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Section 2 : Positionnement épistémologique de cette thèse

2.2. Positionnement épistémologique de cette thèse : le réalisme critique

Cette thèse réfute le principe du réel à essence unique et régi par les lois naturelles universelles, indépendantes de l’esprit et des descriptions qui en sont faites (positivisme). Elle refuse, en partie, le fait que la réalité est construite (constructivisme). Elle refuse également le fait que la réalité est construite totalement au travers du jeu des intentions et des interactions des acteurs (interprétativisme). En revanche, elle accepte le fait que le réel profond existe et qu’il est connaissable grâce au réel empirique.

175 Tableau 17 : Paradigmes épistémologiques aménagés

Source : adapté de Gavard-Perret et al., 2012, p. 25

Positionnement épistémologique réaliste scientifique (Hunt, 1990 ; 1991 ; 1992 1994 ; 2008 ; Bunge, 1997) Positionnement épistémologique réaliste critique (Bhaskar, 1978) Positionnement épistémologique constructiviste pragmatique (Von Glaserfeld, 1998 ; 2001 ; Le Moigne, 1995 ; 2001) Positionnement épistémologique constructiviste au sens de Guba et Lincoin (Guba et Lincoln, 1989 ; 1998) Hypothèse d’ordre ontologique

Il existe un réel en soi indépendant de ce qui est perçu et des représentations qu’on peut en avoir

Il existe un réel en soi indépendant de, et antérieur à, l’attention que peut lui donner un humain qui l’observe. Le réel est organisé en trois domaines stratifiés : le réel profond, le réel actualisé et le réel empirique.

Aucune hypothèse fondatrice. Il existe des flux d’expériences humaines.

Le réel est relatif : il existe de multiples réalités socialement construites, qui ne sont pas gouvernées par des lois naturelles, causales ou d’autre sorte.

Hypothèse d’ordre épistémique

Le réel n’est pas forcement

connaissable Le réel profond n’est pas observable. L’explication scientifique consiste à imaginer le fonctionnement des mécanismes générateurs qui sont à l’origine des évènements perçus.

Est connaissable l’expérience humaine active. Dans le processus de connaissance, il y a interdépendance entre le sujet connaissant et ce qu’il étudie, lequel peut néanmoins exister indépendamment du chercheur qui l’étudie. L’intention de connaître influence l’expérience que l’on a de ce que l’on étudie.

Dans le processus de connaissance, il y a interdépendance entre le sujet connaissant et ce qu’il étudie.

But de la connaissance

Connaître et expliquer des phénomènes observables Conception représentationnelle de la connaissance

Énoncés sous forme réfutable

Mettre à jour les mécanismes générateurs et leurs modes d’activation. Conception représentationnelle des mécanismes générateurs.

Construire de l’intelligibilité dans le flux de l’expérience à fin d’action intentionnelle. Conception pragmatique de la connaissance.

Comprendre les constructions de sens impliquées dans le phénomène étudié. Conception pragmatique de la connaissance. Modes de justification spécifiques Neutralité – Objectivité Justification de la validité interne. Test statistiques d’hypothèses. Réplication

Pouvoir explicatif des mécanismes générateurs identifiés. Justification de la validité des mécanismes générateurs via des mises à l’épreuve successives dans des recherches quantitatives ou qualitatives.

Adaptation fonctionnelle et viabilité de la connaissance pour agir intentionnellement. Justification de la validité des connaissances génériques via des mises à l’épreuve dans l’action (recherches qualitatives). Méthodes herméneutique mobilisées de manière dialectique. Fiabilité et authenticité. Pas de généralisation.

