• Aucun résultat trouvé

1.2.1) Les difficultés de recensement des Français hors de France

Le manque de données statistiques est le premier obstacle auquel se confronte le recueil d'informations générales concernant les Français hors de France. La difficulté pour catégoriser cette population peut s'expliquer par leurs nombreux déplacements : l'imprévisibilité de la durée du séjour, l'évolution de leur activité principale (professionnelle, touristique ou suivi de conjoint), leur liberté de circulation. Mais ces éléments ne seraient pas insurmontables pour les administrations consulaires s'il y avait une volonté de connaître précisément les flux de circulation de ses ressortissants. Encore faudrait-il qu'elles en aient les moyens. C'est donc le faible intérêt politique de relever ce type de données qui apparaît comme la raison principale de cette lacune. La non obligation de s'inscrire sur les registres consulaires et la réduction du recueil d'informations

enquêtes de la Maison des Français de l'Etranger15 tentent de combler cette lacune. Mais leur base de données reposant sur un corpus de volontaires répondant à un questionnaire par internet ne possède ni la légitimité ni l'exigence de la méthode scientifique.

Un autre moyen serait de passer par les registres locaux. Outre les difficultés d'accès à ce type de données, qui ne font pas toujours l'objet d'une publication officielle, le manque d'homogénéité des critères de recensement en fragilise la pertinence. Dans les cas étudiés, le Maroc mesure par nationalité, tandis que la Grande-Bretagne considère des régions géographiques. Au Maroc, l'état civil, la résidence et l'activité sont relevés lors du contrôle à la police des frontières, mais les chiffres sont présentés différemment entre le recensement de population et le registre de titres de séjour pour travailler légalement sur le territoire marocain (Recensement Général de la Population et de l'Habitat de 2004 à Casablanca). Or, ces chiffres sont imprécis puisque certains Français s'établissent et travaillent sans autorisation officielle au Maroc, c'est-à-dire sans titre de séjour, au salaire local payé en liquide, notamment dans le secteur associatif, ou dans des établissements d'enseignement privé marocain.

En Grande-Bretagne, la liberté de circuler et de travailler rend quasiment impossible l'exactitude des données. Les catégories de recensements des principaux instituts statistiques (National Statistics et IPPR – Institute for Public Policy Research) sont présentées selon la région de résidence (EU citizens), et selon que le séjour des ressortissants nécessite ou non un visa. Par ailleurs, les données disponibles par nationalité correspondent aux données des registres du consulat français. Ils ne nous apportent donc pas de précisions supplémentaires. Quoiqu'il en soit, bien que la Grande-Bretagne ne figure pas dans l'espace Schengen, le contrôle d'identité à la frontière n'exige pas de justifier l'objet du voyage. Il semble donc difficile de mesurer la durée de séjour et d'estimer l'activité principale des 3,5 millions de Français qui traversent la Manche chaque année. Le critère de la durée de séjour n'est pas suffisant. Un examen approfondi par entretiens montre que certaines personnes considérées comme touristes par les administrations sont en fait des résidents permanents. J'ai rencontré quatre personnes à Casablanca qui ont connu cette situation au moins une fois durant leur séjour. Avec d'autres Français – en particulier des jeunes Volontaires Internationaux en Entreprise (VIE), dont le contrat ne nécessite pas de titre de séjour officiel – ils font des allers-retour réguliers dans les territoires espagnols de Ceuta et Melilla, en Espagne ou en France pour renouveler leur visa touristique de trois mois.

Dans un rapport au sénat qui compare les pays européens et leurs émigrés, Garriaud-Maylam (1997 : 6) a déjà souligné « l'absence de données quantitatives fiables sur la distribution

spatiale et temporelle de ces migrations européennes ». Les estimations se font par recoupements entre

15 Service du Ministère des Affaires Étrangères créé en 1992 pour soutenir et conseiller les candidats au départ. Voir :

les données des pays d'accueil et les chiffres des nationaux inscrits auprès des consulats. Mais elles sont souvent faussées, soit par le cas de personnes ayant une double nationalité qui ne déclarent pas toujours leur nationalité d'origine, soit par la prise en compte du lieu de naissance sans considérer la nationalité d'origine, soit par la compilation des départs annuels sans recueillir le lieu de destination.

À titre indicatif, le même rapport donne une idée de la population européenne à l'étranger par nationalité en soulignant l'absence totale de centralisation des données pour certains pays :

Tableau 1 : Tableau comparatif des Européens à l'étranger

Pays Population totale

(1997)

Population à l'étranger

Allemagne 81,7 millions Personnes parties en 1993: 796 900

Belgique 10,14 millions Environ 700 000 (dont 155 000 immatriculés)

Danemark 5.25 millions Seul chiffre obtenu du Gouvernement : 23 500 émigrants en 1996

Espagne 39 millions 1,167 461 immatriculés

Finlande 5,12 millions Environ 1 million

France 58,4 millions 1,7 million (dont 889 000 immatriculés) Grèce 10,5 millions Environ 5 millions

Italie 57,2 millions 30 millions (dont seuls 3,5 millions inscrits aux consulats.)

