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Cadre conceptuel de l’étude

2. Appareillage méthodologique : approches et outils

2.1. Pour une compréhension sociologique des phénomènes

Max Weber, dans sa biographie traduite par Julien Freud Essais sur la Théorie de la science, a posé les jalons d’une véritable connaissance des sciences humaines. Il s’est d’abord intéressé à l’action humaine à travers ses études sur la montée du protestantisme en Allemagne et a isolé des schèmes de compréhension de cette classe sociale. En étudiant les méthodologies des sciences de la nature opposées aux sciences humaines, il s’est posé la question de savoir si la rigueur scientifique dévolue aux sciences naturelles ne pouvait pas

58 servir les sciences sociales (Weber, 1965 : 10-11). Il continua ses réflexions avec notamment une monographie sur la situation des travailleurs agricoles à l’est de l’Elbe d’où sortiront des notions comme l’économie politique, la distinction entre théorie et pratique, science et action. Il clarifie les concepts de sciences économiques et de l’économie politique qu’il convient de ne pas confondre, les sciences économiques étant internationales :

« considérée comme science, l’économie se propose d’expliquer et d’analyser la réalité économique et comme telle, elle est " internationale ", c’est-à-dire universelle, de même que n’importe quelle autre espèce science, l’économie ne saurait se prononcer sur le devoir-être ni émettre des jugements de valeur. C’est là par contre le rôle de l’économie entendue comme art pratique ou politique économique et que l’on porte des jugements de valeur. Toutefois dès qu’on fait de la politique économique et que l’on porte des jugements de valeur, il se pose immédiatement une nouvelle question : quel est l’étalon d’après lequel nous mesurons ou évaluons le développement économique souhaitable ?».

Pour Max Weber (ibid., 1965 : 10-11) bien que se fondant sur une subjectivité, il n’est possible de répondre à cette question qu’en tenant compte de la situation historique donnée et puisque le monde regroupe une diversité de nations « il n’y a d’autres possibilités concrètes de réaliser le but propre de l’économie qu’avec les moyens et les ressources disponibles et dans le cadre institutionnel qui est le leur ».

Comme Max Weber, je dirai que la politique économique de l’État du Sénégal de même que l’étalon de valeur du théoricien sénégalais de l’économie ne peuvent être que sénégalais. Du nationalisme certes, mais la communauté économique à laquelle faisait référence Max Weber et qui aggravait la rivalité entre les nations est de mon point de vue proche de celle qui existe aujourd’hui à travers la société de l’information et de la communication fortement imprégnée des Tic « qui n’ont pas atténué la lutte pour la défense de la propre civilisation, mais qui l’ont aggravée » (Weber, 1965 : 17-20).

La comparaison me semble possible avec ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la fracture numérique aussi bien au niveau des Tic que des médias en ligne. L’impérialisme économique wébérien, de même que l’explication des phénomènes culturels par l’économie se retrouvent aujourd’hui dans les discours sur les incidences des Tic par rapport à la société.

En définissant ce qu’il entend par la sociologie compréhensive qui est en fait une tentative de compréhension de l’action sociale, Max Weber a mis l’accent sur la sémiologie des actions. Comme le souligne Catherine Colliot-Thélène (2006 : 85) : « L’interprétation compréhensive de l’action sociale n’est en vérité pas autre chose que la compréhension des logiques de conduites de vie ». Celles-ci sont présentes dans la communauté sénégalaise à travers les

59 différentes manifestations de solidarités exprimées par la population dès lors qu’il s’agit d’affronter les épreuves que la société moderne nous impose. Elles semblent pertinentes pour interroger et comprendre les actions qui se passent tout au long du processus d’appropriation de la communauté. Ces logiques de conduites de vie, fortement présentent dans la diaspora sénégalaise, constituent des vecteurs fondamentaux dans l’appropriation des Tic, puisqu’elles sont le lieu où l’innovation technologique éprouve ses premières expériences. La communauté sénégalaise, dans laquelle, se distinguent les intellectuels immigrés, peuvent être considérés comme les premiers usagers à s’approprier le dispositif technique. Ils ont été les principaux relais du transfert technologique et constituent les acteurs stratégiques expérimentant le dispositif technique. Patrice Flichy (2001 : 1-73) l’a décrit dans la deuxième étape du modèle de circulation de l’utopie projet qui à terme aboutit à un début d’idéologie ou masque.