176 Cette thèse donc est basée sur une ontologie réaliste qui stipule que le réel existe. Ainsi, nous acceptons les perceptions et interprétations des acteurs et nous ne rejetons pas leurs rôles dans le développement de théories car nous pensons que ces processus représentent un moyen d’accéder ou d’expliquer la réalité (Tsang et Kwan, 1999). Cependant, nous stipulons que la connaissance du réel n’est pas observable et que l’on peut y accéder en expliquant les mécanismes générateurs. Ainsi, la réalité n’est qu’une vision parmi d’autres : il existe donc différentes visions de cette réalité. Ceci positionne notre thèse dans la philosophie de la science dite du « réalisme critique » qui rencontre un écho important dans le champ des sciences sociales (Steinmetz, 1998) et plus particulièrement dans les recherches en management (Reed, 2005 ; Ackroyd et Fleetwood, 2000 ; Mir et Watson, 2001 ; Kowalczyk, 2004 ; Mingers, 2006 ; Dubouloz, 2013). Le réalisme critique est souvent présenté comme un post-positivisme alternatif à la fois au positivisme et au constructivisme, mais aussi comme une réaction à certaines positions post-modernistes (Reed, 2005) rejetant l’existence d’une réalité indépendante du langage (Avenier et Gavard-Perret, 2012). Le réalisme critique repose sur les visions ontologiques qui soutiennent que le monde n’est pas composé d’évènements isolés, mais d’objets complexes ; ces objets sont dépendants des évènements qu’ils génèrent et de la connaissance que nous en avons (Avenier et Thomas, 2011). Ce réalisme épistémologique, développé par Bhaskar (1978), maintient le but d’objectivité scientifique, tout en assouplissant les critères de validités positivistes, en admettant les interactions entre l’homme et le monde a contrario du positivisme pur. Pour Bhaskar (1978), les objets (les connaissances) ne sont ni des phénomènes (empirisme), ni des construits humains imposés aux phénomènes (idéalisme), mais des structures réelles qui endurent et opèrent indépendamment de notre connaissance et de notre expérience. Le réalisme critique défend l’idée que la science a pour visée d’établir une connaissance valide de la réalité qui est indépendante et extérieure au chercheur (Thiétart et al., 1999 ; 2007 ; 2014). Bhaskar (1978) stratifie la réalité en trois domaines imbriqués : (1) Le réel profond, qui est le domaine où résident les mécanismes générateurs, les structures (ensemble d’objets et de pratiques inter-reliées) et les règles qui gouvernent la survenue d’évènements ; (2) Le réel actualisé qui est le domaine des événements, des états de fait. C’est un sous-ensemble du réel profond qui inclut les évènements survenant lorsque les mécanismes générateurs sont mis en œuvre, indépendamment du fait qu’ils soient ou non observés par l’homme ; (3) Le réel empirique : c’est le domaine des expériences et des impressions. Il peut être expérimenté par l’homme via ses perceptions et sa capacité à les mesurer. Cette stratification de la réalité contraste avec le positivisme qui, d’une part réduit la réalité à une conjonction de causes et

177 d’effets faisant peu cas des mécanismes qui les lient et, d’autre part, estime qu’une méthode scientifique infaillible permet de conduire aux lois universelles (Wynn et Williams, 2012). Cette stratification de la réalité souligne que notre connaissance de la réalité est limitée du fait des difficultés à accéder à tous les niveaux du réel. Si Bhaskar (1978) partage l’idée que la réalité a une essence propre, qu’elle existe en dehors des contingences de sa connaissance, qu’elle est indépendante de son observation et des descriptions humaines que l’on peut en faire (Allard-Poesi et Perret, 2014), il s’éloigne cependant du positivisme en considérant que le chercheur n’a pas accès au réel profond à cause de ses limitations cognitives. Le chercheur peut seulement atteindre un réel empirique, c’est-à-dire celui des événements effectivement observés qui surviennent dans le domaine effectif (Avenier et Thomas, 2011) ; et un réel actualisé qui est constitué des événements et des actions qui se produisent dans le temps et dans l’espace (Thiétart et al., 2014). Le chercheur doit, au travers de la mise en évidence de régularités dans le réel actualisé et empirique, mettre à jour les « mécanismes générateurs ». Dans ce contexte, la connaissance de la réalité peut être basée sur la capacité du chercheur à l’observer directement, ou sur sa capacité à observer ses effets (Bhaskar, 1978).

Le réalisme critique de Bhaskar (1978) considère donc que la progression vers la vérité n’est en rien garantie. Les méthodes d’observations sont toutes faillibles, justement parce que la vérité existe indépendamment des théories. Une posture réaliste amène donc à considérer que :

 La réalité existe indépendamment de nos tentatives visant à la mettre à jour ;

 Les propriétés d’un système ne sont pas explicables par la seule connaissance des éléments qui le composent ;

 L’approche de la science et de la vérité est faillible ;

 Les connaissances progressent vers la vérité à travers un processus évolutionniste ;  La validité des théories est relative aux possibilités qui guident la création théorique, et

fonction de la réalité que ces derniers représentent ;

 L’analyse causale reste la base de la validité, mais les explications en termes de composition, de structure et de fonction font partie intégrante des sciences ;

 Connaitre une réalité complexe requiert l’utilisation de perspectives multiples.

Bhaskar (1978) adopte ainsi une vision de la réalité comme un système ouvert qui, pour être expliqué, doit tenir compte de facteurs sociaux, organisationnels, environnementaux et technologiques, ceux-ci pouvant jouer un rôle causal dans l’occurrence du phénomène observé (Wynn et Williams, 2012). Les phénomènes observés étant sujets à l’influence de variétés

178 internes et externes, des conditions similaires peuvent conduire à des effets variables. Il est donc nécessaire, pour un même phénomène, d’explorer plusieurs explications possibles, types d’enchaînements ou de mécanismes. L’existence d’explications multiples nécessite des moyens pour évaluer et comparer les explications alternatives. Enfin, le réalisme critique reconnaît que la réalité n’est pas réductible à nos perceptions et expériences, et que la réalité n’est pas appréhendée, caractérisée et mesurée sans difficultés. De ce fait, le chercheur ne peut faire l’expérience et n’expliquer qu’une partie de la réalité.

