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Les plages gays

Dans le document Géographie des homophobies (Page 163-169)

Nous prendrons l’exemple des plages dans la subculture gay en par- tant de représentations bien contrastées de plages. Une caricature du

magazine Têtu montre bien la perception d’une plage hétéronormée

par un couple de garçons.

Figure 19. Caricature parue dans Têtu, n° 87 et Agenda, n° 38, 2004

La plage est ici vécue comme un enfer, par ceux qui sont en situa- tion de minorité et se trouvent à l’écart de la norme sociale domi- nante, celle de la famille ou du couple hétérosexuel. Au contraire, dans

le Spartacus International Gay Guide recensant tous les lieux gays dans

le monde, la publicité pour un resort gay australien dans la région de

Cairns propose le paradis gay à la plage (« Gay heaven on the beach »).

Il s’agit d’un lieu commercial et touristique privé niché dans un écrin de verdure tropicale, qui assure protection et distance avec le reste du monde. Il est intéressant de voir dans cette représentation paradi- siaque un homme nu à l’extérieur, c’est-à-dire dans l’espace public, et symétriquement, une chambre avec un couple d’hommes vêtus à l’in- térieur. Cela représente une inversion par rapport au schéma habituel, où l’on est vêtu dans l’espace public et l’on ne peut se déshabiller de façon intégrale que dans l’espace privé. Cette inversion vise à montrer que ce lieu est sans doute régi par des codes et un rapport au corps différents des codes habituels de la société.

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Je voudrais aussi insister sur l’importance des représentations de la plage dans les magazines et les publications gays : l’équivalent dans les publications à destination des lesbiennes n’existe absolu-

ment pas. Par exemple, à l’exception de la 40e  édition (2011), la

couverture du Spartacus International Gay Guide a invariablement

montré chaque année la représentation photographique stéréotypée, sur fond de plage et de ciel bleu, d’hommes dénudés et avenants incarnant le fantasme (supposé) du lectorat auquel s’adresse ce genre de publication. Cela montre également que la plage est un lieu à forte dimension érotique et une destination privilégiée du voya- geur gay global : elle est aussi assimilée à l’espace privilégié de la dénudation.

Ce n’est pas un hasard si les plages investies par les gays sont en effet le plus souvent des plages où il y a une pratique nudiste. Cela renvoie à une fonction communautaire, utilitaire et identitaire de ces plages. Il n’existe évidemment pas de pancarte officielle mentionnant « plage gay ». Ces plages se trouvent dans l’espace public et des personnes par- tageant une certaine identité s’y rassemblent spontanément. Elles y sont en fait guidées par des canaux d’information, à savoir internet et des magazines spécialisés qui en établissent la liste et en détaillent les itinéraires d’accès. Il s’agit donc d’une appropriation spontanée de l’espace permettant de définir ces lieux comme des lieux gays. Ceux-ci ont une grande importance dans la subculture gay et les individus qui les fréquentent y sont généralement très attachés parce qu’ils se sentent mal à l’aise dans d’autres territoires, c’est-à-dire des espaces appropriés par les autres (les hétérosexuels) et selon des codes qui les oublient ou les infériorisent (figure 19).

Un bon exemple de plage gay à fréquentation masculine le plus souvent exclusive existe à Sitges en Catalogne (Espagne), station à fré- quentation gay importante (figure 2). La Playa del Muerto est éloi- gnée du centre de la ville puisqu’il faut à peu près une demi-heure pour y arriver à pied, mais cet espacement et le long cheminement à travers la garrigue qu’il faut effectuer permettent d’échapper à « l’in- terpellation hétérosexuelle ». La pancarte apposée par des usagers n’a rien d’officiel et relève au contraire d’une manifestation ascendante de « territorialisation »

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Figure 20. Playa del Muerto (Sitges, Catalogne, Espagne)

Le panneau annonçant « la première plage naturiste et gay années 1930 » et la pein- ture arc-en-ciel sont des marqueurs de l’appropriation gay de l’espace. Photo E. Jaurand, juin 2006.

On y lit le nom de la plage et la revendication d’être considérée comme la « première plage naturiste gay du monde » depuis les années 1930. Il apparaît que manifestement – j’ai interrogé les per- sonnes tenant la buvette du lieu  – cette plage était effectivement fréquentée par des Espagnols et des touristes étrangers, notamment anglais, depuis l’entre-deux-guerres et que ce lieu fonctionnait même

à l’époque franquiste, tout en étant connu de la guardia civil. Nous

sommes là dans un lieu marginal qui a perduré, alors même que toute manifestation de nudité sur les plages était interdite sous Franco, grâce à un isolement garant de l’absence de conflit d’usage avec des per- sonnes non averties : on ne vient pas par hasard sur cette plage ! Nous sommes face à une appropriation de l’espace dans la longue durée, avec un marquage de l’espace par le drapeau arc-en-ciel. La condition de réalisation d’un entre-soi dans l’espace public, c’est la marginalité spatiale, la distance par rapport au centre (la station balnéaire). Il s’agit clairement d’une volonté et d’une manifestation d’évitement spatial,

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évidemment indissociable de la minoration de l’homosexualité et de l’identité gay dans la société. La construction d’un espace de l’entre-soi permet d’échapper au regard surplombant qui juge et rappelle à l’ordre (social et sexuel).

Ce type de plage, révélant une forme d’appropriation gay de l’es- pace littoral, se retrouve à des centaines d’exemplaires en Europe, en Amérique du Nord, en Australie et Nouvelle-Zélande et jusque dans les pays du Sud : Turquie, Afrique du Sud, Mexique,  etc. Prenons l’exemple de la Turquie, où mes recherches sur le terrain m’ont permis de découvrir des plages gays sur la côte méditerranéenne dont plusieurs

n’étaient même pas signalées par le Spartacus International Gay Guide.