Ces logiques de conduites de vie constituantes des communautés, révèlent des tendances qui à la longue, vont capitaliser des pratiques, des connaissances. Par communauté on entend les liens de solidarité qui se nouent dans les groupes ou "Gemeinschaft" selon le concept de Ferdinand Tonnies. Émile Durkheim (1975 : 383-390) donne à ce propos une définition de ce concept de communauté comme :

« Ce qui tient les individus unis et confondus dans ce cas, c'est ce que l'auteur appelle

Verständnis (consensus). C'est l'accord silencieux et spontané de plusieurs consciences qui

sentent et pensent de même, qui sont ouvertes les unes aux autres, qui éprouvent en commun toutes leurs impressions, leurs joies comme leurs douleurs, qui, en un mot, vibrent à l'unisson. Cette harmonie ne se produit pas à la suite d'une entente préalable, d'un contrat antérieurement débattu et portant sur des points déterminés. Mais elle est un produit nécessaire de la nature des choses, de l'état des esprits. Quand les conditions sont favorables et que le germe d'où elle naît est donné, elle croît et se développe par une sorte de végétation spontanée ».

Dans Essais sur la théorie de la Science, Max Weber développe plusieurs thèmes en rapport avec la lutte des classes et fait ressortir les notions d’idéaltype ou plus exactement des idéaltypes (Weber, 1965 : 195-200). Les solliciter me permettra de comparer la presse en ligne sénégalaise avec d’autres types de modèles émergents comme celui développé par Rue89.com ou agoravox.fr ou les journaux en ligne (français ou autres) qui développent des expériences innovantes dans ce domaine. Ceux-ci vont constituer l’étalon de référence, ce qui permettra grâce à une comparaison mesurée de relativiser certaines observations, par rapport à la situation sénégalaise.

60 Ainsi Max Weber a-t-il posé le problème de l’analyse des phénomènes sociaux et des évènements culturels à partir de 4 grands textes. Le premier L’objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale (1904), ayant pour visée de caractériser

« Le programme d’un savoir visant à rendre intelligible la réalité sociohistorique. Un tel savoir construit nécessairement son objet de manière sélective en fonction des questions qu’il pose. Ce constructivisme a une conséquence importante en ce qui concerne la sociologie. Loin de pouvoir fonder son identité sur l’évidence de son objet (la société ou le social), elle doit au contraire constater que " le point de vue dit social ", c'est-à-dire celui de la relation entre les Hommes, ne possède vraiment une précision suffisante pour délimiter les problèmes scientifiques qu’à condition d’être accompagné d’un prédicat spécial quelconque déterminant son contenu. Ce prédicat pour la revue Archiv (dont cet essai annonce les intentions est l’économie » (Colliot-Thélène, 2006 : 20).

Le deuxième intitulé Les études critiques pour servir à la logique des sciences de la culture (1906), est un essai sur l’objectivité. Le troisième porte le titre Sur quelques catégories de la sociologie compréhensive (1913) ; il retrace l’activité communautaire à travers le rapport entre la sociologie compréhensive et la psychologie, la dogmatique juridique et la socialisation et l’activité sociétaire. Le dernier, intitulé Le sens de la neutralité axiologique dans les sciences sociologiques et économiques (1917), est une invitation pour le chercheur en sciences sociales à éviter les jugements de valeur (Colliot-Thélène, 2006 : 20-22). Ces essais témoignent de l’importance qu’accordait le chercheur à la notion d’idéaltype pour définir sa position à l’égard du matérialisme historique (ibid. 2006 : 45). Dans le glossaire du livre de Florence Weber (2001 : 181) ou de la biographie de Max Weber par Julien Freund (1965 : 199), l’idéaltype est défini comme modèle obtenu par l’analyse de situations historiques et leur comparaison. Par exemple, le capitalisme moderne est un "individu historique" dont on peut décrire les traits pour ensuite lui opposer d’autres situations. On peut se poser la même question pour le journaliste sénégalais qui travaille en ligne, d’autant « que ce soit sur le Net, sur papier, à la radio ou ailleurs, le journalisme demeure le journalisme, ses fondamentaux restent les mêmes sur quelque support que ce soit (Kane, 2009 : 141).

Mon terrain de recherche est découpé en modèles wébériens idéaltypes ou types idéaux (Weber, 1965 : 28-29, 35, 48-52 et 55-57), à savoir un type d’acteur et un champ particulier. Ce dernier est à la fois physique et virtuel et s’explique par le lieu de l’observation. Deux autres facteurs sont à considérer : la nature du support étudié –qui, par essence, est numérique– et les sujets étudiés –qui peuvent être sur place ou en ligne, les sites de presse peuvent être hébergés à l’étranger avec la forte présence de la diaspora sénégalaise, estimée à plusieurs milliers de personnes–.

