• Aucun résultat trouvé

Section 3 : La théorie de la décision en situation ou the Naturalistic Decision Making

3.1. L’approche de la théorie de la décision et ses implications

La théorie de la décision en situation constituait une branche relativement méconnue en sciences de gestion jusqu’à une date récente. De nombreux travaux (Alter, 2004 ; Lebraty et Pastorelli-Nègre, 2004 ; Aubert et Roux-Dufort, 2006 ; Denis et al., 2007 ; Hollnagel et Laroche, 2009 ; Lebraty, 2010) ainsi que le numéro 225 de la Revue Française de Gestion de 2012, dédié au NDM traduisent le fait que les managers sont confrontés, de plus en plus, dans le contexte économique contemporain, à des situations qualifiées de turbulentes, urgentes, non structurées, d’ambigües, présentant des objectifs contradictoires, et nécessitant des connaissances spécifiques. Des situations faisant appel non à un calcul mais à un raisonnement intuitif fondé sur la capacité d’interpréter une situation en fonction de l’expertise et de l’expérience. Des situations où la prise de décision échappe aux approches « rationnelles » de la décision qui se fondent sur une vision cartésienne où les acteurs sont capables d’identifier, parmi les différents chemins possibles, la meilleure solution. Dans de tels contextes, la prise de décision n’est donc plus « optimale » et laisse la place à une prise de décision sur la base d’une expertise.

La théorie de la décision en situation est un courant de la théorie de la décision. Une analyse de la théorie de la décision permet de dégager trois courants successifs. Le premier courant a été celui de la recherche opérationnelle. C’est le modèle normatif de la décision. Cette vision optimisatrice se fondait sur la détermination d’un ensemble des possibles et le calcul de la solution optimale selon un critère prédéfini. Dans cette vision, pour faire face à la complexité décisionnelle, deux aménagements ont été mis œuvre. Premièrement, pour prendre en compte l’incertitude liée aux états de la nature, les analyses probabilistes se sont développées.

148 Deuxièmement, pour intégrer les préférences des décideurs, la théorie des probabilités subjectives a été adoptée avec comme critère de décision, l’utilité subjective. Cependant, dans ces deux cas, il s’agissait de trouver des techniques permettant de se retrouver dans un cadre calculable (Lebraty, 2010). Cette approche, normative et optimisatrice de la prise de décision, a largement été critiquée et remise en cause par l’introduction des sciences cognitives (Tversky et Kahneman, 1974 ; Simon, 1955 ; 1987) qui ont pour particularité de tenir compte de la cognition du décideur.

Le second courant de la théorie de la décision s’appuie sur les travaux reconnaissant l’efficacité des stratégies non optimisatrices pour résoudre les problèmes complexes. Les auteurs de ce courant affirment que « dans les faits, les gens s’appuient sur un petit nombre de principes heuristiques réduisant à des activités de jugement plus simples les tâches d’affectations de probabilités. Ces heuristiques sont souvent indispensables, même si elles peuvent aussi conduire à des erreurs graves et systématiques » (Kahneman et Tversky, 1974, p. 23). Cette approche est marquée par la reconnaissance d’un type de raisonnement efficace, fondé sur des heuristiques dont les corollaires sont les biais et les erreurs. On entend par heuristique : « une démarche relativement empirique, établissant des hypothèses provisoires, dans laquelle l’imagination, l’expérience, et l’histoire personnelle ont une place non négligeable » (Kahneman et Tversky, 1974, p. 23). Les heuristiques sont des règles ou stratégies de simplification du processus décisionnel. Consciemment ou non, et même inévitablement étant donné que la rationalité parfaite est une utopie, les êtres humains y ont recours à un moment ou à un autre lorsqu’ils doivent prendre une décision et que les conditions sont incertaines ou complexes. Ces stratégies consistent à ignorer de l’information en vue de prendre des décisions plus rapidement ou plus simplement que ne le permettraient des méthodes plus compliquées (Gigerenzer et Gaissmaier, 2011) généralement associées au modèle traditionnel classique de prise de décision. Les heuristiques sont des « règles empiriques » ou « raccourcis cognitifs » visant à limiter l’effort lié à l’accomplissement d’une tâche, essentiellement par la prise en considération de moins d’informations (Shah et Oppenheimer, 2008). Ces modes de raisonnements heuristiques permettent de résoudre des problèmes pour lesquels l’énumération exhaustive des états de la nature s’avère impossible. Ils constituent un moyen indirect, mais efficace, d’appréhender des problèmes complexes pour lesquels la démarche algorithmique est inapplicable (Lebraty, 2010). « Les heuristiques sont certainement utiles, mais elles conduisent parfois à des erreurs graves et systématiques » (Tversky et Kahneman 1974, p. 1124). Erreurs que les auteurs désignent par le terme de biais. Les biais, qu’on qualifie habituellement de

