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Géographie des plages homosexuelles

Dans le document Géographie des homophobies (Page 160-163)

Emmanuel Jaurand

I

l s’agira de s’intéresser ici sur la place de la pratique de la plage et

des mobilités touristiques dans l’identité gay ou plus modestement, dans ce que l’on peut appeler la subculture gay. Je n’ai pas la préten- tion d’être exhaustif par rapport à toutes les personnes qui peuvent partager cette identité. Dans une double perspective de géographie culturelle et de géographie sociale, je m’intéresse à la fois aux représen- tations de la subculture gay (magazines, revues, etc.) et aux pratiques de ces hommes dans les lieux publics qu’ils investissent. Mon objectif est d’essayer de démêler les logiques de leurs déplacements et de leurs formes d’appropriation de l’espace. Il apparaît que les publications gays valorisent certaines catégories d’individus, plutôt urbains et favorisés socialement. Parallèlement, il est clair que le déplacement touristique, notamment à l’étranger, requiert certains moyens. Inévitablement, travaillant sur la subculture gay et le tourisme, je suis amené à m’inté- resser majoritairement à des personnes ayant un niveau de revenus et de dépenses qui les classe dans les catégories moyennes et supérieures. Il s’agit sans doute d’une limite à mon propos, mais peu d’études por- tent sur la totalité du spectre social couvert par les hommes partageant une identité homosexuelle.

Géographie des homophobies

Pour un universitaire habitué à travailler dans son laboratoire et dans un milieu quelque peu restreint, échanger avec la société civile peut toujours présenter un risque, celui d’être mal compris. J’en ai fait l’expérience à travers la publication de plusieurs articles dans le

magazine naturiste français, La Vie au soleil, dont un intitulé « Où

sont les femmes ? ». J’y évoquais le fait que les femmes étaient mino- ritaires sur les plages nudistes et que certaines de celles-ci avaient une fréquentation presque exclusivement masculine. Dans le numéro sui- vant, un lecteur de Bruxelles a envoyé une lettre de protestation en écrivant : « Vous faites allusion que des plages pour hommes existent, mais juste pour les gays, et qu’elles sont un repoussoir pour la fédéra- tion naturiste, je suis choqué de voir que l’on peut encore avoir une vision négative des homosexuels. » Je voulais simplement signifier que certaines plages pouvaient être considérées comme des plages com- munautaires puisqu’essentiellement fréquentées par des hommes qui cherchent à s’y retrouver. Il s’agit effectivement d’une réalité spatiale et sociale, qui est considérée négativement par le naturisme officiel, promouvant la mixité. J’ai eu des contacts avec des associations natu- ristes et pour celles-ci, les échangistes et les gays représentent une sorte de contre-modèle du naturisme qu’ils entendent défendre. Je ne suis pas en train de dire qu’elles ont raison, mais tente simplement d’ex- poser les logiques des discours et des positions d’acteurs qui contri- buent à construire une réalité sociale, qui passe aussi par des conflits pour l’appropriation de l’espace public. Les représentations négatives de l’autre existent dans la société, traversée par des clivages, ce dont témoigne aussi la perception que nombre de gays ont du mouvement naturiste officiel, vu comme plutôt homophobe. On pourra déve- lopper plusieurs cas de ces conflits d’acteurs autour de la « bonne » pratique du nudisme sur les plages françaises. Il s’agit ainsi pour le chercheur de prendre en compte les positions des différents acteurs et de comprendre comment tout cela se traduit dans et à travers l’espace.

Le point de vue du chercheur et celui du militant associatif, a fortiori

politique, sont pour moi différents.

Le fait que des publics se réunissent en des lieux spécifiques en fonc- tion d’une certaine identité sexuelle est-il très original ? Non. Le géo- graphe Michel Lussault (2007) considère que le sécessionnisme spatial, c’est-à-dire le fait de se mettre à l’écart et de se regrouper par affinités sociales ou autres, est une tendance commune à nombre d’acteurs

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sociaux. Cette dynamique traverse actuellement toute la société, à com- mencer par les catégories les plus riches qui ont tendance à se regrouper dans certains quartiers et ont de fait un rôle moteur dans la ségrégation socio-spatiale à travers le marché immobilier. Il existe en Inde des villes privées, habitées par les classes moyennes et supérieures qui échappent ainsi aux dérèglements constatés dans le reste de la société urbaine. Le fait de se regrouper sur certains critères concerne donc bon nombre d’acteurs sociaux. Cela n’implique pas forcément le communautarisme au sens politique, à savoir un système institutionnel privilégiant l’ap- partenance communautaire ou confessionnelle par rapport au destin libre de l’individu. Le fait de se regrouper dans l’espace pour certaines occasions, par exemple lors des loisirs, s’il est une manifestation identi- taire collective, ne signifie pas l’adhésion des intéressés au modèle poli- tique et social communautariste, système rigide et englobant à l’opposé du modèle républicain français fondé sur un rapport direct entre l’État et les individus. De fait, les hommes qui fréquentent les plages gays ont des rapports très diversifiés à la communauté ou à l’identité gay : certains ne fréquentent guère d’autres lieux communautaires ou se défi- nissent même autrement que comme « gays ».

Ces considérations et précautions préalables étant posées, je consi- dère que les pratiques spatiales des gays – ceux qui se définissent comme tels – s’expliquent plus par le poids de l’hétéronormativité (Raibaud, 2011) que par l’effet d’une discrimination directe ou de l’homo- phobie, sans que cela remette en cause l’existence de ces dernières dans la société, ou leur lien indissociable avec l’hétéronormativité. Celle-ci est un système faisant de l’hétérosexualité la seule sexualité légitime et cette conception appuyée par les principales religions imprègne telle- ment les relations sociales que de nombreux gays l’ont intégrée. Ils ont intériorisé leur infériorisation, parfois dès l’adolescence, ce qui fait que beaucoup ont un sentiment de marginalité : une réponse à ce senti- ment d’isolement et de différence sera la recherche de leurs semblables et la volonté de se regrouper. Dans cette quête, l’espace sera consi- déré comme une ressource, c’est-à-dire que certains lieux, résiduels, vacants, non utilisés par les autres permettront à ces hommes qui ont des relations sexuelles avec d’autres hommes de se reconnaître et de se retrouver. Ce faisant, ils donneront une certaine identité à des espaces qu’ils auront choisis, qu’ils vivront comme des espaces de liberté et que l’on appellera des territoires gays.

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