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Conclusion : visibilité et invisibilité, les recompositions actuelles

Dans le document Géographie des homophobies (Page 42-46)

Ces enquêtes exploratoires montrent l’importance des lieux les- biens, soulignée par la plupart des lesbiennes interrogées, même si elles ne les fréquentent pas ou plus. C’est un repère dans la ville et une garantie de visibilité pour les lesbiennes, et leur absence totale est vivement déplorée dans une ville moyenne comme Brive-la-Gaillarde.

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Cela confirme le fait qu’un lieu lesbien, commercial ou pas, mais fixe et visible dans la ville, a une tout autre dimension qu’un bar hétéro- sexuel classique.

Ensuite, on observe un clivage générationnel assez complexe qui mériterait d’être exploré plus avant. Les lesbiennes qui sont militantes depuis les années 1970 ont fait le choix de la non-mixité et ne sont pas prêtes à revenir dessus. Elles sont souvent visibles car elles s’approprient des codes masculins, d’une façon néanmoins plus complexe que ne le veut la caricature lesbophobe. Cette visibilité les expose plus que les autres aux agressions lesbophobes, même lorsqu’elles sont seules. Elles ont moins de lesbophobie intégrée, elles se montrent plus mais dans le même temps elles sont plus exposées à la lesbophobie extérieure, d’où leur attachement aux lieux non mixtes qui sont aussi des lieux mili- tants. Enfin, ce sont des femmes qui sont engagées dans la critique du patriarcat. Les nouvelles générations s’en démarquent nettement, dans un contexte qui est un peu plus facile que les générations précédentes. Néanmoins, ce n’est pas parce qu’elles sont plus féminines dans leur apparence, donc plus invisibles dans la rue, qu’elles n’acceptent pas leur homosexualité. Qu’elles se disent lesbiennes, homosexuelles ou queers, elles assument leur homosexualité. Leur réappropriation des codes de la féminité, vivement rejetés par certaines lesbiennes mili- tantes, peut paraître moins subversif, mais peut aussi être lue comme la volonté de ne pas s’enfermer dans une catégorie, de refuser la cari- cature de la lesbienne. Et finalement, par rapport au patriarcat et aux normes hétérosexuelles, elles remettent beaucoup plus en cause que leurs aînées le modèle du couple exclusif. Elles expérimentent ainsi d’autres formes de relations amoureuses ou sexuelles. Cette subversion prend une forme beaucoup plus individuelle et moins politisée, qui tend par ailleurs à mettre en péril économiquement les lieux lesbiens non mixtes, et peut donc avoir des effets pernicieux sur la visibilité lesbienne.

Par effet de miroir, les diverses stratégies des lesbiennes dans leurs rapports à l’espace public et aux autres lieux de sortie montrent à quelles conditions très restrictives les femmes en général y sont tolérées. Elles le sont dans l’espace public si elles se conforment aux codes de la féminité, qui sont rappelés en permanence par la publicité, les normes de consommation et les modes vestimentaires. Il faut aussi qu’elles paraissent disponibles pour les hommes. Les femmes sont agressées si

Des lieux aux pratiques de l’espace lesbien

elles ont l’air masculines et si elles sont avec une autre femme, ce qui manifeste leur trop grande autonomie aux yeux des hommes.

Il y a une différence assez forte avec les gays car il n’y a presque pas de place dans l’espace public pour une existence collective des lesbiennes débarrassées du poids de l’hétéropatriarcat, au moins momentané- ment. Le poids de la norme hétérosexuelle et hétérosexiste est tou-

jours très fort pour les lesbiennes et l’on observe des effets de backlash

chez des jeunes lesbiennes qui font preuve de lesbophobie intériorisée, par exemple quand elles disent qu’elles ne se montrent pas devant des enfants car cela pourrait les choquer, alors même qu’elles assument leur homosexualité.

Enfin, en termes de visibilité, on peut saisir un effet inattendu de la diffusion des idées du mouvement queer : au nom de la déconstruc- tion des catégories et des genres, de nombreuses lesbiennes réaffirment les codes de la féminité pour ne pas correspondre au stéréotype de la lesbienne. Cela conduit de fait à les invisibiliser, et ce d’autant plus qu’elles sont peu enclines à s’engager dans un mouvement collectif les- bien. L’ouverture des lieux lesbiens à la mixité est également influencée par ce trouble dans les catégories prôné par le mouvement queer. De fait, à Paris, ce sont surtout des lesbiennes qui organisent des soirées queer, mais certaines de ces soirées finissent par être investies par les homosexuels masculins, faisant finalement fuir les lesbiennes. Cela rappelle le fait que la mixité est toujours un risque pour la visibilité lesbienne, car même homosexuel.le.s, hommes et femmes ne sont pas égaux dans un contexte patriarcal. Cette tendance correspond à ce que Julie Podmore (2006) a observé à Montréal. Cela doit aussi inter- peller la recherche car la pénétration du mouvement queer dans les recherches sur le genre, même s’il a évolué vers une meilleure prise en compte des rapports de domination, n’est pas sans lien avec l’évolu- tion des milieux lesbiens, autant festifs que politiques. La remise en cause des catégories est nécessaire, mais elle ne peut se limiter à une représentation individuelle d’identités mouvantes. Comme le capita- lisme ou le racisme, le patriarcat induit des positions sociales relatives dans des rapports de domination. Si l’on refuse toute catégorisation, le risque est de compromettre la conscience de classe des dominés et sa portée émancipatrice.

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Lesbiennes et migrantes

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