149 cognitifs, sont des erreurs de raisonnement ou, plus précisément, des erreurs dans le traitement de l’information ; ces erreurs auraient un effet de déformation sur l’appréciation que le décideur se fait de la réalité et sur son jugement. Dans cette perspective, les biais cognitifs conduisent à une déviation des décisions des acteurs par rapport à leurs intentions. L’intention étant liée à la conscience et sujet à la préméditation, elle est inséparable de l’erreur. Sur ce thème, Searle (1985) distingue les intentions spontanées, encore appelées intentions en action, des intentions préalables. L’intention préalable suppose une planification et une préméditation, au contraire de l’intention en action. Les biais peuvent contribuer à faire dévier le décideur de son intention et, facteur aggravant, masquent cette déviation. Dans ce contexte, le jeu des biais cognitifs produit l’erreur. L’erreur peut être définie de la manière suivante : « L’erreur couvre tous les cas où une séquence planifiée d’activités mentales ou physiques ne parvient pas à ses fins désirées et quand ses échecs ne peuvent être attribués à l’intervention du hasard » (Reason 1993, p. 31). Ainsi, l’erreur résulte-t-elle de la mise en œuvre des biais cognitifs conduisant à faire dévier, de manière masquée, le raisonnement du décideur par rapport à son intention. Le second courant de la théorie de la décision a donc conduit à créer les concepts d’heuristiques et de biais et a donné un statut à l’erreur. Cependant, malgré les progrès apportés, l’analyse de la résolution des problèmes y est abordée sans faire référence au contexte. Ce manque explique l’émergence d’un troisième courant de la décision.

L’intégration du contexte dans la théorie de la décision sera le fondement d’une troisième vision établissant le courant de la « décision en situation » (Rasmussen et al., 1991 ; Klein et al., 2010 ; 2013 ; 2015 ; Klein, 1998 ; 2008 ; 2013). L’approche de la décision en situation par rapport à la précédente est qu’elle n’étudie plus les processus cognitifs isolément des contextes dans lesquels ils s’exercent ; elle admet que les décisions ne sont pas planifiées et exécutées hors du contexte de leur situation, c'est-à-dire hors des règles dans lesquelles la situation s’inscrit (Reason, 1993, p. 266). Le contexte peut être défini comme l’ensemble des éléments, perçus par le décideur, qui exercent une contrainte sur la tâche gérée. Ainsi, le contexte est à la fois dépendant de la tâche et subjectif. Il peut être vu comme le savoir explicite et tacite permettant de mettre en œuvre les compétences du décideur dans une situation donnée. Le décideur expérimenté confronté à une situation particulière tente d’adopter directement une ligne de conduite qui lui semble appropriée au regard de son expérience passée et de la manière avec laquelle il perçoit la situation. Ensuite, il teste cette ligne de conduite en imaginant mentalement les effets qu’elle peut avoir et, si cela lui convient, il la met en œuvre. Ajoutons que si le comportement décidé ne semble pas efficace, le décideur va analyser une nouvelle modalité

150 d’action pour la mettre en œuvre. Cette approche met en avant l'expérience et l’expertise du décideur et son degré de conscience de la situation (situation awareness). Dans cette approche de décision en situation, l’aspect déterminant réside dans « la gestion de la compréhension de la situation » par le décideur (Lebraty, 2010). La théorie de la décision en situation mobilise trois concepts essentiels : l’expertise, la situation complexe et la décision. Il semble nécessaire pour la bonne compréhension de cette théorie d’éclaircir ces différents concepts. Nous débutons par l’expertise.

3.1.1. L’expertise

L’expertise est définie comme un haut degré de connaissances et d’habiletés dans un domaine spécialisé. Elle trouve sa source dans la profondeur, l’intensité et la qualité de l’expérience antérieure (Salas et al., 2010). À l’origine, l’expert est celui qui détient un savoir particulier dans un milieu professionnel. Il est un spécialiste reconnu parmi les autres professionnels de sa spécialité. Il tient sa compétence spécifique de son expérience, c’est-à-dire des acquis d’une longue pratique marquée par une série d’épreuves. L’expert a été confronté à des situations délicates et variées posant des problèmes qu’il a appris à résoudre et qui fondent son expertise (Klein, 1998). Il est ainsi un producteur de bonnes pratiques et normes professionnelles dans son domaine (Lascoumes, 2002). L’évaluation de la performance de l’aide internationale au développement est généralement confiée à un « expert » externe, sur la base de ses connaissances et de son expertise dans le domaine (Migaud, 2013).