Pays-Bas 15,5 millions Immatriculation supprimée; refus de donner toute estimation

Pologne 38,6 millions 10 millions (estimation)

Portugal 9,91 millions 4,6 millions (estimation)

Royaume-Uni 58.6 millions 11 millions (estimation)

Suède 8,84 millions Aucun registre

Source : Garriaud-Maylam, 1997, p. 25 Au 31 décembre 2012, 1 611 054 Français étaient inscrits sur les registres consulaires dans le monde, soit environ 2,3 % de la population nationale à cette date. Les estimations varient de 2,2 à 2,5 millions de personnes (3,4 à 3,8%). Malgré le faible contingent par rapport à certains de ses

mondiale et connaît une augmentation régulière entre 3 et 4% par an du nombre d'inscrits sur les registres.

Les lacunes conceptuelles participent de la rareté des données statistiques disponibles et du manque de connaissance sur cette population à ce jour comme l'a souligné à juste titre l'auteure de ce rapport. L'enquête qualitative se propose d'élaborer un cadre conceptuel adapté à la situation des Français hors de France. Pour ce faire, la recherche a commencé par un travail méthodique de démarcation entre mes pratiques sur le terrain et les pratiques quotidiennes des personnes étudiées. La démarcation entre moi et les enquêtés a été définie par ce qui m'a semblé différencier ma subjectivité de la leur. Les deux sous-sections suivantes présentent, d'une part, la démarcation en terme de pratiques, parce que je me suis rendu compte au fil des entretiens que ma perception du pays d'accueil était fortement déterminée par mes pratiques quotidiennes. D'autre part, il s'agit d'une démarcation en termes d'affinités, c'est-à-dire un classement des personnes rencontrées à Casablanca selon le degré de familiarité, que j'ai éprouvé par rapport à la leur, à savoir les points communs et les différences entre nos parcours, nos origines, nos préoccupations, nos réflexions et nos pratiques. Ces similitudes et différences ont mis en évidence la subjectivité de mes représentations.

1.2.2) Des pratiques quotidiennes appliquées à l'enquête

La démarcation entre mes pratiques, en tant que chercheur sur le terrain, et celles des autres, la population étudiée, s'inscrit dans un cadre spatial et temporel d'organisation du quotidien. Cette organisation s'inscrit dans différents champs au sens que Bourdieu donne à ce concept (1984), c'est-à-dire un espace de luttes. Sur le plan professionnel, j'ai pris soin de rester dans le champ scientifique qui me concerne particulièrement, et non dans le champ des acteurs de l'enseignement au Maroc et au Royaume-Uni. Cette posture a été évidemment ambivalente et redéfinie constamment pour assurer un va-et-vient entre les différents champs. Cette ambivalence est d'autant plus marquée si l'on considère l'espace social dans son ensemble, au sein duquel les champs sont eux-mêmes en lutte. Acteur de l'écologie urbaine, cette sous-section décrit comment je me suis arrangé pour mettre en œuvre un quotidien dans la compétition locale au sein des espaces urbains de Casablanca et de Londres. C'est avant tout ma place dans cette compétition qui me démarque concrètement des acteurs. L'objectif étant de viser un objet de connaissance, l'organisation se devait d'être focalisée sur le déploiement des contours de l'objet. Autrement dit, ce sont toutes mes pratiques qui se sont orientées vers l'objet de mon attention : les enseignant français à à l'étranger : qu'est-ce qu'un enseignant ? Qu'est-ce qu'un Français ? Que signifie l'étranger ?

Sur le terrain j'ai répondu aux besoins de l'enquête par une panoplie de tactiques : « du

profit. (…) Il faut constamment jouer avec les évènements pour en faire des « occasions ». »

(Certeau, 1990 : XLVI). En effet, « les tactiques misent sur une habile utilisation du temps16 » (Certeau, 1990 : 63). Le maintien de ma position de chercheur dans un entre-deux a été une posture qui transgresse les codes sociaux pour ouvrir la possibilité de visiter différents mondes sociaux sans s'attacher à l'un en particulier et en jouant habilement avec les appartenances. Sur un plan général, chaque séjour de six mois sur chacun des sites a été réalisé en deux temps : de septembre à décembre 2012, puis de janvier à mars 2013. À Casablanca, mon visa touristique renouvelé tous les trois mois a maintenu le caractère informel de ma visite, vis-à-vis des services administratifs français et marocains. Les fêtes de fin d'année m'ont permis de couper le séjour en deux et de renouveler mon visa touristique. À Londres, il n'y avait pas de contraintes administratives, mais les contraintes financières des loyers londoniens et les vacances d'été ont marqué une coupure qui m'a permis de commencer l'analyse des données recueillies à Casablanca. Quatre domaines de la vie quotidienne ont imposé des choix décisifs dans le maintien d'une posture d'entre-deux dans la relation avec le terrain : le logement, la rémunération, les activités sociales et les déplacements.

