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L’exemple des UEEH

Dans le document Géographie des homophobies (Page 120-123)

Maud-Yeuse Thomas

Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Tous les droits humains sont universels, interdépendants, indivisibles et intimement liés. L’orientation sexuelle et l’identité de genre font partie intégrante de la dignité et de l’humanité de toute personne et ne doivent pas être à l’origine de discriminations ou d’abus.

Principes de Jogjakarta, 2007.

E

n 2012, seule l’Argentine répond à ces principes signés par beau-

coup. Les Universités d’été euroméditerranéennes des homosexua-

lités (UEEH) ont été fondées en 1979 1. Elles se déroulent chaque

année dans l’école d’architecture de l’université Luminy à Marseille à la mi-juillet et durent une semaine ; elles sont accompagnées d’un col- loque public dans la ville de Marseille. Outre sa dimension d’univer- sité, les UEEH comprennent un lieu de vie centralisé, organisant une vie de village où la solidarité structure des actions concrètes, facilite des traversées de la Méditerranée grâce à des réseaux d’amitiés et de connexions associatives en formant de vastes intermédiations. Elles sont d’abord une école critique de l’agencement et de la graphie sexe-genre hétérocentrées tissées entre croyance à une supériorité identitaire, repli

Géographie des homophobies

communautariste et « LGBTphobie ». Aussi, la géographie plurielle, éclatée, des « minoritaires » (comme individus et comme groupes) est- elle une géographie intersectionnelle des résistances et reconfigura- tions sous la forme de réseaux associatifs et internet, retissant un lien social en pointillés partout où les discriminations l’avaient colonisé et mutilé. Derrière le plan de ces phobies – appelées « LGBTphobies » –, et des questions sexuées et sexuelles, l’égalité apparaît plus que jamais l’enjeu actuel de redéfinition du monde sous le couperet des lois du petit nombre et de la déterritorialisation ethnique que souligne Arjun Appadurai (2001) : « Plus le nombre est petit et la minorité est faible, plus profonde est la fureur que suscite sa capacité à donner à la majo- rité le sentiment de n’être qu’une majorité, et non pas un ethnos cen- tral et incontesté. » Il parle de la minorité la plus violente, celle du terrorisme international, en invitant à regarder à l’instar de Michel Foucault, Gilles Deleuze et Félix Guattari du côté du capitalisme glo- balisé. Ultraminorité qui va de pair avec l’hypermajorité dans un point commun : leur insaisissabilité.

Figure 11. Affiche des UEEH

Les UEEH expriment toute l’ambivalence de l’hypermajorité poli-

tique à l’égard de « ses » minoritaires. Homosexualité, bisexualité, trans-

L’exemple des UEEH

pour postuler une différence universelle des sexes via une différence

sexuelle des genres où le corps est ce lieu de batailles normatives régulées par une raison d’État et de société. Ce sont bien ces corps et existences émiettées dans les ruptures biographiques que l’on narre pour prétendre à des guérisons, transformant l’avatar médiapolitique en patient médico- politique. Les débats croisés des UEEH dessinent une zone en pointillés où la labilité multiple et l’affirmation politique du minoritaire s’inter- posent au binarisme normatif sans peuple réel, à sa massivité oppressive niée, au déni des phobies. Aussi, face au maintien des discriminations et aux inégalités, son programme est-il un état des lieux des normes et conflits, des impasses idéopolitiques et des positionnements situés.

La « déviance », vague concept dans sa forme biopolitique contem-

poraine, vient questionner l’histoire hétérocentrée via l’architecture

spatiale des « rapports sociaux de sexe ». Aussi, le projet sociopolitique des UEEH se cale sur une double bascule : les évidements sociaux et subjectifs que sont les rejets et dénis sociaux fabriquant un individu vulnérable et ces « minorités » dans la fracture des solidarités, liens fami- liaux et sociaux. Comment une famille en vient à rejeter l’un de ses enfants ? Question posée et débattue, interrogeant l’acceptation sociale d’un tel rejet et le lien social béant producteur de ces « subjectivités minoritaires » qui s’autonomisent en inventant des intersections et des médiations subculturelles en réponse. Elles composent une géographie politique, identitaire et corporelle ramifiée, complexe et très labile,

infiltrant la géopolitique cisgenre 1, la défaisant et inversant sa logique

évaluatrice. En faire l’inventaire reviendrait à narrer la progression des reconnaissances, la démédicalisation des minoritaires, le questionne-

ment sur le processus identitaire lui-même – Des corps, des identités…

et après ? était le titre le colloque des UEEH de 2010 – confronté à

une globalisation sans limite. Devant l’immensité du chantier, je vais limiter mon propos aux croisements des lignes de force politiques et personnelles sur une intersection en particulier : l’irruption de l’iden- tité de genre avec l’orientation sexuelle.

L’examen des archives des UEEH indique une évolution progres- sive avec l’apparition des problématiques bisexuelle, trans et intersexe. Son acronyme s’est étendu avec ces ajouts, non sans conflit récur- rent. La problématique bisexuelle apparaît puis disparaît au cours de

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la décennie  1990, tandis que sont diffusées les problématiques trans (à partir de 2005) et intersexe (à partir de 2006). De LG, les UEEH sont devenues cet éthos LGBTI auquel on ajoute désormais le Q de

« queer » mais aussi de « questionnement » multipliant les contacts et

rencontres, perspectives et repositionnements. Les placards se croisent ici aux volontés de redire pour relire ces subjectivités niées, composer

avec l’horizon des normes ou le réformer –  le déconstruire reformule

la doxa queer. L’attention aux autres minorités tisse une conjugalité complexe mais délicate, voire ouvertement conflictuelle ; l’on peut en donner des exemples excentrés (en apparence) avec la défense et la dif- fusion des pétitions pour les peuples indigènes en danger de disparition ou d’assimilation en raison des destructions des environnements natu- rels ou encore avec la défense de militantes LGBT du monde entier demandant un statut de réfugié ou luttant dans leurs pays – des thèmes qui vont de pair dans l’imaginaire minoritaire. Les trans et queers vont ajouter l’examen de la graphie (ou représentation) cisgenre ; les inter- sexes questionnent l’assignation juridique en visibilisant la contrainte juridique de genre et, avec les trans, la contrainte à la transformation médicochirurgicale. Une contrainte restée opaque, voire ininterrogée côté trans puisqu’ils semblent en être les demandeurs volontaires. Les convergences des positions critiques de chaque groupe en lutte éclairent un débat multidimensionnel en reconduisant des points aveugles de la société (dont la bisexualité). Le genre utilisé est le féminin pour mar- quer une adhésion volontariste au féminisme – je ferais ici de même – et s’inscrire dans un conflit politique et culturel avec la domination hétéropatriarcale et ses instances : assignation socio-juridique, hétéro- sexualité obligatoire, infériorisation du féminin, alignement sexe/genre hétérocentré, division sociospatiale des espaces, etc.

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