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Plus des deux tiers des présidents sont cadres moyens ou supérieurs (ibid. p. 128). Bourdieu (1979) analyse les pratiques sociales selon l’appartenance de classe : les capitaux acquis créent une position sociale, une distinction, et structurent des modes et styles de vie par cumul d’avantages ou par cumul de handicaps, ainsi que l’habitus qui est l’ensemble des dispositions acquises façonnant intimement l’individu. Le type de capitaux dont chacun est propriétaire constitue la dot des ressources pour se situer dans le monde, pour se donner une image cohérente du monde, des autres, et de soi : capital économique et matériel par les revenus, capital social par la qualité de ses réseaux de socialisation et par les privilèges liés à sa position, capital politique par la capacité à défendre ses intérêts et ses droits, capital culturel et symbolique par les diplômes, la maîtrise des savoirs et des références culturelles.

Pour Touraine (1973), du fait de l’extension de la capacité d’action de la société sur elle-même, les rapports de classes s’élargissent, et le clivage de lutte de classes « bourgoisie-prolétariat » ne rend plus compte des groupes concrets de la société. De plus en plus de pratiques cessent d’être interprétables en termes de conflits de classe. Les inégalités et les dominations sociales se donnent à voir dans l’école, l’immigration et les rapports sexués. Les contestations et la multiplication des canaux d’influence produisent des représentations sociales pour fabriquer de la conscience collective pour intervenir. L’enjeu est le pouvoir de la société sur elle-même pour reconstituer des alliances sociales.

Les « trente glorieuses » de 1945 à 1975 sont en fait une période à risques (Guerre froide et guerres anticolonialistes), où il faut sortir d’une société de pénurie, avec de fortes contraintes économiques. La population active devient massivement salariée à 90 %, par laminage des commerçants et des agriculteurs. Une forte conflictualité sociale pour réduire les inégalités, pour organiser collectivement l’État-providence et les acquis sociaux, a quadruplé le niveau de vie moyen, révolutionné les modes de consommation (vacances, transports, propriété du pavillon,

électroménager), et accru le niveau de scolarité des enfants des classes populaires, en leur donnant la certitude d’une mobilité ascendante. L’État-providence et les institutions sociales s’étayent sur un idéal de justice fondé sur la contribution de chacun au travail collectif, opposant le travail à la rente et à l’oisiveté. Tant que la question sociale est transformée en question ouvrière, la démocratie doit réguler ce conflit « contre » le marché, par l’acquisition progressive de droits sociaux et de redistribution des revenus.

Dans le rapport de la gauche politique avec les classes populaires et les classes moyennes, l’équilibre du « bloc jacobin » social-démocrate et ouvrier n’a été atteint qu’en 1981 : 62% des cadres moyens et employés et 72% des ouvriers votent pour Mitterand aux présidentielles. À la présidentielle de 2002, 38% des employés et 43% des ouvriers votent pour la gauche, la moitié des ouvriers s’abstient ou vote pour le Front National (vote pour Le Pen : 23% des employés et 24% des ouvriers). À la présidentielle de 2007, la gauche et l'extrême gauche n'ont attiré qu'un tiers de l'électorat populaire. D’une part, les thématiques du travail, de l’immigration, de l’insécurité ont capté le peuple à droite, et d’autre part l’espérance d’un avenir radieux à gauche a éclaté.

Des années 60 aux années 80, la vie associative est développée par l’émergence des couches moyennes salariées qui ont à construire leur identité culturelle pour prendre le pouvoir contre les couches moyennes traditionnelles (artisans, commerçants, gros agriculteurs, notables locaux). En 1960, venir habiter une H.L.M. (avec toilettes et table en formica) est une émancipation pour les femmes qui vivaient dans la ferme de leurs beaux-parents. En 1958, la création du collège unique est une émancipation pour les filles qui n’ont plus pour seul horizon que le certificat d’études et le mariage. Les luttes locales sont alimentées par la destructuration du tissu social liée à l’urbanisation, les revendications pour la démocratie directe dans les quartiers, les revendications sur l’environnement qui sont les prémisses du discours écologique. Même si la petite bourgeoisie a une stratégie de réussite individuelle, la reconnaissance sociale passe par l’action collective du bénévole qui se construit des atouts culturels, un capital social de dignité et respectabilité. Il y a un équilibre entre les intérêts particuliers et la défense de l’intérêt général.

