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Pratiques de l’espace des lesbiennes à Paris, Toulouse et Brive-la-Gaillarde :

Dans le document Géographie des homophobies (Page 38-42)

quels enseignements ?

Dans le cadre de son master de géographie à l’Université Paris-Est, Pauline Brunner a travaillé sur les pratiques de l’espace des lesbiennes dans trois villes différentes : Paris, une métropole régionale, Toulouse, et une ville moyenne, Brive-la-Gaillarde.

Ces trois terrains ont été choisis en fonction de leur diversité et d’opportunité d’enquête : Pauline vit à Paris et a commencé par ce terrain dans son mémoire de première année de master. Dans le cadre de sa deuxième année, elle a voulu comparer avec deux villes de tailles différentes : Toulouse, où elle a déjà un réseau d’ami.e.s, et Brive-la- Gaillarde, où elle a vécu plusieurs années.

Si Paris représente l’un des centres de sociabilité homosexuelle en Europe comme Londres et Berlin (Leroy, 2005) –  avec néanmoins un important décalage entre l’offre de lieux gays et celle de lieux lesbiens  –, Toulouse, capitale de la région Midi-Pyrénées et sixième agglomération française, comprend un milieu lesbien actif, en partie hérité du mouvement féministe des années 1970. Chaque année, le Festival du film LGBT et le Printemps lesbien attirent des lesbiennes de toute la France. À la différence de Paris, ce milieu est plus structuré

par des associations 1 et des lieux associatifs que par des lieux commer-

ciaux, les bars lesbiens ayant fermé les uns après les autres. Le milieu homosexuel est assez diffus dans la ville, il ne s’inscrit pas dans un quartier particulier comme à Paris.

Brive-la-Gaillarde, quant à elle, est la principale ville de Corrèze – dont elle est sous-préfecture –, avec environ 76 000 habitants dans

l’agglomération en 2009 2, et ne comprend aucune association LGBT

ni aucun lieu commercial s’affichant comme tel.

L’enquête est fondée sur l’observation du milieu lesbien dans des bars, lors de soirées ou d’autres événements, et sur des entretiens semi- directifs avec des lesbiennes. Celles-ci ont été contactées par le biais de ces lieux, puis par le bouche-à-oreille ou encore par des réseaux

1. On recense 16  associations LGBT (militantes ou de loisirs) à Toulouse, dont trois les- biennes. Outre la Gay Pride annuelle, un centre LGBT a ouvert en mars 2012.

Géographie des homophobies

de rencontre sur internet. Le fait que l’enquêtrice soit une femme et se définisse comme féministe a favorisé cette prise de contact, bien qu’elle ne soit pas lesbienne elle-même. Les personnes susceptibles de répondre à un entretien ont été faciles à trouver à Paris et à Toulouse, moins à Brive-la-Gaillarde, du fait même de l’absence de lieu fédérateur.

Figure 5. Tableaux de synthèse des personnes enquêtées par Pauline Brunner (2011-2012)

Villes Personnes enquêtées

Parcours lesbien Personnes enquêtées

Paris 17 Exclusif 17 Toulouse 14 Progressif 14 Brive-la-Gaillarde 7 Simultané 7

Total 38 Total 38

Tranches d’âges Personnes enquêtées

Position sociale Personnes enquêtées

20-30 ans 16 Étudiantes 10 31-40 ans 14 Classes populaires 9 41-50 ans 4 Petites classes moyennes 10 51-60 ans 2 Classes moyennes supérieures /

petite bourgeoisie intellectuelle

9 61 et plus 2 Total 38

Total 38

Les tableaux ci-dessus permettent de présenter les personnes enquê- tées. On note une surreprésentation des moins de 40  ans, qui s’ex- plique sans doute par la moindre fréquentation des lieux festifs ou par la jeunesse même de l’enquêtrice. Les positions sociales sont assez variées, excluant seulement la grande bourgeoisie, et témoignent de la relative mixité sociale que l’on trouve dans le milieu lesbien. Le faible nombre de lieux explique sans doute ce plus grand mélange social que celui que l’on peut observer dans les lieux festifs (et notamment com- merciaux) classiques.

