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Quelle place pour les lieux lesbiens à Paris ?

Dans le document Géographie des homophobies (Page 32-38)

L’un des premiers travaux exploratoires menés en France sur la place des lesbiennes dans la ville correspond à une enquête menée en 2009 par Anne Clerval et Nadine Cattan sur les lieux commerciaux lesbiens

à Paris, et qui a donné lieu à un article publié dans la revue Justice

spatiale / Spatial Justice (Cattan, Clerval, 2011). Ce travail partait du

constat selon lequel les travaux portant sur les quartiers et les lieux identifiés comme homosexuels se focalisent sur les lieux masculins et ne permettent pas de distinguer la place spécifique des lieux lesbiens. Nous avons choisi de nous focaliser sur les lieux commerciaux parce qu’à Paris c’est à eux que s’identifie le milieu lesbien, plus qu’aux lieux associatifs, peu nombreux et mixtes comme le centre lesbien gay bi et trans (LGBT) de la capitale. Si les lieux commerciaux s’inscrivent dans des logiques de rentabilité qui tendent à exclure celles qui ne peuvent

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pas payer, les lieux lesbiens proposent des consommations générale- ment assez peu chères.

Par lieu commercial lesbien, nous entendons un bar ou une boîte de nuit le plus souvent, tenu par une ou des lesbiennes, avec un personnel généralement féminin et fréquenté exclusivement ou majoritairement par des lesbiennes. Historiquement, c’est la non-mixité qui a permis de faire exister les premiers lieux lesbiens. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus mixtes, mais restent encore identifiés par les lesbiennes comme des lieux lesbiens. Ce type de lieu commercial n’est pas seulement un lieu de loisir et de consommation comme il peut l’être pour les per- sonnes hétérosexuelles. Il est aussi un lieu de sociabilité minoritaire qui permet aux lesbiennes de se rencontrer et un contre-espace qui permet de suspendre la norme hétéropatriarcale et d’être à l’abri des risques de violences sexistes. C’est donc un espace de liberté, avec toutes les limites qui sont liées au fait que ce soit un espace commercial. Les lieux commerciaux lesbiens jouent notamment un rôle dans l’accepta- tion et l’affirmation de l’homosexualité des femmes qui se découvrent comme telles (Chetcuti, 2010).

En outre, la présence de plusieurs lieux commerciaux homosexuels permet d’étendre le contre-espace à un quartier entier, incluant l’es- pace public comme c’est le cas à Paris dans le Marais (Sibalis, 2004 ; Leroy, 2005). Une enquête récente montre que la plupart des homo- sexuel.le.s parisien.ne.s ou francilien.ne.s ne s’autorisent à s’embrasser ou se tenir par la main que dans le Marais (Cattan et Leroy, 2010).

Si cette concentration bénéficie aussi aux lesbiennes dans l’espace public, ce sont principalement des lieux gays. À côté des 140 lieux gays

recensés par Stéphane Leroy en 2004 (Leroy, 2005) 1, les lieux lesbiens

font figure de peau de chagrin : on dénombrait six bars lesbiens en 2009, dont un qui était très peu fréquenté et un autre qui venait alors d’ouvrir, et une seule boîte de nuit. Le bar qui était le plus fréquenté ferme en octobre  2012 à cause d’un redressement fiscal tandis que l’un des derniers bars non mixtes est repris en juillet de la même année pour en faire un lieu queer militant. La boîte de nuit, quant à elle, n’est plus réservée aux lesbiennes qu’un soir par semaine et est louée pour des événements les autres jours, ce qui réduit considérablement

1. Plus nombreux, les lieux commerciaux gays sont aussi plus variés, puisqu’ils comprennent des saunas, des sex-shops, etc. À cela s’ajoutent les lieux de drague dans l’espace public, qui n’existent pas pour les lesbiennes.

