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1.4) L'objectivation des analyses et la généralisation par comparaison

1.4.1) La démarcation entre chercheur et enquêtés : des degrés d'affinités

Lors des interactions, l'écoute est une forme d'observation par laquelle une oreille attentive et respectueuse introduit une relation d'échange avec les personnes (Xavier de Brito, 1994, Marchive, 2005). Toutes les personnes qui ont accepté l'entretien de récit de vie que je leur avais

proposé ont eu en commun de m'avoir fait la faveur de prendre du temps personnel pour participer à ma recherche. D'emblée, leur démarche a été réflexive dans la mesure où ils se sont prêtés au jeu de la narration de soi. Mais leur implication dans cet exercice a été inégale selon les personnes. J'ai commencé chaque transcription d'entretien par une brève description de l'interaction en analysant les causes et les effets de leur attitude envers moi. Cette méthode m'a permis de faire émerger certaines perturbations liées à mon attitude, l'attitude de mes interlocuteurs ou les conditions de la rencontre. Certes, il y a des attitudes que l'on ne peut jamais bien comprendre (Devereux, 1980 : 344). Certains enjeux relèvent d'une démarche spéculative ou intime. En revanche cette analyse, réflexive dans la mesure où elle implique un retour de la conscience sur elle-même en spécifiant les différents modes d'interactions avec les personnes interrogées, a permis de rendre compte de la familiarité ou de l'étrangeté que j'ai éprouvée avec les situations des personnes rencontrées. Cette démarcation des frontières de ma subjectivité (Devereux, 1980, chapitre XXII) a servi de prémices à la constitution de catégories objectives en hiérarchisant les degrés de relation établie avec les personnes rencontrées des plus familières aux plus étrangères à ma subjectivité.

Six degrés d'affinité dans la relation se sont ainsi dégagés à Casablanca comme à Londres : les complices, les associé(e)s, les étrangers (-ères), les séducteurs (-trices), les opportunistes et les ambivalent(e)s. Les complices sont des personnes avec qui j'ai eu des affinités particulières et concrètes : une implication réelle sincère dans un processus réflexif sur leur situation, de nombreux intérêts communs et des accords entre leurs perceptions et les miennes. Ce sont des personnes avec qui j'ai eu des contacts répétés, parfois réguliers et durables. D'une certaine manière, ces personnes ont conforté mes impressions. Je retrouvai, avec les associé(e)s, des éléments de ma perception et un retour réflexif qui m'a permis d'imaginer des aspects qui m'étaient invisibles en me donnant des informations nouvelles. Mais pour des raisons sans doute personnelles, la relation a été plus distante qu'avec les complices, se limitant la plupart du temps à un entretien. Les étrangers (-ères) ont eu une situation très profitable pour la découverte de nouvelles informations dans la mesure où leur discours et leur trajectoire ne correspondaient à aucune de mes références. Les « séducteur(-trice)s» induisaient un sentiment de malaise analysé rétrospectivement pour faire émerger la perturbation émotionnelle. Il s'agit de personnes dont j'ai soupçonné que leur participation à ma recherche relevait davantage d'un intérêt personnel. Les échanges n'en ont pas été moins instructifs, mais leur discours m'est apparu biaisé par une surreprésentation des ressources utilisées pour faire bonne figure face au moi scientifique. Quatre aspects en résultent : un récit enchanteur, un discours trop critique ou trop intellectualisé ; un jeu de séduction implicite ; une réserve qui rendait difficile l'émergence d'un discours réflexif approfondi. Pour les « opportunistes », l'entretien semblait être soit un moyen de relayer un message, le plus souvent pour défendre une cause collective notamment celle d'un syndicat, soit se présenter à des

fins narcissiques, soit de trouver un intérêt social. Les « ambivalents » ont induit un stress avant et après la rencontre. La personne ne s'était pas rendue disponible psychiquement, avait oublié le rendez-vous, m'a fait attendre sans s'excuser ou a refusé l'enregistrement. Dans la mesure où la personne avait accepté l'entretien, ces comportements reflétaient des stratégies d'évitement qui m'ont déstabilisé au cours de l'interaction. Si ma crainte de faire perdre la face à l'interlocuteur a biaisé la situation d'entretien, les implicites ont été autant de matériau à analyser qui permettaient d'imaginer certaines dimensions cachées de l'objet d'étude.

