• Aucun résultat trouvé

Géopolitique des genres

Dans le document Géographie des homophobies (Page 124-127)

Lorsque j’examine la question trans à la lumière de la géosociologie proposée par Y. Raibaud (2013), je ne peux qu’en constater l’immense béance. Pas de passé, pas de lieu trans ; de même la question inter- sexe où la référence à la naturalité hétérosociale diffuse en continu sa stabilité et homogénéité définitionnelles. La géographie physique de la question trans peut être visibilisée par des regroupements : ancrage local des associations (Alessandrin, 2012), lieux de prostitution trans,

1. MtF : Male to Female ; FtM : Female to Male.

2. Caractérisé par la contrainte à l’anonymat afin de faciliter une intégration la plus complète possible, le passing trans a été le terrain privilégié d’un discours médicalisant, s’ajoutant à la

Géographie des homophobies

cabarets transgenre et leurs alentours, centres LGBT, festival de films LGBT. Mais leur géographie réelle, superposant l’intersubjectivité trans au binarisme social objectivé, a longtemps résidé dans un effacement

total, misant sur le passing cisgenre. Paradoxalement, c’est le discours

psychiatrique qui fait surgir la question trans – dans la décennie 1980 en France, faisant suite à la décision de prise en charge médico-légale en 1979. Alors que tout vient indiquer qu’en l’état des connaissances et de la structure binaire de la société, la transition médico-juridique s’avère la meilleure réponse d’une part, une infirmation de toute affec- tion mentale d’autre part, la virulence de ces discours va conditionner une réponse associative dans le courant des années 1990.

La géopolitique des genres et des corps avait suivi jusque-là l’ima- ginaire binaire réglé sous l’auspice d’une géographie dictée par la dis- tribution des espaces (à l’homme l’espace et l’extériorité, aux femmes le temps et l’intérieur) et des graphies (aux hommes la masculinité, aux femmes la féminité). La distribution spatiale serait en somme la métonymie des identités de rôles, de la sexualité (pénétré/pénétrant) et de la sexuation (sexe extérieur/intérieur) ; la géographie corporelle venant se caler sur les sites « de sexe » que le « manifeste contrasexuel » va saper (Preciado, 1999). Le corps trans, médicalement construit, y est le pénultième paradigme psychiatrique, remplaçant celui de l’ho- mosexualité, en appelant à une guérison et une régulation. Mais il est surtout ce corps technoformé en référence à la naturalité du corps hétérosexuel où le genre se voit éjecté de l’équation. Aussi, la distri- bution spatiale bipolaire se double-t-elle de cette fabrique d’errances et de nomadismes dans une succession interrompue de ruptures bio- graphiques signifiant que le « transsexualisme » est, par nécessité et contrainte, un passage temporaire, limité, et le creux pathologique renvoyant au référent et territoire cisgenres. Symbole de cette distri- bution sans interstices, la graphie des toilettes homme/femme qu’une

affiche du film Transamérica 1 vient exploiter ou le discours sans fin sur

un « troisième sexe » fonctionnant comme une pompe à vide.

Face à la structure bipolaire de la société, la stratégie de passage consiste

à se soustraire dans un passing sociocorporel normatif, conditions de

passage liées à l’« ethnoscape » – défini comme le « paysage mental d’une

1. Transamérica, film de Ducan Tucker avec Felicity Huffman (Bree) sorti en 2005. L’affiche

du film en Allemagne montre Bree sortir des toilettes pour hommes. Une variante plus connue de l’affiche présente Bree de dos devant les toilettes.

L’exemple des UEEH

ethnie » par Arjun Appadurai (2001) – cisgenre, qui voient dans la méta- morphose trans sa propre angoisse de disparition. Aussi, la géographie des agressions transphobes s’ajoute à la matérialisation des lieux de pré- sence trans. En 2006, les UEEH se déroulentaprès l’annonce du meurtre au Portugal de Gisberta Salse, une prostituée transgenre, violée, torturée et jetée dans un puits par un groupe de quinze adolescents issus d’une institution chrétienne. Métaphore de la violence, représentation de l’oubliette médiévale, conflits dans cette fabrique d’ethnies minoritaires idéologiquement opposées – l’imaginaire d’une minorité religieuse s’en

prenant à un membre isolé d’une minorité de genre 1 –, rendant toujours

plus urgent le passing ou la résistance et composant une géopolitique

trans fractale en interne, entre partisans assimilationnistes et anti-assimi- lationnistes se superposant à la division transsexe/transgenre. Les luttes politiques internes renvoient directement aux découpages fonctionnels des territoires selon le canevas cisgenre – renvoyant lui-même à une asy- métrie inégalitaire des espaces féminins/masculins – et aux découpages associatifs que ces luttes reconduisent.