En quelque mots, nous retenons que le réalisme critique postule, tout comme le positivisme, que les lois existent indépendamment des faits de l’homme ou de sa capacité à les percevoir. Sans la science qui est le produit de l’homme, l’objet scientifique existerait tout de même. Néanmoins, le réalisme critique se distingue du positivisme. Il reconnaît que la réalité n’est pas facilement réductible à nos perceptions et expériences. Autrement dit, la nature de la réalité n’est pas appréhendée, caractérisée et mesurée sans difficulté (les méthodes de recherches sont faillibles et les capacités cognitives du chercheur limitées), ce qui signifie que l’homme ne peut faire l’expérience et n’expliquer qu’une partie de la réalité (Wynn et Williams, 2012 ; Dubuloz, 2013). Le but d’un travail de recherche mené sous un positionnement réaliste critique est de proposer des explications sur la façon dont agissent les mécanismes générateurs pour causer un phénomène observé (Dubouloz, 2013). L’objectif principal de notre recherche, rappelons-le ici, est de présenter les raisons et les outils utilisés pour une évaluation de la performance de l’aide internationale au développement ; c’est-à-dire : pourquoi une évaluation de la performance est menée et comment celle-ci est réalisée. Cette recherche de la compréhension et d’explication de l’évaluation de la performance de l’aide internationale au développement avec une posture réaliste critique suppose que les réelles motivations de l’évaluation de la performance de l’aide sont difficilement connaissables en soi ; la possibilité de les cerner repose sur des concepts socialement construits qui la composent. Vouloir la comprendre et l’expliquer accorde alors la priorité à la découverte de mécanismes générateurs qui, par effet causal direct ou combiné, favorisent la mise en œuvre d’une évaluation de la performance. Autrement dit, l’explication scientifique des raisons de la mise en œuvre d’une évaluation de la performance de l’aide internationale au développement, telle que nous voulons l’aborder ici consiste alors à identifier les mécanismes qui sont à son origine.

Mais alors, qu’est-ce qu’un mécanisme générateur ? Selon, Manzo (2005), le concept de mécanisme générateur repose sur l’idée de « générativité. Il s’agit de centrer l’attention sur

179 l’émergence ou l’engendrement ou la genèse de ce qui est observé : s’intéresser au mécanisme conduit ainsi à s’intéresser au « mode de production des phénomènes ». Les mécanismes sont perçus comme des entités réelles du monde (Harré, 1972). Le postulat est le suivant : ce que l’on observe au « niveau K » doit s’expliquer en tant qu’effet d’une ou plusieurs instances – les mécanismes – qui se situent plus en profondeur au « niveau K-N ». Y et X étant deux phénomènes quelconques, la figure 10 explique qu’un mécanisme agit dans le processus d’émergence de la relation en tant que tel – notamment, sa forme et sa nature – non pas sur les valeurs ou sur le comportement des variables séparément considérées : en d’autres termes, il serait incorrect de conceptualiser un mécanisme comme l’équivalent d’une variable intermédiaire ou parasite (Pawson, 1989, p.130-131).

Figure 10 : Mécanismes générateurs et niveau de la réalité

Source : Manzo (2005, p.47)

Notre objectif, rappelons-le ici, est de connaître les raisons qui justifient la mise en œuvre d’une évaluation de la performance de l’aide internationale au développement. Pour nous, l’évaluation de la performance est un transporteur de visions, de croyances, de symboles. Sur cette base, l’évaluation de la performance des projets observés est un phénomène au

« niveau K » qui doit s’expliquer par des croyances, des instances, des mécanismes qui se

situent en profondeur au « niveau K – N ». Connaitre ces mécanismes générateurs c’est comprendre et expliquer les raisons de l’évaluation de la performance de l’aide internationale au développement. À titre de rappel, les mécanismes générateurs qui ont émergés de notre exploration théorique sont listés dans la figure 9.

Nous tenons à souligner que la posture du réalisme critique dans laquelle nous nous inscrivons n’est pas un cas isolé. Cette approche gagne en popularité auprès des chercheurs en sciences D’un point de vue fonctionnel, un mécanisme ou un enchaînement de mécanismes (Bunge, 1997) répond à l’exigence de savoir comment et pourquoi une relation ou une structure de relations a été engendrée (Harré, 1972, p. 6, p. 118 ; Bunge, 1997). Il s’agit alors pour le chercheur d’élaborer des conjectures qui peuvent expliquer le ou les phénomènes observés.

180 sociales, notamment ceux dont les objets de recherche sont complexes : programmes de développement, projets de développement ou politiques publiques. Mais également, dans beaucoup de travaux sur l’évaluation de programmes ou de projets d’aide internationale au développement (Pawson, 2002 ; Ridde, 2011 ; Ridde et al., 2012).