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Effets de lieu et appartenance ethnique

Dans le document Géographie des homophobies (Page 100-106)

Il est important de voir dans un second temps comment les sexualités et les appartenances ethniques peuvent s’agencer pour la création de lieux spécifiques. L’objet de cet argument n’est pas de dénoncer le racisme de certains lieux LGBTQ ou des logiques de ségrégations communautaristes mais plutôt de constater des logiques d’entre-soi différentes selon son appartenance ethnique. Des raisons très matérielles peuvent l’expliquer : la recherche du même, la ren- contre autour de styles musicaux différents, des codes culturels com- muns… Mais il faut comprendre ces effets de lieux pour avoir une vision plus fine des milieux LGBT et des types d’exclusion qu’ils produisent.

J’ai constaté au cours d’observations participantes que beaucoup de lieux queers, revendiquant une ouverture à la fluidité des genres et des sexualités sont dépourvus de diversité ethnique. La question est de savoir si cet effet de lieu est la conséquence d’un entre-soi de classes moyennes supérieures au fort capital culturel ou si ces lieux paraissent de fait inaccessibles à ces minorités et, dans ce dernier cas, pourquoi ils le sont.

À l’inverse, il existe des soirées LGBT ethniques. La soirée Afrodisiack

qui se déroule au Klub 1 est une soirée LGBT afro-caribéenne. Dans

ce lieu, on ne danse pas sur de la musique club ou électro mais sur des

black musics : « zouk, Rnb, dancehall, coupé décalé, kuduro, house,

Géographie des homophobies

kizomba 1 ». La soirée Total Beur (parfois soirée Beurning) existe éga-

lement depuis  1999. Elle se passe au Dépôt tous les samedis soirs 2.

Stéphane Barraud mentionne l’importance de cette soirée pour les minorités beurs :

Donc comme pour les bars et les discothèques, certains de ces lieux orga- nisent des soirées à thèmes ethniques. Les événements les plus prisés sont la mensuelle nuit « Total Beur » au Dépôt, le sex-club le plus grand, le plus fréquenté et le plus connu de Paris (c’est en effet un lieu de « pèle- rinage » du tourisme gai), mais aussi la bimensuelle soirée « Beur For Ever » du très connu sauna Univers Gym25 ; lors de cette soirée on peut consommer entre autres du thé à la menthe, des pâtisseries orientales et la chicha. D’autres lieux organisent des soirées « orientales » comme le bar/sex-club Blue Square tous les dimanches ou le sauna Sun City. Ajou- tons à cela des saunas qui pour des raisons sociogéographiques attirent une clientèle diversifiée, tels le Mykonos à Pigalle ou le Riad26 à Gam- betta (des quartiers parisiens connus pour leur multi-ethnisme). Dans tous ces événements, musiques Raï et R’n’B sont de rigueur.

(Barraud, 2005)

L’auteur montre bien ici que la recherche d’entre-soi est au cœur de la réussite de ces soirées. Elle comporte cependant deux dimen- sions : la dimension sexuelle et la dimension ethnique ou culturelle. Cette intersection donne un confort plus grand aux hommes « beurs » qui sont soumis à d’autres codes sociaux et culturels dans d’autres lieux LGBT. Ces effets de lieu ne sont pas forcément discriminatoires puisqu’ils relèvent d’une volonté de la part d’une minorité d’amé- nager un espace de liberté supplémentaire, comme on l’a vu avec les espaces non mixtes lesbiens. Il ne s’agit pas non plus nécessairement de parler de rejet conscient ou inconscient des beurs dans les lieux

LGBT mainstream ou les lieux queers. Il s’agit plutôt de comprendre

ces effets de lieu.