La contestation ouvrière a pour enjeu la lutte contre l’exploitation collective, la promotion de la classe ouvrière et la solidarité politique. La décroissance des ouvriers de la société industrielle depuis 1975, remplacés par la montée des employés travaillant dans les multiples services, avec des emplois précaires et instables, a transformé les représentations et le discours public politique, qui parle des classes populaires au lieu de la classe ouvrière, des exclus plutôt que des exploités,

et des handicaps ou inégalités des conditions à la place des rapports sociaux de classe. La fragmentation des acteurs sociaux en une série de minorités multiplie les demandes politiques, parce qu’il n’y a plus de conflit central autour d’une domination unique.

Il a fallu vingt ans pour qu’il y ait reconnaissance d’une « fracture sociale » par le Président Chirac en 1995, puis le choc électoral d’avril 2002 du vote d’extrême droite des classes populaires pour que la « France d’en bas » soit dénommée par le Premier Ministre Raffarin. Le retour des inégalités se manifeste dans un pouvoir d’achat du salaire ouvrier enrayé, la remise en cause de l’emploi à temps plein pour tous, l’angoisse des classes moyennes sur la perte de trajectoire générationnelle ascendante. Les travaux pour repenser le lien social, sur la pauvreté, sur l’exclusion, et sur la disqualification sociale, sont nombreux à partir de 1992. Castel (1995) repose la question sociale, en comparant le peuple qui vivait à la journée aux jeunes et intérimaires qui vivent dans la précarité, dans la culture de l’aléatoire, la débrouille du provisoire. Il rappelle que l’humiliation des désaffiliés et des inutiles sociaux est individuelle, alors que la conscience ouvrière de l’exploitation était collective. La structure lisible de classes sociales délimitait les fonctions, l’identité collective et l’action commune.

La critique marxiste sur la violence des rapports sociaux reste explicative, même en se détachant de la seule société industrielle. La société en tant que praxis est une société de classes et de conflits de classe dérivés des rapports de production. L’exclusion ou plutôt la non-inclusion n’est pas un effet de la crise (les trente glorieuses sont une exception), elle est plutôt la structure des rapports sociaux, une manière de construire et de gérer la société. Le chômage de masse et le déclin de la société salariale font redécouvrir la pauvreté structurelle qui fut longtemps la loi commune. La mise hors-jeu des inadaptés et des inutiles est le prix des mutations. Les rapports sociaux de domination se jouent dans la lutte de classes entre « le haut et le bas » pour l’appropriation des richesses, mais aussi dans la lutte de places entre « les dedans et les dehors » qui se manifeste dans les filières de relégation et de stigmatisation de l’école, de l’habitat, des politiques sociales. Les pauvres participent encore de la consommation de masse, la non- inclusion n’entraîne pas une mise à l’écart radicale, mais une mise à la marge. Le travail et l’emploi ne sont plus un système homogène même s’ils restent une dimension essentielle de l’expérience sociale, la production et la consommation sont séparées, et les redistributions d’assistance sociale contribuent aux mécanismes de l’exclusion. La lutte de places est une concurrence de mobilité sociale entre individus, une construction hiérarchique entre positions sociales, entre dominants et dominés. Dubet et Martuccelli (1998, p.42) proposent une typologie

des stratifications en quatre grandes positions structurelles : les compétitifs, les protégés, les précaires, les exclus, en séparant le secteur privé qui est précarisé et menacé d’exclusion politique, et le secteur public qui se bat contre les politiques libérales.

Alors que le discours des sociologues depuis les années 80 prônait la fin des classes sociales dans les sociétés postindustrielles, la production sociologique est renouvelée depuis les années 95 sur la conflictualité sociale, la question de la persistance des classes dans les pays développés et l’analyse des inégalités entre classes sociales. Chauvel (in Bouffartigue, 2004, p. 55-70) note les difficultés d’interprétation du diagnostic sur la mobilité sociale, la consommation, la participation au politique, quand le sociologue n’observe que des individus et non des classes sociales, et met en forme la représentation des inégalités et non celle de l’exploitation. Il démontre que le nouveau conflit de classe reste dans l’implicite parce qu’il y a effondrement des partis politiques qui animaient la conscience de classe, alors qu’il y a renouveau de la structuration objective des classes, qu’il y a rigidité croissante des frontières sociales, qu’il y a des indicateurs pour nommer la stratification.

En travaillant sur le recensement INSEE de 1990, Chauvel (op.cité) propose un découpage de la structure sociale en quatre strates, deux extrêmes pour 20% en grande précarité (1) et 15% en grand confort (2), et au centre : 40% de la population en classe populaire (3) et 25% en classes moyennes (4).