Ce cadre des situations et ces six types ont contribué à hiérarchiser mon sentiment de familiarité avec les acteurs de terrain. J'ai écarté les détails intimes de ces affinités afin d'éviter la construction d'un discours de justification et de présentation de soi. Le principal critère d'affinité intéressant est lié à la situation d'enquête. Leur implication dans ma recherche, que ce soit par la prise de contacts, la recherche d'informations, le dévoilement d'actes quotidiens ou la réflexivité déployée sont autant de dons qui m'ont encouragé. Les affinités dépendent ensuite de références communes : géographiques, relationnelles, philosophiques, expérientielles. Elles déterminent la familiarité et l'étrangeté sur le terrain pour objectiver les catégories d'analyse. D'une part, j'ai découvert une connaissance en commun de certains lieux, d'anciens camarades de classe, de centres d'intérêts, de trajectoires de vie ressemblant à la mienne. Cette familiarité m'a donné l'impression d'appartenir à la population que j'ai étudiée. Pourtant, la spécificité de mes pratiques quotidiennes sur le terrain m'a différencié de tous mes interlocuteurs. D'autre part, j'ai appris d'autres références, ce qui a élargi mon analyse au-delà de mes propres perceptions et représentations. Je ne les ai d'ailleurs peut-être pas toutes comprises, mais c'est la preuve que les enseignants français hors de France ne forment pas un groupe homogène. Pour preuve, j'ai parfois senti plus d'affinités avec certains Marocains ou Britanniques qu'avec certains Français. Mon accès au terrain et certaines difficultés que j'ai rencontrées témoignent de l'ambiguïté du caractère parfois étranger d'une culture, d'une appartenance ou d'une nationalité que les apparences montreraient comme homogènes ou du moins, quasiment semblables.

1.4.2) Les difficultés de l'objectivation

L'hypothèse de la rationalité économique et de l'intérêt égoïste sont vite apparus insuffisants pour expliquer les raisons du départ. Particulièrement prégnante à Casablanca : cette idée largement répandue que les enseignants partent au Maroc pour le soleil et l'argent, ou pour « vivre comme des nababs », selon certaines remarques qu'a reçues Aurélien lors de son retour en France après un premier séjour au Maroc. Cet argument est facilement réfutable par certains facteurs apparents de la comparaison : pourquoi tous les enseignants français hors de France ne

seraient-il pas à Casablanca ? Cela supposerait que les établissements de Londres, ville réputée pour son climat et le prix de loyers exorbitants auraient des difficultés pour recruter. Or, c'est loin d'être le cas. Certains interviewés n'hésitent pas admettre que leur séjour est durable pour des raisons de confort économique et climatique à Casablanca. L'un évoque la luminosité retrouvée, perdue lors d'une première migration interne entre le sud et le nord de la France (François-Xavier), l'autre renforce l'image par la métaphore de la perte de son ombre après vingt ans passés en Bretagne alors qu'il avait grandi en Tunisie (Rachid). A l'exception de quelques contrats locaux vivant seuls en tant qu'étrangers (Valérie) et certains frileux mettant en avant la fraîcheur humide de l'hiver marocain, aucun des interviewés à Casablanca ne s'est vraiment plaint, ni de son confort de vie, ni des conditions climatiques marocaines ; en revanche, ces raisons paraissent bien superficielles pour expliquer le départ du pays d'origine.

Les raisons du départ s'inscrivent dans des logiques complexes, au croisement entre l'histoire sociale, l'histoire familiale et les parcours individuels (Strauss, 1992 : 173). A travers l'analyse par récits de vie, il s'agit de comprendre les points de rupture dans le parcours individuel, par rapport à l'histoire sociale et familiale. Par la méthode comparative continue qui consiste à éliminer les éléments qui ne se retrouvent pas dans chacun des cas afin d'abstraire les particularités (Hammersley and Atkinson, 1983 : 20 ; Glaser and Strauss, 2010 : chapitre 6 ; Strauss, 1992a). C'est ainsi que la montée en généralité se confronte à nos idées préconçues au regard d'une variété de situations la plus large possible (Bertaux, 2010 : 31 ; Strauss, 1992 : 54). Ce travail effectué tout au long de la recherche, dès l'arrivée sur le terrain et les premiers entretiens, rapidement transcrits, a été synthétisé par des exemples significatifs (exemplifié). Il a permis de définir un parcours type montrant l'articulation entre l'histoire sociale, familiale et individuelle qui permet de concrétiser le départ. Pour chacun des sujets enquêtés, le départ est apparu effectivement comme une pratique, c'est-à-dire un processus qui incite les sujets à partir. Certes, ce processus est déjà prédisposé par des structures sociales qui conditionnent les représentations du déplacement et leur champ des possibles. Mais les individus, également producteurs de choix de vie s'inscrivent pour ou contre les représentations forgées au cours de leur socialisation. L'émigration représente en effet - excepté dans les situations particulières des « élites internationales » que nous développerons au chapitre suivant – une rupture dans le conditionnement des forces collectives (Bertaux, 2010 : 37). Le processus de départ s'étend donc dans une temporalité variable selon les cas, mais avec un passage récurrent de la formation d'une idée du départ à la concrétisation du projet. Il s'agit alors de comprendre avant tout la formation de l'idée du départ les raisons du séquençage (phasing) qui incitent les individus à partir. Ce processus ne s'inscrit pas dans un projet rationnel où chaque événement aurait une fonction bien précise. Il est davantage chaotique, animé par un désir de partir, de tentations de rester au pays, de séjours courts, puis prolongés, en France (migration interne) ou à