Premièrement, j'ai choisi de vivre dans un hôtel bon marché (90 dirhams par nuit, soit environ 8€) dans un quartier populaire et touristique de Casablanca, près du Marché Central et de l'ancienne médina. Ce quartier de la ville m'a permis d'avoir ce regard à la fois proche et distant de la population cible. Ainsi, j'ai pu facilement me rendre sur les sites d'observation et aux lieux de rendez-vous fixés pour les entretiens, tout en évitant une relation trop proche, qui aurait masqué d'autres facettes de la ville. J'ai écarté les opportunités de vivre dans un quartier plus central par rapport à la population cible. Différentes opportunités de location d'appartement ou de colocation ont été envisagées, notamment avec un enseignant. Mais l'immersion par alternance m'a semblé préférable dans la mesure où elle m'a permis de saisir les différents mondes sociaux dont se compose la ville et favorisé des moments propices à l'analyse des expériences vécues. Mes interactions quotidiennes avec les réceptionnistes, les cafetiers, les restaurateurs et les commerçants marocains ont été précieuses car elles m'ont permis de percevoir le quotidien dans l'environnement urbain à Casablanca. Ce lieu d'habitation a été également un refuge indispensable, calme et sécurisant, où j'ai pu mettre en œuvre la partie imaginative du terrain et élaborer les expériences au cours de l'enquête. A Londres, durant la première période, d'avril à juin 2013, j'ai loué une chambre de 15m² en colocation dans un quartier au sud de la ville (Southwark), pour environ 800€ par mois (£155 par semaine) par le biais d'une agence française contactée avant mon départ. Durant la deuxième période, de septembre à décembre 2013, j'ai logé dans un appartement de 50m² dans le Nord de Londres, à Islington. Opportunité fréquente à Londres étant donné les déplacements fréquents de certains habitants, une amie américano-britannique m'a sous-loué son appartement

pendant une mission humanitaire en Éthiopie pour la même somme que la petite chambre précédente. Ainsi, j'ai remarqué que la pratique en matière de logement différencie le chercheur et la population étudiée par les finalités de leur action. Cela ne m'a pas empêché de chercher un appartement sur chacun des sites. Mais en tant que chercheur, j'ai cherché un appartement pour avoir des informations sur une partie de mon objet d'étude : le prix de l'immobilier, les quartiers de résidence, leur réputation, etc. tandis que les acteurs effectuent des démarches similaires dans le but de trouver un endroit où résider.

Deuxièmement, un travail rémunéré s'est imposé dès mon arrivée dans chaque ville. Les indemnités de chômage couvrant une partie des frais à Casablanca, puis ma bourse de mobilité à Londres, n'étaient pas suffisantes pour assurer les objectifs de l'enquête. J'aurais pu chercher un emploi dans l'enseignement pour avoir un accès direct à une partie de la population cible. Mais ce choix comportait plusieurs contraintes. Exercer ce métier, adopter une posture professionnelle nouvelle et exigeante risquait d'absorber du temps et de l'énergie, ce qui risquait de ronger la partie réflexive de ma recherche. À Casablanca, cela aurait nécessité des démarches administratives et un engagement à long terme pour obtenir une carte de séjour, rompant avec le cadre temporel prédéfini pour le projet. À Londres, j'étais moi-même confronté à la concurrence des nombreux Français à la recherche d'un emploi dans l'enseignement. Dans les deux cas, la pratique quotidienne vers un lieu de travail m'aurait restreint à un seul type d'expérience sociale diminuant les possibilités de percevoir d'autres monde sociaux, d'autres lieux, d'autres écoles. Ce faisant, je n'aurais pas pu avoir une vue d'ensemble des différentes situations sociales et professionnelles. À Casablanca, j'ai donc effectué l'accompagnement individuel de deux élèves français scolarisés au lycée français dont j'avais rencontré les parents dans le cadre d'une association. Cela m'a permis de me sentir immergé sans nuire à l'organisation rigoureuse de ma recherche. Je suis parvenu à réitérer avec deux élèves franco-britanniques du lycée français rencontrés par le biais d'une des agences françaises de soutien scolaire à Londres. Dans chacun des cas, ces expériences m'ont permis des points d'observation différents sur les activités des enseignants au lycée et sur la vie quotidienne de différents quartiers de la ville et d'autres secteurs d'activités par des entretiens informels avec les parents d'élèves.