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son existence en tant que boîte lesbienne. Les lieux lesbiens sont donc en repli, à la fois numérique et géographique, tendance comparable à ce qu’a observé Julie Podmore (2006) à Montréal où la territorialité lesbienne se dilue dans le milieu queer et se replie sur le quartier gay aujourd’hui.

Figure 3. Géographie des lieux commerciaux lesbiens à Paris depuis les années 1980 1

Le recensement des lieux commerciaux lesbiens à Paris à travers le temps a permis de construire les figures 3 et 4. Ce qui domine, c’est la dispersion de ces lieux : il n’y a jamais eu un quartier lesbien à propre- ment parler, comme le Marais pour les gays, même s’il s’agit plus d’une centralité commerciale que d’une centralité résidentielle comme le sont les quartiers gays nord-américains. Du point de vue des types de lieux, on est passé d’une majorité de cabarets et de discothèques à une majorité de bars. Cela est dû en partie à l’amplification des volumes

1. Les figures 3 et 4 ont déjà été publiées dans la revue Justice spatiale / Spatial Justice (Cattan

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sonores dans les discothèques, qui a conduit au transfert de la fonction de rencontre et de discussion vers les bars dans les années 1980-1990, mais aussi à une législation contraignante à Paris sur les boîtes de nuit. Si les discothèques ont pu se maintenir assez longtemps (une dizaine d’années en général, plus de vingt ans parfois), les bars ont souvent une durée de vie plus courte, de quelques années seulement, ce qui traduit la fragilité économique de ces lieux. Plusieurs bars ont ainsi été ouverts successivement par la même personne. Les entretiens avec les tenancières de ces bars ont presque tous montré des difficultés avec les propriétaires, la police ou le voisinage, en général avec des hommes (hétérosexuels ou non). La non-mixité en particulier est difficile à tenir à long terme sur le plan économique, car les femmes ont des revenus moindres que ceux des hommes.

Sur le plan géographique, ce qui est intéressant, c’est la variété des localisations des lieux commerciaux lesbiens. Elles sont liées à diverses centralités homosexuelles ou festives : Pigalle représente l’une des pre- mières centralités homosexuelles à Paris, en lien avec les lieux de pros- titution, mais on note aussi la présence de ces lieux sur la rive gauche, à Saint-Germain ou Montparnasse, où les lieux gays sont rares. Le premier bar lesbien s’est ouvert dans les années 1980 dans le quartier de la rue Sainte-Anne, ancienne centralité homosexuelle masculine avant le Marais. Quand celui-ci commence à émerger, il est complè- tement ignoré par les lieux lesbiens et l’on ne commence à observer un rapprochement qu’à partir des années  1990, mais toujours à la marge du Marais gay. Ce qui est intéressant aussi c’est l’importance de la rive gauche, avec en particulier la dernière boîte lesbienne qui reste – elle s’appelle d’ailleurs le Rive gauche. C’est en effet sur la rive gauche qu’a ouvert la première boîte de nuit lesbienne non mixte, le Katmandou (1969-1990), à proximité de boîtes de nuit prisées

comme Chez Castel et Chez Régine, dans le 6e arrondissement. Ce

qui différenciait alors Pigalle et la rive gauche, c’était la position sociale des lesbiennes qui fréquentaient ces lieux, le Katmandou atti- rant une clientèle plus aisée.

Inversement, les bars se sont presque tous développés sur la rive droite. Les années 1990 représentent une sorte d’âge d’or des milieux festifs lesbiens à Paris. Sur les grands boulevards, deux boîtes lesbiennes existaient à proximité l’une de l’autre, créant en fin de semaine un micro-territoire lesbien par la circulation des clientes entre les deux

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boîtes. À la marge du Marais gay, la petite rue des Écouffes où sont implantés trois bars lesbiens joue un rôle similaire. Cela est particu- lièrement visible le soir de la Marche des fiertés LGBT, une fois par an : la rue est alors occupée par plusieurs centaines de femmes – elle devient presque non mixte de fait – et la foule empêche les voitures de circuler. Aujourd’hui, la tendance des lieux commerciaux lesbiens est à un certain repli aux marges du Marais, à proximité des Halles et donc d’un pôle de communication régionale. Ces bars apparaissent ainsi comme des lieux ponctuels, sans continuité territoriale, au centre des réseaux de communication de l’agglomération parisienne puisque les lesbiennes qui les fréquentent viennent de toute la région. L’autre tendance est l’ouverture généralisée à la mixité.