Re. 1) La population hors de l’emploi stable et valorisé63 fait l’objet d’un débat sur la pauvreté

qui occulte la question sociale : ils sont nommés exclus et non plus prolétaires. Les gens de peu sont invisibles dans les espaces publics, où ils n’accèdent qu’à une culture de masse imposée, subissant un colonialisme interne. Le retour de la prolétarisation, c’est-à-dire ne posséder que la seule force de travail sans autre patrimoine, se voit dans la remise en cause de la sécurité du travail, l’exclusion des droits, la précarisation de l’emploi par la flexibilité, et les conséquences sociétales : échec de la scolarisation, rapports sociaux de conflits ethniques, ségrégations, relégation en zone urbaine ou rurale pauvre.

63 1 250 000 de Rmistes en 1990 Ŕ Revenu Minimum de Solidarité remplacé par le RSA Revenu de Solidarité

Active en juin 2009. Le Haut Commissariat aux Solidarités Actives estiment que 3 500 000 de personnes sont concernées.

Re. 2) La classe de confort a une existence autonome et valorisée par les responsabilités hiérarchiques et les expertises. La haute bourgeoisie possédant l’ensemble des ressources économiques, culturelles, symboliques ne correspond qu’à 0,10% de la population

Re. 3) La classe populaire salariée, composée des ouvriers et des employés, se caractérise par un emploi routinier, encore une protection sociale, pas de croissance du pouvoir d’achat, une stabilité apparente et transitoire. Le nombre d’ouvriers décroît avec la société industrielle, mais l’économie de services crée des employés, tout autant salariés d’exécution. Le poids des salariés non qualifiés en voie de prolétarisation, augmente avec les employés à temps partiel (services aux particuliers, restauration et grande distribution, agents de service écoles, hôpitaux). Ceux que l’on nomme les travailleurs pauvres sont surtout des femmes. Deux millions dans l'intérim travaillent à mi-temps en moyenne sur l'année, les services à la personne n'excèdent pas 15h hebdomadaires en moyenne.

Re. 4) Les classes moyennes salariées (dont 18,8% de professions intermédiaires et 10,7% de cadres) sont détentrices du savoir-faire technique et de positions organisationnelles. Elles sont sous tension parce qu’elles risquent un déclassement. La standardisation pour une plus grande productivité et les routines imposées par la révolution informatique des années 80 provoquent un déni de leur culture professionnelle64 . La déstabilisation de ce groupe pourrait impliquer un

renversement culturel et politique profond, la fin du rêve américain.

La reconnaissance de l’existence des classes est un enjeu politique après le refoulement de l’héritage marxiste. Birh (in Bouffartigue, 2004, p 37-53) redéfinit le concept de classe comme l’analyse des rapports sociaux et du système de domination : il désigne le puissant système d’inégalités dans la propriété du patrimoine et des moyens de production et il dynamise le rapport de forces entre groupes sociaux distincts et hiérarchisés. Par les conditions d’existence identiques, la culture commune donne une conscience de classe pour penser son devenir : former un monde social à part et créer un acteur macrosociologique collectif capable de s’organiser pour défendre ses intérêts ou exercer le pouvoir politique. Les conflits entre groupements ont lieu pour améliorer leur position hiérarchique, pour s’approprier les ressources, et pour légitimer l’ordre social (ce qui est juste/injuste, acceptable/inadmissible). Ainsi ils mettent en cause des politiques publiques et mettent aux prises des sujets collectifs. La classe sujet politique disparaît dans la dispersion du vote ouvrier, l’affaiblissement des syndicats, la déliquescence du PCF65. Cela

64 Exemple en 2009, le choc des suicides à EDF 65 Parti Communiste Français

s’explique par la fragmentation des expériences du travail entre ouvriers (le mari) et employés (la femme), par l’inégalité entre les stabilisés qualifiés et les précarisés ou sans prestige, et par l’effritement de la mémoire collective sans transmission générationnelle. Une classe n’existe véritablement que si elle est dotée d’une conscience qui est mobilisée dans la lutte qu’elle mène contre une autre classe. La classe en soi (Marx) ou classe-objet (Bourdieu) correspond à l’ensemble des individus et des catégories partageant les mêmes conditions de vie, mais la similitude d’intérêts ne crée pas une communauté ou un acteur collectif. La classe pour soi ou classe-sujet doit conscientiser un rapport de domination, partager un destin, être en quête de dignité et de légitimité, pour être une force politique distincte et avoir un projet historique. De façon caricaturale, aujourd’hui la seule classe pour soi serait la haute bourgeoisie.