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Les enjeux de la mixité dans les loisirs sportifs et culturels des jeunes

Dans le document Géographie des homophobies (Page 153-160)

La deuxième étude menée par Édith Maruéjouls 1 porte sur les acti-

vités de loisirs sportifs et culturels des jeunes de 8 à 20 ans dans trois communes de la communauté urbaine de Bordeaux.

Figure 17. Les enjeux de la mixité (1)

Ces communes ont une taille identique (environ 15 000  habi- tants), mais sont différentes par leur situation géographique et la composition de leur population : deux d’entre elles sont situées dans des quartiers populaires de la rive droite de Bordeaux, majoritai- rement classés dans le cadre de la politique de la ville, la troisième est sur la rive gauche de Bordeaux, peuplée de classes moyennes et supérieures.

L’étude montre que, toutes activités confondues (sport, musique et danse, médiathèque…), les pratiques subventionnées par les com- munes concernent deux fois plus de garçons que de filles. L’un des autres constats de ce travail est que les filles décrochent beaucoup plus des activités de loisirs à l’entrée en sixième que les garçons. À cette époque de la vie des jeunes, les activités de loisirs deviennent de moins en moins mixtes et les activités de loisirs des filles (mixtes et

1. Financée par une bourse de thèse de doctorat du conseil régional d’Aquitaine, du conseil général de la Gironde et deux communes de l’agglomération de Bordeaux. Pour les condi- tions de réalisation de l’étude, voir :ok a www.ades.cnrs.fr/IMG/pdf/mixite_loisirs.pdf

Des lieux publics qui construisent des violences de genre

non mixtes) ne représentent plus que 25 % environ des activités de loisirs des jeunes (figure 17).

Le décrochage des filles semble être une conduite sociale pure, et non une conséquence « naturelle » de l’adolescence ou de la puberté.

(Maruéjouls, in Bacou et Raibaud, 2011). Les filles s’éloignent des

pratiques collectives parce que l’« on » ne les encourage pas à sortir, que l’« on » leur laisse moins de liberté (Zaffran, 2010), à moins qu’elles ne le fassent elles-mêmes, pour des raisons de comportement appris et d’autocensure (Clair, 2008). Ce phénomène s’amplifie de lui-même : moins les pratiques sont mixtes, plus les filles décrochent, même si elles se retrouvent pour quelques-unes dans des îlots de pratiques spor- tives et culturelles (danse, sports féminins).

Une autre partie de l’étude porte sur les skates parcs (ou skateparks)

et cités stades (ou citystades) de l’agglomération urbaine de Bordeaux

(Raibaud, 2012).

Figure 18. Les enjeux de la mixité (2)

Elle fait suite à une étude réalisée sur les locaux de répétition de musiques actuelles amplifiées (rock, rap, reggae, techno). Nous avions montré que ces pratiques, fréquemment regroupées avec le graf et le hip-hop dans la catégorie « cultures urbaines » et reconnues pour leur

utilité sociale 1, étaient des pratiques culturelles et sportives non mixtes

1. Comme pour le sport, on considère que les cultures urbaines peuvent canaliser la vio- lence des « jeunes » (implicitement les garçons) dans des activités positives. Il se pourrait au contraire que le fait de socialiser les jeunes garçons entre eux dans des espaces tels que des lieux de répétition ou des terrains de sport d’accès libre produise l’effet inverse de celui qui est escompté (Ayral, 2011 ; Ayral et Raibaud, 2010).

Géographie des homophobies

et masculines 1. Nous avions montré également qu’elles s’alignaient le

plus souvent sur des valeurs et des modèles virils, tels que les décrit Raewyn Connell (1995) sous le nom de « masculinité hégémonique », qui encouragent les garçons à exprimer à travers des activités sportives ou culturelles leur agressivité, leur esprit de compétition, à développer leur loyauté au groupe et à son leader, à maîtriser leurs émotions… Nous avions observé dans ces lieux de pratiques que ces valeurs sont mises collectivement en avant en contrepartie d’une dévalorisation des femmes et des hommes peu virils, ce qui produit mécaniquement de la violence sexiste et homophobe (Raibaud, 2005, 2007 et 2011a). Il y a donc une forte présomption sur la continuité des comportements sexistes et homophobes dans tous ces lieux masculins (sportifs, cultu- rels, destinés aux pratiques amateurs ou professionnelles). Plus encore, et cela apparaît de façon lancinante dans toutes les études citées, ces lieux semblent amplifier les comportements sexistes et homophobes au point de devenir de façon très ostensible des lieux de production

de violences de genre 2. C’est, à mon avis, le prix à payer d’un pro-

gramme institutionnel implicite qui consiste à séparer les sexes dans des activités de loisirs culturels et sportifs distincts afin d’affirmer leurs différences et leur « naturelle » complémentarité.