61 Comment décrire le professionnel sénégalais dans son contexte de travail, selon les registres de l’idéaltype parmi tant d’autres ? Les idéaltypes que je propose sont les suivantes : des journalistes sénégalais imprégnés ou s’intéressant de près à la diffusion des Tic ; des usagers sénégalais qui, en raison de leurs activités professionnelles ou personnelles, s’intéressent au Tic et à la presse en ligne ; enfin, les politiques qui sont impliqués dans l’élaboration des textes ou qui travaillent dans le ministère chargé de la diffusion des Tic.

En étudiant ces idéaltypes, l’objectif est de prendre en compte les dimensions socioculturelle, économique et politique de l’insertion des Tic dans la presse en ligne sénégalaise.

Nous partons du principe que tout objet nouveau dans une société donnée nécessite deux dimensions : soit l’objet est relégué au rang de mythe, soit il fait partie des habitudes –au sens bourdieusien du terme, à savoir une socialisation des actions sociales non pas uniquement par habitude de pratique, mais un ensemble de prédispositions qui peuvent générer des pratiques nouvelles– et devient une réalité. Pierre Bourdieu, dans sa tentative d’analyse des mécanismes de reproduction des élites, a pris deux directions pour comprendre les questions relatives aux structures de domination et de classe. En distinguant trois types de classe à savoir la classe dominante, la petite bourgeoisie et la classe populaire, le sociologue explique que chacune de ces classes développe ce qu’il appelle des habitus : « chacune de ces classes aurait son propre habitus caractéristique : la classe dominante, celui de la distinction et du bon goût légitime, la petite bourgeoisie celui de l’effort et du succès scolaire, et la classe populaire, celui de la nécessité et du goût populaire » (Müller, 2006 : 194).

Pierre Bourdieu (1980 : 88-89) définit l’"habitus" comme :

« Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d'existence produisent des "habitus" systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c'est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement "réglées" et "régulières" sans être en rien le produit de l'obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l'action organisatrice d'un chef d'orchestre ».

Il fait aussi la différence entre l’"habitus" et l’"habitude" (ibid., 1984 : 134-135) :

L’"habitus", comme le mot le dit c'est ce que l'on a acquis. Mais pourquoi ne pas avoir dit habitude ? L'habitude est considérée spontanément comme répétitive, mécanique, automatique, plutôt reproductive que productrice. Or, je voulais insister sur l'idée que ‘l’" habitus" est quelque chose de puissamment générateur l’"habitus" est, pour aller vite, un produit des conditionnements qui tend à reproduire la logique objective des conditionnements, mais en lui faisant subir une transformation ; c’est une espèce de machine

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transformatrice qui fait que nous "Reproduisons" les conditions sociales de notre propre reproduction, mais d’une façon relativement imprévisible, d’une façon telle qu’on ne peut pas passer simplement et mécaniquement de la connaissance des conditions de production à la connaissance des produits ».

Pour notre recherche, il serait intéressant de vérifier cette hypothèse à travers les discours et les pratiques des acteurs autour de l’activité de la presse en ligne sénégalaise. Cette activité tourne autour de 3 principaux pôles : l’activité des journalistes sénégalais en ligne, à savoir l’environnement de travail : le lieu de construction du discours, les actes concrets de ses manifestations, les différentes formes de communication qui se trouve à l’intérieur de ce champ, les interactions entre les journalistes et le public (à travers par exemple les forums de discussion où les internautes se manifestent par leurs discours), enfin la réception ou des conditions d’interprétations à savoir les manifestations des internautes sénégalais. Patrick Charaudeau (1997 : 13) explique cette articulation :

« Tout acte de communication est un objet d’échange entre deux instances, l’une d’énonciation l’autre de réception, dont le sens dépend de la relation d’intentionnalité qui s’instaure entre celles-ci. Cela détermine trois lieux de pertinence : celui dans lequel se trouve l’instance d’énonciations qu’on appellera lieu des conditions de production, celui dans lequel se trouve l’instance de réception qu’on appellera lieu d’interprétation, celui dans lequel se trouve le texte comme produit fini qu’on appellera lieu de construction du discours ».