l'étranger, en tant que résident ou en tant que touriste. Finalement, la différence entre ces différents types de déplacement (migration interne, séjour touristique, etc.) réside avant tout dans la concrétisation d'un départ prolongé. Dans tous les cas, la reconstitution des discours montre qu'il y a un élément moteur, la plupart du temps une rencontre ou une opportunité professionnelle qui permet le passage de l'idée à la concrétisation. Cette concrétisation s'est elle-même inscrite dans une temporalité. Cette idée a pris une forme concrète par des rencontres répétées avec des informateurs qui ont les premiers pas dans le pays d'accueil. Tous les enseignants rencontrés se sont faits hébergés par des amis ou de la famille durant les premières semaines, que ce soit à Casablanca ou à Londres, exceptés ceux qui étaient les plus proches des institutions françaises, déjà inscrits dans des réseaux sociaux à l'étranger. C'est ainsi que l'histoire individuelle rejoint l'histoire sociale et familiale : celle-ci influe sur la formation de l'idée d'émigrer, mais aussi sur sa concrétisation. L'immigration marocaine en France a créé des relations affectives, amicales ou amoureuses, qui ont souvent conduit à une émigration. L'histoire de l'émigration doit ainsi être comprise en lien avec l'histoire de l'immigration, quelle que soit ses temporalités. La familiarité historique avec le Royaume-Uni, bien que souvent sous forme de rivalités, conditionne les représentations et les opportunités du départ (échanges et voyages scolaires, apprentissage de l'anglais à l'école, opportunités professionnelles d'un conjoint).

1.4.3) Construction des profils

La typologie provient des notes théoriques issues des notes d'observation du journal de terrain : « les notes théoriques sont, elles, des tentatives conscientes pour dégager des significations

des notes d'observation notamment en constituant les liens entre évènements à travers la construction de catégories, en développant les relations entre elles et posant provisoirement des hypothèses sur des nouvelles catégories que le terrain devra vérifier » (Strauss, 1992b : 55). Ces

catégories ont pris sens par le biais d'un travail réflexif sur la démarcation de ma situation d'enquête avec la situation des différents acteurs rencontrés. Les profils ont été construits en fonction des représentations de l'espace des sujets, ainsi que leur représentation de leur séjour dans le temps. Cette représentation est étroitement liée à leur sentiment d'appartenance. Ces typifications permettent de mieux comprendre les différentes pratiques et les comportements des acteurs lorsqu'ils sont en situation migratoire : « les typifications se maintiendront jusqu'à avis ultérieur et

détermineront mon action à l'intérieur de la situation » (Berger and Luckmann, 2011 : 85). En effet,

l'analyse typologique est une manière de rendre intelligible la diversité des situations, afin de la clarifier, et non de classifier les différentes situations (Schnapper, 1999 : 5). Il s'agit avant tout de permettre une typification hors des jugements de valeurs, d'où un long travail réflexif, parfois

douloureux, pour dessiner les contours de catégories scientifiquement pertinentes. Autrement dit, c'est en situant les opportunités, les contingences dans un parcours biographique et un univers de significations constitué dans une histoire sociale, familiale et personnelle que prennent forme des types dégagés des jugements concernant la personnalité ou le caractère de chaque individu. Comprendre, c'est se mettre en empathie avec les personnes rencontrées, ce qui demande de s'effacer, d'isoler les représentations de soi et la tentation de s'affirmer en tant qu'individu. Les profils constituent autant des « schémas typificatoires [qui] font partie d'une « négociation »

continuelle à l'intérieur de la situation en face-à-face » (Berger and Luckmann, 2011 : 86). C'est à

partir de ces types que les sujets vont appréhender l'autre : « j'appréhende l'autre comme un type et

j'interagis avec lui dans une situation qui est elle-même typique » (Berger and Luckmann, 2011 :

86). C'est en situant l'action dans une situation et un univers de significations que les types prennent forme. Par exemple, le départ à l'étranger constitué en tant qu'une angoisse identitaire, une représentation de soi prise dans un environnement institutionnel en décalage avec les représentations de l'espace, voire inscrit dans des dynamiques familiales complexes, permet de comprendre que les causes sont plus profondes que de simples raisons économiques. En ce sens, « le fait de remplacer le contenu conventionnel d'un concept par le sens de ce concept en tant que

forme d'action collective en accroît le champ d'application » (Becker, 2002 : 232).