L’un des tableaux présente également le parcours lesbien des per- sonnes rencontrées, à partir de la typologie réalisée par Natacha Chetcuti (2010). Le parcours exclusif désigne des lesbiennes qui n’ont jamais eu de relation avec un homme. Dans le parcours progressif, les femmes sont devenues lesbiennes après avoir eu des relations avec

Des lieux aux pratiques de l’espace lesbien

des hommes, voire une vie conjugale. Enfin, le parcours simultané se caractérise par des relations avec des femmes et des hommes durant la même période. Dans cette enquête, la majorité des femmes ont un par- cours exclusif, ce qui peut coïncider avec le fait qu’elles ont fréquenté très tôt le milieu lesbien et que certaines d’entre elles ont un engage- ment militant. L’importance des parcours progressifs est significative de la difficulté de se soustraire à la norme et au poids de la lesbophobie dans la famille et au travail. Les parcours simultanés permettent de saisir la possibilité de se définir comme lesbienne tout en ayant par- fois des relations avec des hommes, ou celle d’avoir des relations entre femmes sans pour autant se dire lesbienne. Ces cas apparaissent plus rares dans l’enquête, peut-être en raison d’une moindre fréquentation des lieux lesbiens par ce type de personnes.

L’enquête fait tout d’abord apparaître l’importance du milieu les- bien, et en particulier des lieux de sociabilité reconnus comme tels, qu’ils soient commerciaux ou non. La plupart des lesbiennes enquê- tées le mentionnent au début de leur socialisation : c’est souvent à partir d’eux que l’on fait les premières rencontres, que l’on se construit un réseau d’amies lesbiennes, mais ils permettent aussi de se construire une identité individuelle et collective. L’enquête confirme le rôle de ces lieux dans le parcours qui conduit des femmes à « se dire lesbienne » (Chetcuti, 2010). Ils marquent donc souvent l’entrée dans le milieu lesbien et continuent de servir de repère même si les lesbiennes les fréquentent moins par la suite. Ils permettent aux femmes de se sentir protégées des agressions extérieures : elles peuvent s’y embrasser ou s’y montrer en couple, ce qui est perçu comme impossible dans les bars hétérosexuels. Alice (33 ans, Toulouse) l’exprime clairement : « C’est mieux d’être dans des bars où tu te dis que tu peux embrasser ta copine sans avoir des yeux rivés sur toi, d’autant que je ne suis pas une grande provocatrice. » Quand elles viennent s’installer dans une grande ville comme Toulouse ou à Paris, les lesbiennes apprécient ces lieux libé- rateurs qui permettent l’affirmation de soi. Ils jouent donc bien un rôle de contre-espaces pour celles qui les fréquentent. On note néan- moins des différences entre les villes : en raison de la taille de celles-ci et donc du milieu lesbien, les personnes enquêtées mentionnent le moindre anonymat à Toulouse qu’à Paris. D’autre part, dans la ville rose, les bars associatifs qui organisent des soirées non mixtes se situent en périphérie et sont donc plus difficiles d’accès que les bars lesbiens

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situés dans l’hypercentre parisien. À Brive-la-Gaillarde, l’absence de lieux lesbiens se fait nettement ressentir. Certaines lesbiennes tendent à reformer un milieu lesbien éphémère en se retrouvant dans un bar hétérosexuel où travaille, par exemple, une serveuse lesbienne. Mais les personnes enquêtées déplorent cette absence de lieu lesbien, alors même qu’il existe un restaurant qui attire une clientèle gay –  parce que les propriétaires sont gays même si le restaurant ne s’affiche pas comme tel –, mais peu de lesbiennes.