En Turquie (comme en Grèce d’ailleurs), le nudisme est théorique- ment interdit sur les plages, ce qui ne signifie pas qu’il n’existe pas, au contraire ai-je envie de dire. Il est assez difficile de parvenir à ces lieux, car les guides n’en mentionnent pratiquement rien : il faut beaucoup de patience et de ténacité pour y arriver. Ainsi, sur la grande plage de Patara (à environ 200 kilomètres au sud-ouest d’Antalya), il faut marcher sur près de deux kilomètres depuis le parking principal pour déboucher sur un secteur où des hommes, Turcs et touristes étrangers, se rassemblent régulièrement. Tout cela se fait dans un contexte relatif d’insécurité, car aux dires de ceux qui fréquentent la plage, si la police ou une femme voilée est en vue, il leur faut vite se rhabiller. Il existe donc toute une appropriation marginale du territoire, avec un jeu par rapport à la loi et aux normes.

Il convient également de préciser que les espaces touristiques lit- toraux sont perçus comme des espaces où l’on est finalement un peu plus libre. Dans le tourisme, on est en rupture par rapport à l’espace- temps du quotidien, il y a un certain relâchement des contraintes. On comprend ainsi que même dans certains régimes autoritaires ou tota- litaires où l’homosexualité est réprimée, les lieux touristiques peuvent constituer des niches de liberté relative : ainsi, il est attesté que la plage gay et nudiste de Simeiz (Ukraine) existait déjà à l’époque de l’URSS.

Ubiquistes dans leur localisation, se retrouvant dans des contextes nationaux, politiques ou paysagers variés, les plages gays renvoient toutefois à un modèle spatial de base assez simple. À l’appui de mon propos, je voudrais commenter le tableau du peintre allemand Ferdinand Flor (1793-1881), « Badende Jugen in der Blauen Grotte auf Capri » (1837), exposé au Schwules Museum de Berlin. Cette

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représentation néoclassique montre une scène antique ; je la consi- dère surtout comme une sorte de matrice initiale des plages gays voire des autres territoires gays, qui sera ensuite déclinée dans de multiples contextes spatiaux. Il est d’ailleurs remarquable que l’île de Capri ait

été le premier lieu d’un tourisme homosexuel élitiste au xixe siècle. Sur

le tableau, il existe une opposition entre les parties gauche et droite. À gauche, dans la partie éclairée, les activités sont le jeu et la discussion et l’on trouve des garçons habillés, d’autres nus, ce qui prouve que l’identité de l’espace n’est pas liée à la nudité, mais plutôt à la non- mixité. À droite, un espace se trouve dans l’obscurité : on y distingue deux garçons l’un à côté de l’autre, silencieux semble-t-il. Cela sug- gère une intimité à deux relativement dissimulée, et par métonymie, la sexualité. Si nous nous appuyons sur l’analyse d’Erving Goffman concernant le partage des espaces de représentation, il est possible de distinguer la région antérieure à gauche – la scène où se joue la repré- sentation au grand jour – et la région postérieure qui se situe à droite – les coulisses de la scène.

Concrètement, dans ces micro-territoires que constituent les plages investies par les gays, on trouve effectivement ce partage entre un espace de sociabilité et un espace de sexualité. Même si ce n’est pas la seule, il est clair que l’une des fonctions de ces espaces est utilitaire : ils sont fon- damentalement des espaces de rencontre, de drague, voire de sexualité dans l’espace public – ce qui existe également pour l’hétérosexualité avec les plages échangistes. Par exemple, dans le cas de la plage de Berck (Pas- de-Calais), le secteur nudiste se trouve à gauche entre les deux aligne- ments de croix : on trouve au sud le public mixte (en jaune) et au nord, plus loin de la station (en orange), le public gay (figure 21).

On y voit des espaces investis par les gays pour aller se promener, se rencontrer, draguer, voire réaliser des actes de sexualité dans l’espace public, ce qui constitue évidemment un écart par rapport à la norme et à la loi : il s’agit des dunes, d’un hôpital désaffecté (accès interdit) et à marée basse, des piquets du parc à moules qui permettent de se soustraire partiellement au regard d’autrui. On a le cas d’un collectif qui cherche à développer ses propres codes dans un espace qu’il s’ap- proprie, lesquels peuvent être en contradiction avec les codes domi- nants. D’où parfois des tensions avec le mouvement naturiste officiel, qui craint que les municipalités interdisent la pratique du nudisme au motif de ces interactions sexuelles.

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Figure 21. Nudisme et territorialités sur la plage de Berck (Pas-de-Calais, France)

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L’importance relative du nudisme gay –  alors que le nudisme est une pratique marginale dans le reste de la société – conduit à s’inter- roger sur le rôle de la nudité par rapport à l’identité gay. Je crois que celui-ci est tout à fait décisif et je m’appuierai pour le montrer sur un

passage de L’Immoraliste d’André Gide (1902). Il s’agit d’un roman

d’apprentissage ou d’initiation, dans lequel Michel, le héros, qui fait son voyage de noces en Italie, opère une véritable métamorphose de son identité. Il y a une scène centrale dans l’ouvrage où il expose son corps nu au soleil et où son être profond, sans doute sa nature homo- sexuelle, apparaît au grand jour. C’est le moment où le héros prend conscience de cette identité. Ce n’est pas un hasard si cela arrive à l’occasion d’une expérience de dénudation : se mettre nu veut égale-

ment dire se mettre à nu et abandonner toute honte liée à son corps

et à son identité sexuelle. Si le nudisme est si répandu dans le public homosexuel et sur les plages gays, c’est à mon sens également lié à cette affirmation d’une identité à la fois individuelle et collective.

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