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Section 1 : Ancrage épistémologique

1.1. Épistémologie

La réflexion épistémologique s’impose à tout chercheur soucieux d’effectuer une recherche sérieuse car elle permet d’asseoir la validité et la légitimité d’une recherche. Tout travail de recherche repose, en effet, sur une certaine vision du monde, utilise une méthode, propose des résultats visant à prédire, prescrire, comprendre, construire ou expliquer (Thiétart et al., 2014). L’effort de réflexion épistémologique a pour objectif de donner des points de repère et des

167 guides au chercheur, au moment de la construction, de la réalisation, puis de la discussion de son projet de connaissances (Wacheux, 1996). La réflexion épistémologique est donc consubstantielle à tout projet de recherche qui s’opère.

Définition et hypothèse fondatrices

Le terme « épistémologie » vient du grec « épistémê » qui signifie « connaissance » ou « science » ; et de « logos » qui évoque le « discours sur » mais aussi la « logique de » (Le Moigne, 1995, 2012). L’épistémologie est considérée comme la science des sciences ou une philosophie de la pratique scientifique sur les conditions de la validité des savoirs théoriques (Herman, 1988). La définition synthétique que Piaget (1967, p.6) donne de l’épistémologie est « l’étude de la constitution des connaissances valables ». Il découle de cette définition que l’épistémologie se caractérise par un système d’hypothèses fondatrices relatives à ce qu’est la connaissance, et à comment l’élaborer et la justifier. L’épistémologie s’intéresse principalement aux trois questions fondamentales (Thiétart et al., 2014) listées dans le tableau 15 et qui sont les suivantes :

1. Qu’est-ce que la connaissance ?

2. Comment est-elle élaborée ou engendrée ?

3. Comment justifier le caractère valable d’une connaissance, la valeur ou la validité de la connaissance produite ?

La réponse à ces questions importantes oriente le chercheur vers une posture épistémologique. Les choix épistémologiques forment un ensemble que Bateson (1972) nommait un « filet de prémisses » dans lequel est pris le chercheur. Ce « filet » est assimilé aux paradigmes, ou cadres épistémologiques, qui doivent nécessairement être clarifiés ou exposés par le chercheur lorsqu’il présente son projet de connaissance. En effet, ils conditionnent la portée de la recherche, en tracent nécessairement les limites et en autorisent ou non certaines extensions (Giordano et Jolibert, 2012). « Adopter une épistémologie, donc des guides pour l’action de recherche, permet de se démarquer des consultants, des dirigeants et des journalistes qui parlent sur l’entreprise au seul titre de leurs praxis ou de leurs expériences » (Wacheux, 1996, p.38). Ainsi, l’épistémologie permet au chercheur de contrôler sa démarche de recherche et d’accroitre la validité de la connaissance produite. Dans la mesure où la finalité d’une recherche est d’élaborer des connaissances, il est crucial pour un chercheur de légitimer sa démarche à travers les trois questions précitées à des fins de constitution de connaissances valables. Cela

168 suppose pour le chercheur de faire référence à des visions du monde partagées par une communauté scientifique, qualifiées de paradigmes épistémologiques.

1.1.2. Les paradigmes épistémologiques

Le mot « paradigme » a été popularisé par Kuhn (1962). Un paradigme désigne « une constellation de croyances, valeurs, techniques, etc. partagées par une communauté donnée » (Kuhn, 1962, p.175). « Le paradigme n’est pas une théorie ou un outil conceptuel, c’est une manière de voir le monde » (Dumez, 2013, p.56). Ces paradigmes, au sens de Kuhn (1962), constituent autant de modèles, schémas intellectuels ou cadres de référence dans lesquels peuvent s’inscrire les chercheurs en sciences de l’organisation. Les paradigmes sont incommensurables. En revanche, en sciences de gestion, trois grands paradigmes épistémologiques sont souvent présentés : le positivisme, l'interprétativisme et le constructivisme (Thiétart et al., 2014). Ces trois paradigmes sont rapidement présentés ci- dessous afin de donner quelques repères facilitant le positionnement épistémologique de cette thèse.