Je me suis d'abord égaré dans des jugements de valeurs concernant mon regard détourné par ma représentation de la mémoire coloniale à Casablanca. La vision holiste de la continuité socio-historique de la mémoire coloniale et l'inscription de l'enseignement français a focalisé mon attention sur le caractère opportun de ces enseignants venus gagner de l'argent pour enseigner sous le soleil à des élites marocaines. Constituer une typologie ne peut amener qu'à une vision caricaturale de la réalité. Un tel portrait a déjà été effectué (De Négroni, 2007). Ce type d'essai doit être considéré avec les précautions, voire l'humour, nécessaires. Difficile également d'éviter l'excès de généralisation d'un « portrait du colonisateur » (Memmi, 1957). Les échanges entre collègues ont été précieux pour le travail de mise à distance. Plusieurs présentations dans des colloques et journées d'études ont permis d'affiner les types et de me dégager de ce qui relevait toujours de mes

a priori. L'écoute, la transcription et la relecture des entretiens et leur articulation avec des données

structurelles a permis de comprendre comment les histoires sociales, familiales et les parcours individuels se recoupent. En prenant des catégories d'analyse suffisamment abstraites, pas étonnant alors de trouver le même « type » de sujets à Casablanca et à Londres. La comparaison a été un outil remarquable pour parachever l'ensemble : retrouver une population avec les mêmes caractéristiques dans des contextes socio-historiques et socio-culturels différents a permis de se rendre compte, non seulement que les mêmes personnes peuvent avoir évolué sur les deux sites au cours de leurs parcours biographique, mais aussi qu'ils ont pu vivre différemment des expériences

apparemment similaires car leur propre situation avait changé. C'est la souplesse des types qui est donc nécessaire. Il ne s'agit pas de profils rigides, mais de typifications d'une situation qui évolue.

Certaines catégorisations ont permis de situer les situations, en fonction des conditions du contrat professionnel (expatrié, détaché direct ou administratif, contrat local), de l'établissement d'accueil (AEFE, privé homologué, conventionné, ou de droit local, public), du conjoint (Français, binational, local), ou encore selon la discipline enseignée. Après avoir testé ces catégories, elles n'ont pas obtenu de portée explicative satisfaisante pour comprendre les diverses pratiques sociales et les interactions quotidiennes. A mon sens, bien que partiellement réel, leur degré de généralisation s'est révélé trop restrictif, frôlant la caricature selon laquelle les profs de sport iraient au Maroc pour faire du surf. Ainsi, certaines catégorisations existent en France métropolitaine et pourraient bien se retrouver hors de France. Une chose est sûre, les raisons économiques sont déjà mises à mal par la profession : bien malheureux celui qui embrasserait une carrière d'enseignant pour des raisons économiques.

Les deux principaux types reposent sur une base simple et concrète : la distinction entre ceux qui partent du Maroc et ceux qui restent. Dans le cas des enseignants, il s'agit de la société dans laquelle le poste est exercé. Le fondement théorique considère le rapport des individus avec les structures sociales sous-jacentes (représentations sociales, origines familiales) et le rapport de ces structures avec la mobilité. En d'autres termes, j'ai cherché le rapport dans la socialisation des individus, avec l'espace et le temps, individuellement, par leurs représentations du voyage et collectivement, par un certain habitus de migrant (Xavier de Brito, 2002). Cette typologie doit bien sûr être considérée dans la continuité des trajectoires de vie, familiales et individuelles, un même individu pouvant passer d'un type à l'autre au cours de son existence. Ainsi ces types esquissent-ils des tendances structurelles et individuelles. Elle doit être affinée à travers chaque entretien, en articulant l'analyse des discours et les représentations du voyage, les conditions d'accueil, ainsi que les trajectoires de vie, individuelles et familiales, avec les actes racontés et/ou observés des sociabilités à l'échelle locale, nationale et transnationale, sans omettre les distinctions de genre. Enfin, il s'agit de repérer les spécificités de chaque type d'établissement (AEFE, privé homologué). Cette typologie a pour fonction d'éviter les jugements qui ont trait aux caractères individuels, qui eux, ne changent pas en fonction du contexte, ni aux disciplines enseignées, dont les points communs se retrouvent en France comme à l'étranger : a priori un prof de maths enseigne les maths quels que soient ses élèves, tandis que l'histoire-géographie, les langues ou la philosophie sont confrontées à des structures liées aux origines sociales et culturelles des élèves. Mais la relation éducative est plus complexe, de même que les rapports structurels entre les enseignants et leurs élèves. Dans une perspective large, nous pourrions même avancer que chaque individu correspond à chacun des types, dans une plus ou

moindre mesure. Ces types représentent donc des catégories d'analyse de situations évolutives pour chercher à rendre au réel toute sa complexité. La mesure des types à la situation de chaque individu rencontré au prisme de cette typologie a permis de l'affiner et d'en vérifier la validité.