Il existe néanmoins des différences entre les enquêtées en termes de fréquentation de ces lieux. Ce ne sont pas les positions sociales (et donc les revenus) qui paraissent les plus déterminantes pour expli- quer ces différences mais plutôt l’âge et la situation de couple. D’une façon générale, plus les lesbiennes avancent en âge et plus elles sont en couple, moins elles fréquentent les lieux lesbiens. Ceux-ci ne cor- respondent plus à leurs attentes, par exemple en terme de choix musi- caux, mais aussi à cause de leur évolution vers la mixité. À cela s’ajoute le fait d’être en couple, au sein duquel on observe une reproduction du schéma hétérosexuel, avec plus de soirées entre ami.e.s et moins de sorties dans les bars ou les boîtes de nuit. Néanmoins, les lieux redeviennent importants si elles se retrouvent célibataires. Les lieux lesbiens sont donc plus fréquentés par les lesbiennes jeunes (jusqu’à la quarantaine) et les célibataires. Néanmoins, les jeunes lesbiennes ont souvent un autre rapport à ces lieux que la génération précédente.

Ce clivage générationnel recoupe en effet un rapport très différent au patriarcat et à l’engagement féministe. Les lesbiennes militantes de la génération précédente, qui se disent souvent lesbiennes politiques, déplorent la disparition des lieux non mixtes et fréquentent de préfé- rence des lieux associatifs non mixtes, comme le Vendredi des femmes au centre LGBT de Paris ou des événements organisés par l’association Bagdam à Toulouse. Les jeunes lesbiennes de moins de 30 ans sont moins ou pas militantes et ne se disent guère féministes. Moins les lesbiennes sont militantes, plus elles font preuve de lesbophobie inté- grée : elles sont nombreuses à refuser l’image masculine de la lesbienne butch ou garçonne, et à revendiquer le fait de se conformer aux codes de la féminité et de ne pas être identifiée comme lesbienne. Cela est très visible parmi les jeunes lesbiennes toulousaines, qui ne fréquentent pas les lieux associatifs lesbiens non mixtes, ont un réseau d’ami.e.s assez mixte et s’approprient de nouveaux lieux. Par exemple Aïda, 23 ans,

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a fréquenté des bars gays au début de sa socialisation mais refuse d’y aller aujourd’hui. « Ce bar [qu’elle aime fréquenter aujourd’hui] n’est pas un bar gay mais c’est devenu un repaire, et c’est justement ça qui nous plaît. » D’autres encore ont une sociabilité géographiquement différenciée selon qu’elles sont avec leurs ami.e.s hétérosexuel.le.s ou homosexuel.le.s, parfois pour ne pas montrer leur orientation sexuelle ou pour « ne pas l’imposer », comme les enquêtées le disent souvent. Ces jeunes femmes non militantes ne se nomment souvent pas les- biennes, mais plutôt gays ou homosexuelles, voire « queer », terme qui est très à la mode. Cette dénomination varie aussi selon le contexte. Par exemple, Alice, 32 ans à Toulouse, affirme : « Dans la famille, je ne dirai pas lesbienne mais homo parce que c’est plus doux. »

Dans l’espace public, si Paris garantit plus l’anonymat, les entre- tiens mettent en évidence des agressions verbales plus fréquentes et touchant d’abord les couples qui sont les plus visibles. Mais cela est aussi à nuancer en fonction de la taille de la ville. L’enquête confirme la prégnance des frontières mentales à Paris (Cattan et Leroy, 2010) : pour la plupart des femmes rencontrées, se tenir par la main ou s’em- brasser n’apparaît possible que dans le Marais. À Toulouse, les jeunes lesbiennes ne sortent pas en couple et jouent des codes de la fémi- nité pour passer inaperçues quand elles sont seules. À Paris comme à Toulouse, il faut être féminine pour ne pas être identifiée comme lesbienne et éviter la lesbophobie. Plusieurs d’entre elles ont été l’objet d’agressions verbales mais aussi physiques. À Brive-la-Gaillarde, cinq des personnes interrogées affirment qu’il serait plus facile pour elles d’être démonstratives envers leur compagne dans une grande ville. La taille de la ville semble plus propice à l’anonymat, mais pour autant elle ne protège pas des agressions lesbophobes, et celles-ci freinent net- tement les démonstrations publiques.

Conclusion : visibilité et invisibilité,

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