Conclusion

Ces modèles de loisirs, construits sur une matrice masculine et majoritairement produits et consommés par des hommes, sont socia- lement valorisés. Des moyens publics importants leur sont consacrés. Certaines femmes, minoritaires, ont su y faire leur place, mais elles peinent à y percer : les difficultés du foot, du cyclisme ou du surf féminins montrent la minoration ou la marginalisation des sportives dès qu’elles arrivent à un certain niveau, et il en est de même dans le

monde culturel et artistique 3. D’autres femmes ont su construire des

1. La minorité de filles présentes dans ces activités (de 5 à 10 %) est souvent « hypervisible ». Il est donc nécessaire de compter pour se rendre compte de la majorité écrasante des garçons. Lorsque les filles ne sont pas « actives », elles peuvent être spectatrices (au bord des terrains, dans les salles), ce qui est un argument de réfutation pour dire : « Mais si, les filles sont là, elles regardent. » (Raibaud, 2005)

2. Ou, autrement dit, des « opérateurs hiérarchiques de genre » (voir Latour et Welzer-Lang,

in Ayral et Raibaud, 2010)

3. En France le rapport au ministre de la Culture en mai 2009 sur l’égalité hommes/femmes dans le spectacle vivant (Prat, 2009) a fait l’effet d’une bombe : on ne s’était pas figuré

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espaces de loisirs sur d’autres modèles, mais ceux-ci ne cessent d’être dévalorisés par rapport aux loisirs masculins. Le rock, le rap, le skate, le foot en salle, le graff sont virils, modernes, créatifs, importants ; la danse classique ou le jazz, les majorettes, la gymnastique rythmique et sportive, le poney, la chanson de variété sont ringards, ridicules, des activités de « bonnes femmes », pas importants. L’avantage donné aux cultures masculines – dont le sexisme et l’homophobie font partie inté- grante, car nécessaires pour construire la différence – s’articule avec le « toujours déjà là » de la société patriarcale, de son appareil politique et économique – ce qu’indique en creux le sexe des sponsors, des maires, des présidents de fédération, des directeurs de salles de spectacles  – et sur l’enchantement toujours renouvelé de la « masculinité comme noblesse » (Bourdieu, 1998) tel qu’il nous est transmis par les médias, la presse sportive mais aussi par les milieux littéraire et artistique et les institutions culturelles.

On continue donc à construire des stades, des salles et des lieux de répétition de musiques actuelles, des skates parcs et des cités stades

sans jamais remarquer que ce sont des lieux spécifiquement masculins,

sans jamais relever qu’aucun équipement de cette taille ou de cette proportion n’a jamais été réalisé spécifiquement pour des femmes ou des jeunes filles. Au-delà du principe d’égalité, peut-être faudra-t-il un jour alerter les communes, les départements, les régions, les services de l’État en leur faisant remarquer que si elles construisent un skate parc, un stade, une salle de rock, un cité stade, elles ont de grandes chances de construire des lieux masculins non mixtes, et que ceux-ci génére- ront inévitablement du sexisme, de l’homophobie et des violences de genre.

Alors, pourquoi la mixité ? La philosophe Geneviève Fraisse nous propose de choisir : « Mixité contre séparation, mélange contre ségré- gation il faut imaginer la vie de la cité future. Pour ma part je choisis la mixité et le mélange […]. La mixité des sexes est une expérience

jusque-là que les hommes pouvaient diriger 92 % des théâtres consacrés à la création dra- matique, 89 % des institutions musicales, 86 % des établissements d’enseignement, que leur place dans les programmations de concerts pouvait atteindre 97 % pour les compo- siteurs et 94 % pour les chefs d’orchestre, qu’ils pouvaient être les auteurs de 85 % des textes à l’affiche des théâtres du secteur public et y signer 78 % des mises en scène. On ne s’était pas avisé non plus que le coût moyen d’un spectacle pouvait varier du simple au double, dans une même institution, selon qu’il était mis en scène par une femme ou par un homme.

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concrète, une réalité ordinaire [qui] porte aussi un rêve de plaisir, d’harmonie, de justice. » (2006, p. 71) Cela dit, le manque de lieux et d’endroits non mixtes où les femmes puissent se retrouver est tel- lement important dans la situation actuelle de discrimination des femmes dans les loisirs (et dans la ville en général) qu’il ne faudrait pas non plus « jouer » la mixité obligée contre la non-mixité des garçons.

J’ai voulu montrer ici non seulement le profond silence qui règne sur l’inégalité femmes/hommes dans les loisirs publics et sur le fait que cela produit inévitablement de la violence de genre, mais aussi la res- ponsabilité des collectivités territoriales et de l’État dans la reproduc- tion de ce modèle. Je pense que cela sera reproché, tôt ou tard, à ceux qui en auront été, consciemment ou inconsciemment, les promoteurs.

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Géographie des plages

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