3.1.2. La situation complexe

Le concept de situation est central dans la théorie de décision en situation ; l’intégration du concept de « situation complexe » en est un fondement (Rasmussen et al., 1991 ; Klein, 1998 ;

Klein et al., 2010 ; 2013). Le postulat principal de la théorie de la décision en situation est « how people actually make decisions in real-world settings » (Klein, 2008, p.456). En situation

complexe réelle, la pression temporelle, la multiplicité des objectifs, l’ambiguïté des indices rendent impossible une démarche d’optimisation. Pourtant, dans ces situations complexes, les acteurs prennent des décisions. Il s’agit de comprendre ce qui est effectivement à l’œuvre : les indices qu’ils prennent, les stratégies qu’ils adoptent en situation complexe. Pour comprendre ces phénomènes, il faut conduire des recherches de terrain dans la mesure où la prise de décision est indissociable de son contexte et des contraintes.

151 L’évaluation de la performance peut être qualifiée de situation de gestion complexe. Intéressons-nous à la complexité de la situation dans la théorie de la décision en situation. Selon les auteurs (Klein, 1998) une situation est complexe lorsque :

 les objectifs sont mal définis, ambiguës et évolutifs ;

 il y a présence de logiques contradictoires et non hiérarchisées ;  les déterminants du problème changent continuellement ;

 il y a un horizon temporel limité exigeant des réactions rapides ;  il y a des enjeux importants ;

 il y a présence de divers acteurs.

Aux dires de Berry (1983, p.8), cette situation complexe semble se retrouver dans de multiples organisations : « Dans les grandes organisations, les agents sont engagés dans des situations de gestion complexes et amenés à formuler des jugements et des choix en disposant d'une information incomplète et d'une fiabilité incertaine ; en outre, l'encombrement de leur temps et l'urgence qui préside souvent à la conduite de l'action, ne leur laissent guère de disponibilité. Nombreux sont en tout cas ceux qui reconnaissent formuler des jugements et des choix sans avoir le temps de les instruire comme ils le devraient ».

Ces éléments qui donnent un caractère de complexité à une situation se retrouvent dans l’évaluation de la performance. En effet, des auteurs jugent l’exercice d’évaluation de la performance chronophage et décevant quand ils ne mettent pas en doute la fiabilité des résultats et l’utilité même de la démarche, avec des objectifs surabondants et pas toujours bien définis (Boussard, 2008 ; Brunetière, 2006 ; 2013). S’y ajoutent les difficultés récurrentes à rédiger les cahiers des charges du fait des politiques non structurées auxquelles doit faire face l’évaluation. L’évaluation s’inscrit dans une approche dynamique et turbulente de l’action publique (Chanut, 2010). Pire encore, la démarche scientifique est le plus souvent dévoyée par des effets de rationalisation et le jeu des légitimations d’acteurs, l’évaluation devant alors se plier aux jeux de pouvoirs d’acteurs. En effet, toute évaluation s’inscrit dans un processus d’appréciation de politique publique et représente un enjeu politique où s’exercent des relations de pouvoir. La définition des questions de l’évaluation, le choix des critères d’appréciation et les stratégies de valorisation politique des recommandations de l’évaluateur constituent des enjeux centraux qui complexifient la démarche de l’évaluation. Cela amène Chanut (2010) à soutenir que l’évaluation peine encore à trouver sa scientificité. Dans cette situation complexe, avec des

152 objectifs surabondants, l’évaluateur doit prendre des décisions sous pression temporelle dans la limite du temps défini dans le cahier de charges.

3.1.3. La décision

La décision est le fait qu’un acteur effectue un choix entre plusieurs solutions susceptibles de résoudre le problème auquel il est confronté. Dans la théorie de la décision en situation, prendre une décision signifie s'engager dans un plan d'actions où des alternatives plausibles existent, même si la personne n'a pas identifié ou n’a pas comparé ces alternatives (Klein, 1998). L’évaluateur est « la personne bénéficiant des compétences et de la légitimité nécessaire pour énoncer un jugement de valeur consigné dans un rapport d’évaluation » (Jacob, 2010, p.261).

L’évaluateur est amené à observer une réalité et à porter une appréciation sur celle-ci. On lui

demande de faire des recommandations en vue d’améliorer l’action évaluée.L’évaluateur émet

donc un jugement, des conseils, une décision. La décision ici s’entend comme le produit d’un travail, une praxis (Seidl et whittington, 2014), c’est-à-dire une activité réalisée par un praticien qui s’appuie sur des outils, des cadres cognitifs et des méthodes pour rendre un produit.