Cependant, on ne peut pas non plus ignorer ce que l’on appelle désormais l’« homonationalisme » qui sévit notamment depuis les attentats du 11  septembre 2001, et provoque la stigmatisation des populations musulmanes et arabes en France et dans le monde occi- dental. Dans son ouvrage, Jasbir Puar (2012) explique la montée

1. Citation issue de la présentation de la page Facebook de l’Afrodisiack Klub, disponible sur : www.facebook.com/pages/Afrodisiack-KLUB-Paris/180706131967468?sk=info

Peut-on être homosexuel(le) et homophobe ?

d’un nationalisme gay et montre comment la lutte contre l’homo- phobie permet de diviser à nouveau le monde entre nations civilisées et nations barbares – ces dernières condamnant l’homosexualité. Elle explique également que par l’accès aux droits (mariage, adoption…) les gays et lesbiennes des pays occidentaux entrent dans la norme et que ces corps altérisés du terroriste et des populations minoritaires qui y sont assimilées deviennent queers – bizarres, douteuses. Ce phé- nomène d’homonationalisme n’est cependant pas proprement amé- ricain. Pendant la Queer Week 2012 organisée par Sciences Po Paris,

une conférence 1 réunissait Marie-Hélène Bourcier et Didier Lestrade.

Ils ont été interpellés par un membre de l’association Homosexuel-les musulman-es de France (HM2F), dénonçant l’homonationalisme et les pratiques racistes des homosexuels envers les homosexuels musul- mans. Ils ont notamment expliqué les difficultés rencontrées pour pouvoir participer à la Gay Pride. La montée de l’homonationalisme montre bien que les discriminations doivent être pensées de manière conjointe et non combattues séparément.

Conclusion

Finalement, la difficulté dans l’approche de la notion d’« homo- phobie » est son aspect protéiforme. Le terme semble avoir un sens en ce qu’il est pensé dans une conception binaire de la société (hétéro- sexualité/homosexualité). Cependant, dès que l’on envisage des discri- minations au sein des milieux LGBTQ, ce terme devient trop vague et ne permet pas de caractériser les discriminations subies ou les rapports de domination. Au-delà de ce manque de clarté, le terme d’« homo- phobie » a tendance à invisibiliser non seulement des populations (lesbiennes, trans, queer…), mais aussi d’autres populations minori- taires qui sont présentes au sein des milieux LGBTQ. Cette volonté de rendre visible ces minorités dans leur diversité a d’ailleurs poussé à la redéfinition du terme par l’association SOS homophobie. Dans une certaine mesure, les discriminations au sein des milieux LGBTQ résultent de la rencontre de populations différentes et d’une homo- phobie intériorisée, d’une pression des normes hétérosexuelles exté- rieures sur ces milieux. Cependant d’autres formes de discriminations,

1. Conférence du jeudi 8 mars sur le thème « Queer theory, féminisme et mouvements LGBT :

Géographie des homophobies

communes au reste de la société, sont aussi présentes dans ces lieux. Cela vaut pour le sexisme, le racisme et les processus de distinction sociale (stratégies d’exclusion). Il faut enfin envisager l’intersectionna- lité entre ces différents types de discrimination qui créent pour chaque individu ou chaque groupe une situation originale.

Notre intérêt pour ce thème a été porté par le constat assez triste mais non fataliste que le milieu LGBTQ, ou la « communauté homo- sexuelle » comme elle est souvent appelée, n’existe pas et que la déviance à la norme sexuelle ne constitue pas de fait un moyen de se retrouver dans les mêmes lieux. Les formes d’entre-soi sont bien plus subtiles que cela.

Ainsi, la lutte contre les discriminations doit être pensée à la fois comme une volonté de reconnaissance de la part de la société hétéro- normée mais aussi comme une acceptation de la différence (sociale et culturelle) et des pratiques sexuelles et genrées diversifiées au sein des milieux LGBTQ. Cette vision queer et intersectionnelle permettrait-

elle, a minima, de prendre conscience du chemin qu’il reste à parcourir

pour tisser ces liens de solidarité entre les individus et les minorités non hétérosexuelles ? À voir l’homonationalisme latent des sociétés occidentales ainsi que de l’augmentation des agressions homophobes, il serait en tout cas naïf de compter sur le temps ou l’évolution des mentalités pour que l’homophobie et la xénophobie cessent.

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