1.1.2.1. Le paradigme positiviste

Le positivisme a été initié par Auguste Comte (1830-1845), et développé par un grand nombre d’auteurs dont nous mentionnons quelques noms parmi les plus célèbres : Hempel, (1905), Kuhn (1962), et Popper (1968). Ce bref échantillon représente la diversité des grandes contributions aux épistémologies positivistes. L’épistémologique positiviste a longtemps dominé les sciences à partir de la seconde moitié du XIXème siècle. À cette époque, la science est envisagée comme un ensemble de connaissances et d’études « d’une valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode déterminés fondés sur des relations objectives vérifiables » (Le Moigne, 2012). Le paradigme positiviste dès lors est souvent présenté comme le paradigme dominant les sciences de l’organisation. Il désigne un ensemble de courants qui considèrent que seules l’analyse et la connaissance des faits vérifiés par l’expérience peuvent expliquer les phénomènes du monde. Dans ce cadre épistémologique, les chercheurs fixent à la science le but de découvrir les lois qui régissent les rapports, stables, entre les phénomènes et qui en autorisent leur prédiction ainsi que leur explication. Nous n’entrerons pas ici dans les débats qui opposent les courants du positivisme, nous présentons simplement quelques hypothèses fondatrices communes aux divers courants. Ainsi, le paradigme positiviste repose sur une hypothèse ontologique réaliste (Le Moigne, 2012). Le réel a une essence unique,

169 indépendante de l’intérêt et de l’attention que peut lui porter un observateur. Il existe donc pour les positivistes un réel objectif, unique, connaissable, et le chercheur sera capable non seulement de l’étudier et de le cerner, mais aussi de le connaître en toute neutralité, puisque ce réel est indépendant de lui. Le chercheur doit se placer en position d’extériorité par rapport au phénomène étudié. Il le peut puisque l’observateur et l’objet étudié sont supposés être deux entités séparables. Dans ce contexte, le chercheur doit prendre des précautions pour rester détaché et distant de l’objet étude, faisant ainsi preuve de neutralité et d’objectivité. Le positivisme repose également sur une hypothèse déterministe : le réel est régi par des lois naturelles universelles immuables, dont beaucoup prennent la forme de « à chaque fois que A, alors B… » (Avenier et Thomas, 2011). Il existe une certaine forme de détermination interne propre au réel existentiel. Comme l’avait déjà précisé Comte : il convient de « substituer partout, à l’inaccessible détermination des causes proprement dites, la simple recherche des lois, c’est-à-dire des relations constantes entre les phénomènes observés » (Gavard-Perret et al., 2012, p.26). Ainsi, une démarche scientifique positiviste permet, en observant les faits de manière empirique, d’établir des lois invariables décrivant des relations immuables entre des faits observables et mesurables scientifiquement.

1.1.2.2. Le paradigme constructiviste

Le constructivisme est une approche de la connaissance reposant sur l'idée que notre image de la réalité, ou les notions structurant cette image, sont le produit de l'esprit humain en interaction avec cette réalité, et non le reflet exact de la réalité elle-même. Le constructivisme repose sur une ontologie relativiste. Piaget (1967) est celui là-même qui a avivé les réflexions (Le Moigne, 2012) sur le constructivisme dans sa forme originelle. Dès lors, les courants constructivistes se sont développés pour que l’on puisse les présenter sous une forme enseignable (Le Moigne, 1995 ; 2012). Le paradigme constructiviste repose sur l’hypothèse fondamentale selon laquelle la connaissance est la représentation de l’expérience cognitive. Ainsi, la connaissance des phénomènes résulte d’une construction effectuée par le sujet. Le constructivisme ne suppose pas l’existence d’un réel ayant une essence indépendante de l’observateur qui cherche à le décrire, parce qu’il considère que ce qui est connaissable c’est l’expérience du réel (Avenier et Thomas, 2011). Largeault (1993) affirmait qu’un sujet existe si l’on est capable de le construire, d’en exhiber un exemplaire ou de le calculer explicitement. C’est en ce sens que Glaserfeld (1988) appelle à la méfiance et préfère parler d’ « invention de la réalité ». Le paradigme constructiviste ainsi perçu repose entre autres sur deux hypothèses selon Le Moigne (2012) :

170 Tout d’abord, une hypothèse phénoménologique qui retrace les trois caractéristiques de la connaissance produite ou de l’invention de la réalité :

 l’irréversibilité de la cognition, le statut du temps de l’action et plus spécifiquement son irréversibilité. Le concept d’action implique celui de la temporalité. Et cette temporalité est perçue irréversible ;

 le dialogue de la cognition. L’hypothèse phénoménologique permet d’exprimer le caractère dialectique que le sujet connaissant attribue à ses perceptions ;

 La récursivité de la cognition. Le caractère récursif de la connaissance des phénomènes rend compte de l’interdépendance assumée entre le phénomène perçu et la connaissance construite.

