règlement de la crise de canal de Suez et le rôle joué par Lester B. Pearson dans ce conflit ne firent que renforcer cette position adoptée à lřinternational. Une fois premier ministre du Canada, Pearson continua dans cette lignée dřaffirmation du Canada comme gardien de la paix et sřinvestit dans les Nations Unies et les opérations multilatérales397. Ce rôle qui se veut des plus nobles et auquel adhère la majorité des Canadiens, même les francophones, sřavère essentiel au processus de renforcement de la cohésion nationale. Entre lřimage internationale du Canada et la Commission Laurendeau-Dunton, qui veut endiguer des problèmes internes, un monde de différences semble se présenter. Cette différence sřefface toutefois complètement dans le discours que Davidson Dunton prononce lors de lřallocution inaugurale, un discours qui témoigne de cette volonté de renforcer le rôle du Canada comme gardien de la paix à lřéchelle internationale. Si le Canada parvient à métamorphoser en diversité créatrice sa diversité originellement porteuse de conflits, il aura alors le potentiel de servir dřexemple à lřinternational :

La crise canadienne nřest pas unique, elle est universelle. Très peu dřÉtats sont parfaitement homogènes : en Asie, en Afrique, en Amérique et même en Europe, les relations entre des groupes de culture et de langue différentes donnent lieu à de profondes inquiétudes et font surgir des problèmes constitutionnels. Si nous parvenons à résoudre nos difficultés, nous contribuerons à la paix dans le monde.

Nous espérons fermement que toutes les personnes et toutes les associations qui ont à cœur lřavenir de notre pays se présenteront devant nous pour nous faire part de leurs vues et de leurs suggestions. Ce nřest que si lřon répond à cet appel que nous pourrons sortir de cette période de transition, avec une meilleure compréhension du fédéralisme canadien et une foi plus profonde dans lřavenir du Canada398.

Les commissaires déploient toute une grammaire pour sřadresser aux citoyens canadiens : la grammaire du cœur et de la réconciliation nationale, pour susciter un dialogue fructueux afin que tous puissent contribuer au bien commun et construire un Canada auquel chacun

396 Ibid., p. 116.

397 Voir Michael K. Carroll, Pearson’s Peacekeepers, Canada and the United Nations Emergency Force, 1957-1967, Vancouver, UBC Press, 2009, 229 p.

398 Bibliothèque et Archives Canada, Fonds de la Commission royale dřenquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, 1963-1971, RG33-80, volume 115, Communiqué, « Déclaration de la Commission faite par M. Davidson Dunton, président conjoint », document 56 F, 7 novembre 1963, Ottawa.

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pourra sřidentifier ; la grammaire de la construction nationale, pour que le projet ait un sens profond auquel les citoyens vont adhérer de même que les responsables politiques ; la grammaire de la crise, une crise sur laquelle nous aurons lřoccasion de revenir, mais qui déjà se dessine dans lřallocution inaugurale.