Face à la rareté de plus en plus grande des lieux commerciaux les- biens, les lesbiennes ont développé d’autres stratégies pour se retrouver et faire la fête, à travers l’organisation de soirées plus ou moins régulières dans des lieux variables, rarement homosexuels. Le développement d’internet dans les années 2000 a modifié le rapport aux rencontres, rendant le bar lesbien moins nécessaire. À la fin des années 2000, la fermeture du Pulp, la dernière boîte de nuit lesbienne des grands bou- levards, a entraîné une démultiplication des soirées éphémères, orga- nisées avec parfois une périodicité hebdomadaire ou mensuelle, dans un lieu fixe ou itinérant.

Figure 4. Les territorialités alternatives des lesbiennes à Paris entre 2000 et 2009

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La figure  4 permet de saisir la variété des soirées lesbiennes des années 2000, qui rappelle la dispersion géographique des lieux fixes lesbiens. On peut faire une distinction entre, d’un côté, des soirées assez chères (15 à 20 euros l’entrée), non mixtes, avec des âges et des musiques variées, qui investissent des lieux chics des beaux quartiers de l’Ouest parisien et, d’un autre côté, des soirées plutôt mixtes (mais organisées par des lesbiennes), qui sont gratuites ou peu chères, avec de la musique underground, principalement électronique, et un public plus jeune, qui investissent des lieux plus petits, moins prestigieux des quartiers en voie de gentrification de l’Est parisien. Cette floraison des soirées lesbiennes permet de remettre en cause l’idée selon laquelle les lesbiennes auraient moins envie de sortir, et que c’est pour cela qu’il y aurait peu de lieux lesbiens, même s’il y a des difficultés économiques réelles liées au niveau de revenu des femmes en général. Il existe un lien entre l’offre et la demande : si les lesbiennes sortent moins, c’est aussi parce qu’il y a moins de lieux pour les accueillir et inversement, plus les soirées se multiplient, plus les lesbiennes sortent. Ces cartes mettent aussi en valeur la variété et la segmentation du milieu lesbien : plus les lieux sont variés, plus il peut y avoir de styles et de milieux différents.

Ces soirées entraînent une inscription éphémère des lesbiennes dans la ville, à certains moments, dans des lieux parfois très réputés tels que les Champs-Élysées et où peuvent se retrouver plusieurs centaines de lesbiennes. C’est une stratégie de contournement de la rareté et du refus de lieux lesbiens, mais cela contribue aussi à leur invisibilité. En effet, une soirée sur les Champs-Élysées une ou deux fois par an, même avec des centaines de femmes, ne marque pas l’espace urbain comme peut le faire un lieu fixe. Cela ne laisse pas de trace dans la mémoire collective, surtout quand ces soirées se tiennent dans des lieux très éloignés des centralités homosexuelles. À travers l’étude des lieux com- merciaux lesbiens et des soirées festives, la place des lesbiennes dans la ville apparaît comme interstitielle et éphémère : elle ne crée pas de territoire à proprement parler.

Cette première étude des lieux lesbiens à Paris, qui en appelle d’autres, devait être poursuivie par une enquête auprès des lesbiennes elles-mêmes, à la fois pour saisir leur usage de ces lieux et pour com- prendre plus largement leur rapport à l’espace urbain en tant que lesbiennes.

Des lieux aux pratiques de l’espace lesbien

Pratiques de l’espace des lesbiennes

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