Dès lors que l’on sort des UEEH, l’on est immédiatement confrontée à la ville cisgenre et donc aux facteurs déterritorialisants que sont les discriminations-stigmatisations renforçant les replis identitaires et le cynisme moral les intrumentalisant. Le binarisme vient limiter les his-

toires –  et tout particulièrement le switch identitaire  – à une graphie

monolithique, le réduisant à incarner l’apparence cisgenre. Apparence et

semblance du Nous-cisgenre dans une appartenance à un « sexe » comme

s’il s’agissait d’une ethnie et d’un territoire donnés. Superposition que

l’on pourrait dire « sexoethnique » érigeant une contrainte à la ressem-

blance et évacuant cet autre dé-nommé – au sens de lui ôter son nom – déviant : le passing trans est la copie toujours imparfaite du mode cisgenre.

Aussi, visibiliser ce dernier pour en faire un passing majoritaire et l’effet

d’une technologie de genre, c’est le défaire de sa centralité symbolique référentielle, le renvoyer à ses hantises. Dans cette contrainte à une authenticité matérialiste, le corps y est toujours cette surface palimp- seste d’une écriture sociale permanente, abolissant l’illusion naturaliste pour un modèle essentialiste construit par l’adhésion ethnique à une

1. Boys Don’t Cry, film de Kimberly Peirce avec Hilary Swank et Chloë Sevigny sorti en 1999,

narre la courte vie de Brandon Teena, un FtM (ou transboy) assassiné dès lors que son passing

est éventé. En France, un grand nombre de critiques, y compris la presse LG ont parlé d’une butch, participant à l’invisibilité des trans. Notons par ailleurs l’usage presque constant du genre assigné des personnes trans, soit, pour Brandon Teena, parler de lui au féminin.

Géographie des homophobies

apparence « de sexe ». Aussi la contrainte trans est double : passer pour en

reconduisant toutes les technologies de genre et dissimuler un passé sous

contrainte. Aisé pour les morphotypes androgynes, il est impossible sans remodélisation des traits sexués pour les corps très typés afin de les trans-

former en traits genrés pour les naturaliser. Visibilisé, le passing trans

révèle le passing cisgenre. Si aux UEEH chacune peut savoir qui « est »

trans, le fait est masqué par l’ethnoscape cisgenre (Apadurai, 2001) et en permanence réassignée dans une médicalité, profondément para- noïaque. « Je n’ai jamais vu de trans », répond la plupart des interviewés au hasard dans les rues ; absence à laquelle répond la peur de se voir « découvert » dans un copier-coller ethnographique diffusant une modé- lisation-représentation lisse dans les médias (Espineira, 2008), inventant

une ethnographie trans (en fait les seul.e.s transsexes). Si l’espace de la

société est divisé en zones fonctionnelles et frontières régulant cette sta-

bilité via ces découpages sexoethniques, quel espace ritualisant nous est

proposé ? Où et comment se situer quand la norme cisgenre occupe l’en- tièreté visible des territoires (géographique, géoculturel, cartes mentales et corporelles) dans une subdivision inégalitaire sans passages ni trous de

ver ? Question interrogeant la fabrique sociopolitique d’un ni-ni d’une

violence réassignatrice constante, qu’elle soit la minorité de rattache- ment des individus. Ainsi, la folle et la butch – ou le féminin péjoratif rejoint le féminin politique dans un renversement – sont-elles également dans ce risque d’exclusion à l’instar des morphotypes trans. L’espace des UEEH offrait à la population trans un lieu d’affirmation avant d’être ce lieu pacifique d’un renversement pour se connaître, pourvoir à des savoirs trans situés, doublement contemporains de par la dépendance à une médecine transformatrice des corps-surfaces et la tenaille de la psycho-pathologisation masquant la tenaille socio-juridique. Aussi, en quelques années, la binarité est-elle devenue ce lieu d’une déconstruc- tion politique globale telle que, à l’instar de l’homophobie, la trans- phobie en soit le cœur et la transidentité un voyage dans le genre, faisant du Genre cet opérateur sociographique informant, à l’instar de la sexua- lité, qui l’on peut être dans le paysage démultiplié du « moi ».

Dans le document Géographie des homophobies (Page 124-127)