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Espaces queer ?

Dans le document Géographie des homophobies (Page 86-90)

Arnaud Alessandrin

S

i le queer est un espace plus qu’une identité, situé aux marges

en même temps qu’il est le point d’appui d’actions en direc- tion du centre (Bourcier, 2006), le queer est aussi une temporalité (Halberstam, 2005). En ce sens, il s’agira d’entendre « queer » non comme un substantif mais comme un verbe, c’est-à-dire comme un processus de « queerisation ». De nombreux écrits découlent de cette volonté : « Repenser et queeriser le travestissement » (Bourcier, 2006), « Queeriser le corps : pratique des féministes arabes » (Gharaibeh, 2012) ou bien encore « De l’espace genré à l’espace queerisé » (Borghi, 2012). Dans ce dernier article, Rachele Borghi rappelle que l’espace n’est pas simplement un « arrière-plan ». Elle suggère d’appréhender l’espace, celui de la géographie et celui du géographe, à l’aune des per- formances de genre qui, dit-elle, « dévoilent le caractère normé de l’es- pace ». « La performance joue un rôle subversif et permet de jouer avec les rôles. » Avec la performance queer, l’action s’inscrit dans une tem- poralité donnée. Il faut alors entendre « queer » non comme « homo-

sexuel » ni même « transgenre » 1, mais comme « bizarre » ou « rendu

étrange ». C’est ce que suggère notamment Judith Halberstam dans

son livre In a Queer Time and Place. Transgender Bodies, Subcultural

Lives (2005). Dans une vision « post-moderne » de la géographie, elle

1. Le blog C’est mon genre propose un article à ce sujet intitulé : « Queeriser sexe et genre sans queeriser les trans », disponible sur : http://cestmongenre.wordpress.com/2012/02/12/ queeriser-sexe-et-genre-sans-queeriser-les-trans/

Géographie des homophobies

écrit  qu’une géographie des résistances ne peut pas simplement être la face cachée d’une géographie des dominations, et qu’en ce sens il s’agit d’être vigilant face à la naturalisation des notions de « temps » et « d’espace ». Judith Halberstam souligne que parler, par exemple, de « temporalité queer » revient à parler à la fois de ce qui est virtuel et indéfini, mais aussi de ce qui est « résilient et indéniable ».

Dans cet esprit, nous nous proposons de donner la parole à Charlotte Prieur dont le sujet, aussi intersectionnel que celui de Salima Amara plus haut, insiste sur le « point de vue » du chercheur par rapport à

son objet 1. Si « vu de l’extérieur » il semble exister une « communauté

LGBT » – ce que Didier Eribon questionne déjà dans l’introduction

de son Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes (2003) –, « vu de l’in-

térieur » la question des discriminations au sein d’une même commu- nauté semble plus la diviser que l’unifier. Ainsi, il apparaît pertinent de ne pas délimiter des frontières définitives entre un « eux » et un « nous », c’est-à-dire aussi de ne pas associer à des identités essentiali- sées des espaces circonscrits, car l’analyse au cœur des communautés constituées parvient à mettre à jour les différends qui la composent. C’est ce que donne à analyser Maud-Yeuse Thomas avec l’exemple des Universités d’été euroméditerranéennes des homosexualités (UEEH) qui proposent tous les ans un « espace » qui est aussi un « temps » d’échanges et de découvertes dans lequel l’expression de genre et de sexualité est consentie à tou.te.s les participant.e.s.

Ici, l’espace est un espace « queer » au sens où les identités et les corps créent des espaces qui sont mouvants, poreux et consentis (la plupart du temps) aussi bien en mixité qu’en non-mixité pour les « filles », les « trans » ou toute autre auto-appellation. Et le lieu de ces rencontres, l’université de Luminy à Marseille, redevient, immédiatement après le festival, ce qu’il était avant : un espace étudiant et artistique.

Enfin, nous avons voulu donner la parole à Maxime Cervulle, traducteur (avec Judy Minx) du livre de Jasbir Puar intitulé

Homonationalisme. La politique queer après le 11 septembre (2012) car

il nous a semblé que queeriser les espaces nécessitait de revenir sur la différence faite entre l’association « corps/intimité/localité » et l’équa- tion « groupes/politique/globalité ». Dans les deux premiers chapitres

1. Dans un article récent publié sur le site Annamédia, Lalla Koskwa utilise l’expression « point de vie », disponible sur : www.annamedia.org/#!echappe-belle/com

Espaces queer ?

que son livre, Jasbir Puar soutient l’idée que les logiques de justifica- tion de « la guerre contre le terrorisme » ont dessiné un espace binaire mondialisé séparant les « terroristes » des « patriotes », c’est-à-dire, entre d’autres termes, un monde occidental libéral et un monde musulman sexiste et homophobe. Le « nous » patriotique devient inclusif vis-à-vis des homosexuels : les victimes du terrorisme deviennent les victimes de terroristes sexistes et homophobes. L’assimilation du mouvement LGBT au modèle américain s’observe aussi dans la politique intérieure des États-Unis. Alors que le débat autour du mariage gay aseptise les figures du « pédé » ou du « queer », de nouvelles frontières viennent séparer les sujets assimilables et les autres.

Par ces trois contributions nous espérons pouvoir poser un regard nouveau et instrospectif, en deçà des débats communautaires actuels sur le mariage par exemple, en même temps qu’un regard lointain et

comparatif afin de rabattre les cartes d’un agenda LGBT mainstream.

Bibliographie

Alessandrin Arnaud, 2012, « Homonationalisme : l’inclusion des “gay” au “nous”

patriotes », note de lecture d’Homonationalisme de J. Puar, L’Information géographique,

n° 72, p. 128.

Bourcier Marie-Hélène, 2006, Queer zones, Paris, Éditions Amsterdam, nouvelle éd.

revue et augmentée.

Borghi Rachele, 2012, « De l’espace genré à l’espace queerisé », Eso, travaux et docu- ments, n° 33, p. 109-116.

Eribon Didier, 2003, Dictionnaire des cultures gays et lesbiennes, Paris, Larousse.

Espineira Karine, Thomas Maud-Yeuse et Alessandrin Arnaud, 2012, « UEEH », in La Transyclopédie : tout savoir sur les transidentités, Paris, Éditions Des ailes sur un tracteur,

p. 307.

Gharaibeh Roa’a, 2012, « Queeriser le corps des feministes arabes », Observatoire des transidentités, mars [en ligne].

Halberstam Judith, 2005, In a Queer Time and Place. Transgender Bodies, Subcultural Lives, New York, New York University Press.

Puar Jasbir K., 2012, Homonationalisme. La politique queer après le 11 septembre, trad. de

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Peut-on être homosexuel(le)

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