Troisièmement, toutes mes activités sociales étaient incluses dans mon travail de recherche. Le temps réduit d'expérience auprès des acteurs m'a permis d'élaborer une analyse réflexive au fur et à mesure de l'enquête. Par exemple, la participation bénévole dans une association d'accueil des Français à Casablanca a été problématique. Les opportunités de participer ou d'organiser des activités régulières ont rapidement émergé, mais l'association n'était en lien avec mon objet de recherche que dans la mesure où elle incluait de nombreux parents d'élèves et quelques enseignants parmi ses centaines d'adhérents. Par souci de rigueur, j'ai limité mon

engagement à deux heures d'accueil toutes les deux semaines pendant les trois premiers mois, puis je m'en suis progressivement distancié pour me concentrer sur d'autres relations et d'autres activités en lien avec la population cible. L'objectif était à la fois une prise de contact avec des informateurs et une connaissance générale du terrain : la vie à Casablanca, l'enseignement français du point de vue des parents d'élèves français, la présence française perçue par d'autres professionnels, etc. Les autres activités sociales concernent les moments ponctuels partagés avec des enseignants ou d'autres personnes rencontrées au fur et à mesure (amis, famille, chercheurs, étudiants, quidams, etc.).

Quatrièmement, les modes de déplacement ont représenté une dimension considérable dans des villes où la circulation est difficile. À Casablanca, j'ai privilégié la marche dans un périmètre maximal de cinq kilomètres, réservant le bus pour des trajets repérés au préalable et ponctuellement, le petit taxi et le grand taxi (taxi collectif). À Londres, les transports sont tellement onéreux, que j'ai exploré le plus souvent la ville grâce à un vélo d'occasion acquis dès mon arrivée. Choix pragmatique et méthodologique, ces modes de déplacement ont permis tantôt une lenteur et, hormis dans certains de cas de forte circulation, une disponibilité psychique pour apprécier l'expérience de la ville, tantôt une confrontation aux différents modes de déplacements locaux. À Casablanca, en éprouvant ma présence en tant que minorité visible, j'ai perçu l'évolution des interactions avec les quidams au fur et à mesure que mon comportement se modifiait par ma connaissance des lieux et des codes d'usage. J'ai remarqué progressivement mon passage à l'anonymat. Sur chaque site, les premières semaines ont représenté une phase d'exploration afin de percevoir les différents mondes sociaux à travers le paysage urbain et pour prendre quelques repères spatiaux. Par la suite, au fur et à mesure des rencontres, mes trajets se sont diversifiés et ancrés sur quelques routines vers les bibliothèques, certaines écoles que j'avais ciblées, les lieux de résidence de mes élèves, des cafés, bars ou pubs londoniens. Mes modes de déplacement se sont aussi diversifiés au fur et à mesure de mon apprentissage des lieux.

L'organisation de mes pratiques quotidiennes a du me maintenir dans un entre-deux afin d'éviter de « devenir indigène » (go native) (Gold, 2003 : 344), c'est-à-dire de me réaliser en tant qu'acteur de la population cible, tel un chercheur qui oublie son rôle en incorporant les enjeux de la situation à la conception de soi. L'objectif a été d'être suffisamment immergé pour traduire ce que vivent les acteurs. Vivre à Casablanca est bien différent d'un séjour touristique au Maroc. Vivre à Londres n'a rien à voir avec le fait d'y passer un week-end. Ces remarques peuvent paraître banales, mais il y a également différentes manières de vivre en tant que Français à l'étranger. Cette diversité a été peu explorée de manière sociologique. Les Français hors de France ne forment pas une communauté homogène. Bien au contraire, c'est plutôt une somme d'individus dont il a fallu comprendre les réseaux, les ambivalences et les logiques subjectives. Ces pratiques m'ont permis de

me faire une expérience subjective sur le terrain de recherche. Mais le discours et les actes échangés avec certains acteurs m'ont permis d'imaginer ce que je ne percevais pas dans les limites de mes pratiques quotidiennes. Ils m'ont ouvert la possibilité d'observer d'autres pratiques. J'ai organisé mon quotidien en essayant de percevoir des aspects du contexte local que les acteurs ne perçoivent pas dans leur quotidien et de mesurer leurs jugements qui sont influencés par leurs intérêts personnels et professionnels. En multipliant les rencontres avec la population cible, j'ai découvert une variété assez large de situations possibles d'enseignants hors de France. Par rapport à ces situations, les frontières de ma subjectivité se sont progressivement démarquées, notamment par un travail d'analyse des affinités avec mes interlocuteurs. Cette première catégorisation m'a permis de discerner les situations qui me sont apparues familières et celles qui me sont apparues comme étrangères. Cette démarcation a notamment été opératoire pour constituer les profils présentés dans la deuxième partie.