Ensuite, une hypothèse téléologique : non seulement le comportement cognitif du sujet connaissant s’interprète en termes de causes finales et en termes de causes efficientes, mais surtout la détermination et la transformation de ces finalités semblent devoir être produites par le sujet lui-même. Pour Piaget (1697), la connaissance est un processus de construction de connaissance avant d’être un résultat, et l’esprit humain, dans son activité cognitive, ne sépare pas aisément le connu et le connaissant.

1.1.2.3. Le paradigme interprétativiste

Le paradigme interprétativiste relève de diverses écoles (Burell et Morgan, 1979). Nous nous concentrons ici sur l’une des écoles qui, à la différence des autres écoles, a su expliciter clairement les hypothèses qui fondent le paradigme interprétativiste (Latour et Wooglar, 1979). L’interprétativisme pose l’hypothèse d’ordre ontologique selon laquelle la réalité est avant tout le fait des actions, significations, produits symboliques, et pratiques sociales qui dans un contexte spécifique et pour une période, acquièrent une forme de stabilité inter-subjectivement partagée (Geertz, 1973). La seconde hypothèse postule que ce qui est considéré comme connaissable est l’expérience vécue ou l’expérience de la vie. La troisième hypothèse soutient que la connaissance qu’un sujet développe d’une situation est liée à la fois à la situation et au sujet qui en fait l’expérience. La réalité sociale est avant tout construite au travers du jeu des intentions et des interactions des acteurs qui construisent le sens de cette réalité par la confrontation et le partage de leurs représentations (Thiétart et al., 2014). Et la quatrième hypothèse postule le pouvoir constitutif de l’intention dans l’expérience du monde et donc dans la construction de connaissance (Sandberg, 2005).

171 In fine, l’interprétativisme a en commun avec le constructivisme l’hypothèse ontologique relativiste et l’idée que la connaissance produite est subjective. Toutefois, ses conceptions diffèrent de celles du constructivisme quant au processus de création de la connaissance et aux critères de validité. Alors que le constructivisme alloue un statut privilégié à la construction de la connaissance, l’interprétativisme privilégie la compréhension. Comme le constructivisme, l’interprétativisme remet en cause la primauté de la logique déductive et le caractère universel propre au positivisme. Il retient des critères de validité idiographiques, c’est-à-dire des critères relatifs à des évènements singuliers et non à des lois générales (Thiétart et al., 2007).

Tableau 15 : Position épistémologique des trois paradigmes généraux Les Paradigmes Les questions épistémologiques

Le positivisme L’interprétativisme Le constructivisme

Quel est la nature de la connaissance ? La nature de la « réalité » Indépendance du sujet et de l’objet Hypothèse déterministe Le monde est fait de

nécessités

Dépendance du sujet et de l’objet Hypothèse intentionnaliste Le monde est fait de possibilités

Comment la connais- sance est-elle engendrée ? Le chemin de la connaissance scientifique La découverte Recherche formulée en

termes « pour quelles causes… » Statut privilégié de l’explication L’interprétation Recherche formulée en termes de « pour quelles motivations des acteurs… » Statuts privilégiés de la compréhension La construction Recherche formulée en termes de « pour quelles finalités … » Statuts privilégiés de la construction

Quelle est la valeur de la connaissance ? Les critères de validités

Vérifiabilité Confirmabilité Réfutabilité Idiographie Empathie (révélatrice de l’expérience vécue

par les acteurs)

Adéquation Enseignabilité

Source : Thiétart et al., 2007, p.15

L’on considère souvent que les trois paradigmes épistémologiques, le positivisme d’une part, le constructivisme et l’interprétativisme d’autre part, s’opposent.

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