Deux options s’offrent au chercheur en Sciences sociales pour tenter de comprendre les activités sociales et ou économiques, voire politiques, qui interviennent dans l’étude : soit il constate par les faits que les conditions de compréhension sont inhérentes ou antérieures à la pratique de la presse en ligne, et là il est dans la position d’objectivation des faits ; soit, il adopte une posture qui lui permet de comprendre le sens, des actions à travers l’observation des faits qui constituent le point de départ de ma recherche et il se retrouve dans la subjectivité.

Il semble que cette propension à appréhender et à assimiler toute nouveauté de l’extérieur réside pour l’essentiel dans le terme de mythe, non pas au sens premier du mot –qui fait référence à des récits archaïques ou sacrés, réservés souvent aux sociétés primitives–, mais au second sens du mot qui s’adresse à l’étude des sociétés modernes, à savoir des discours ou récits qui font l’objet d’une certaine admiration, insérés dans un système de valeurs socialement construit à travers une idéologie.

La pratique de la presse sénégalaise en ligne en est, semble-t-il, à ses balbutiements, les sites de presse en ligne ainsi que les internautes n’ont pas encore développé des automatismes ou habitus qui leur permettent d’asseoir les bases d’une culture numérique (forcément suivant le

63 modèle occidental). La référence aux outils de la sociologie wébérienne s’explique ainsi : pour analyser cette presse en ligne, il semble important de faire appel à des références, des modèles de la presse en ligne (idéauxtype) qui à notre sens permettront de mieux comprendre les faits observés. Il faudra donc s’interroger sur ces modèles types du journalisme en ligne et leurs statuts. Il s’agit comme le souligne Nicolas Pélissier (2003 : 99) « d'esquisser, en s'appuyant sur des travaux récents, l'idéaltype du cyberjournalisme. Avant de confronter ce dernier à la réalité des pratiques observées ».

Ma démarche s’inscrit dans ce processus de démystification à travers les discours des différents acteurs impliqués. Le mythe n’étant pas aisé à déceler, c’est la raison pour laquelle il est nécessaire de le circonscrire. À ce sujet, Suzanne Saïd (1993 : 110) en donne un aperçu : « La définition du mot mythe fait problème. Peut-être n’est-il, après tout, comme on l’a dit qu’une forme introuvable, un poisson soluble dans les eaux de la méthodologie, condamné à glisser éternellement entre les doigts de ceux qui tentent de le savoir ».

La presse en ligne sénégalaise, en adoptant le modèle de publication issu des démocraties américaines et européennes, s’est-elle comportée comme un consommateur d’objets culturels ? Il s’agira de voir l’ensemble des usages autour de cette pratique en analysant les discours des différents acteurs sociaux et voir réellement si cette presse en ligne est une réalité ou au contraire elle relèverait du mythe technologique qui soulève le débat sur la question de la place des techniques dans la société. Ce mot dérivé du latin mythos jusqu’au Ve siècle désigne, comme le propose Suzanne Saïd (1993 : 5), « toute espèce de discours, c’est seulement à partir du moment où l’auteur oppose sa vérité à un discours venu d’ailleurs que le mythe est rejeté du côté du mensonge, de l’artifice et de la tromperie ».

La perspective ethnologique désignant une histoire vraie et la perspective de l’anthropologie structurale où se forgent les contraires qui reflètent des opérations mentales du subconscient telles que définies par Alex Mucchielli (2004 : 162) sont loin de notre compréhension du mythe. La posture de la sémiologie critique est plutôt indiquée pour aborder le mythe dans sa dimension sociologique, qui s’inscrit dans un processus de dérive dont la fonction essentielle est d’inverser réalité et illusion, Roland Barthes (1992 : 81) donne une définition très signifiante :

« Le mythe consiste à renverser la culture en nature, ou du moins le social, le culturel, l’idéologie, l’historique en ‘naturel’ : ce qui n’est qu’un produit de la division des classes et de ses séquelles morales, culturelles, esthétiques, est présenté (énoncé) comme ‟allant de soi ’’, les fondements tout contingents de l’énoncé deviennent, sous l’effet de l’inversion mythique,

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le Bon sens, le bon droit, la Norme, L’opinion courante, en un mot la doxa (figure laïque de l’origine) ».

C’est à partir des discours (ensemble de croyances, de préjugés, érigé en doxa ou système) et des actions que l’on pourra relever ce défi. Pour cela, j’emprunte des outils non seulement aux sciences de l’information et de la communication, mais aussi à l’ethnographie –qui me permettra de recueillir des données sur les discours–, à la sociologie de l’innovation, à la philosophie politique et à l’anthropologie.