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Françoise Tétard (2002) situe l'idée diffuse d'Éducation populaire, comme intention pédagogique et sociale, comme "mode d'agir dans la société" à la fin du XIXe siècle. Le débat sur les manipulations d'opinions dans l'affaire Dreyfus (1894-1906), à savoir la manipulation de la vérité d’État et de l’idéologie fanatique, met en lumière la nécessité "d'introduire de la raison critique" contre les préjugés. Une prise de conscience collective pour comprendre ce qui arrive et pour se situer dans la société nécessite l’apprentissage d’une liberté de pensée. Ce sentiment d’urgence donne une impulsion aux Universités Populaires en 1899, elles sont des maisons de quartier où les intellectuels viennent côtoyer les ouvriers.

L'Éducation populaire est autant portée par les laïques que par le catholicisme social : la ligne qui les relie est la conscience démocratique, dénonçant la politique d'allégeance à une domination, à un ordre statique. En 1910 Le Sillon (catholique) de Marc Sangnier découvrait la problématique de l’exploitation et incitait à adhérer à la CGT. Les grandes mutations du monde

rural ont été accompagnées par les mouvements d’Éducation populaire du catholicisme social (Jeunesse Agricole Catholique en 1886, Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne en 1956) ou par la démarche laïque des Foyers Ruraux (en 1946). Ils ont animé des cercles d’études et des réunions publiques contradictoires pour conscientiser les expériences et les solidarités. L’enseignement agricole a gardé cette pédagogie qui relie les connaissances aux observations concrètes et aux réflexions pratiques. L’Éducation populaire est affirmée dans la Résistance et la Quatrième République par la création de grandes fédérations qui ont le projet de retrouver des expressions de solidarité et un apprentissage interculturel contre le repli sur soi. Après la Seconde Guerre mondiale, le sentiment du besoin d’une conscience critique pour comprendre la barbarie fasciste explique que le projet d’éducation populaire soit partagé et fortement impulsé par l’État et les mouvements civils collectifs et solidaires.

Le projet d’Éducation populaire d’émancipation culturelle est épuisé à partir des années 60 par son institutionnalisation. Ce qui s’est inventé et expérimenté dans la société civile est institutionnalisé par l’État Providence des années 60-70, qui organise l’animation socioculturelle au nom de la nécessité d’une technicité gestionnaire des équipements publics ou subventionnés. L’Éducation populaire n’est instituée concrètement que dans le champ associatif du Ministère Jeunesse et Sports, qui donne un agrément de Jeunesse et Éducation populaire aux associations, sur des critères de vie démocratique interne et d’utilité sociale de l’activité. À partir des années 1970, la professionnalité de l’animation socioculturelle dans la gestion des équipements et des salariés fait bouger les priorités. Dans les années 80, l’organisation entrepreneuriale de la vie associative privilégie sa solvabilité au détriment de l’éducatif, même si les rapports d’activités internes aux fédérations associatives continuent d'afficher cette intentionnalité politique.

La notion d’économie sociale est réactualisée en 1977 par Henri Desroches, puis la notion d’économie sociale et solidaire en 1994 fait référence pour désigner les formes d’auto- organisation collective qui fédèrent les associations, les coopératives et les mutuelles. Les coordinations associatives se regroupent en 1992 dans une Coordination Permanente des Coordinations Associatives (CPCA) qui ne sera pleinement reconnue comme interlocuteur public qu’en 2001 avec la signature d’une Charte réciproque d’engagements mutuels avec l’État. D’autres associations ont un projet d’éducation populaire sans se référer à cette famille idéologique. Par exemple le champ de l’Éducation relative à l‘environnement (l'ERE) créé par la québécoise Lucie Sauvé, et avec la décennie de l’Unesco pour l’Éducation pour le développement durable (l’EDD).

Depuis 1995, le débat public reprend sur la refondation de l’Éducation Populaire. Le Ministère de la Jeunesse et des Sports commande un rapport public en 1999 sur "Le travail de la culture dans la transformation sociale". Elle refait sens comme projet d’émancipation culturelle, et elle redevient enjeu de débats : ringarde et dépassée pour certains, d’autres rappellent que le ringard est le bâton pour remuer les cendres afin de faire rejaillir l’étincelle. La problématique des Rencontres sur l’Éducation Populaire, organisées en 1998 par le Ministère de la Jeunesse et des Sports, est « Sommes-nous rentiers ou héritiers de l’Éducation populaire ? ». Dans le hall de la Sorbonne, il y a un très grand stand de l’INJEP31 qui présente uniquement des livres sur l’histoire

de l’Éducation populaire. En face, il y a une toute petite table où un libraire spécialisé en sciences humaines propose les livres de réflexion sur l’économie solidaire et la vie associative d’aujourd’hui. Dans la salle de la Sorbonne, sur le podium se trouvent des acteurs novateurs qui témoignent de pratiques expérimentales, en ne se référant pas forcément à la famille «Éduc Pop», et dans la salle les grandes fédérations labellisées éducation populaire contestent les témoignages et réclament une loi-cadre à la ministre M.-G. Buffet.

Les indices du renouveau de la réflexion sur l’éducation populaire se lisent dans quelques exemples des analyses écrites depuis une quinzaine d’années et de colloques dont les dénominations donnent la teneur des enjeux.

- En 1990, colloque du Conseil National des Associations de Jeunesse et d’Éducation Populaire (CNAJEP) : Éducation populaire, nostalgie ou réalité.

- En 1995, la revue Animer titre Éducation populaire et bénévolat, des questions de valeurs : « Les besoins d’échanges de savoirs, d’expériences n’ont jamais été si importants, comme un trop-plein de culture non exprimée. » (p. 26)

- En 2000, la revue Politis titre Éducation populaire, le retour de l’utopie : « Le mécanisme de l’Éducation populaire est simple : l’auto-éducation, la formation des gens par leur enthousiasme même, l’émergence de la citoyenneté sur le terrain, tout cela est basé sur un principe : la confiance dans le peuple. » (p. 5)

- En 2001, colloque de la fédération Peuple et Culture : L’Éducation populaire et ses structures entre pressions économiques et utopies : inventer au quotidien.

31 Institut National de la Jeunesse et de l’Éducation Populaire . Au 1er janvier 2010 il devient l’Agence du Service

- En 2002 la revue POUR titre Éducation populaire, nouveaux défis : « L’Éducation populaire fait référence au peuple souverain, qui est à l’origine de la légitimité politique, irréductible à l’addition des individus mais garant de la liberté de chacun. C’est sans doute ce qui fait comprendre que l’Éducation populaire ne relève pas d’abord des approches sociologiques ou pédagogiques, mais correspond à une forme de militantisme. L’usage de l’expression est un usage engagé et partisan, lié à un projet de société et à une grande ambition. » (p. 7)

- En 2002, colloque de l'Unesco : Éducation et transformation sociale : interrogeons nos pratiques pour le cinquième anniversaire de la mort de Paolo Freire qui a fondé au Brésil le Mouvement de Culture Populaire en 1960.

- En 2007, la revue Agora titre Éducation populaire : une actualité en question « Dans ce contexte de brouillage des grands marqueurs idéologiques, de disparition de réserves de sens collectif, dans lesquels s’inscrivait le processus de socialisation, le principe d’expérimentation et de mutualisation des expériences s’impose comme nouvelle règle. Elle est au cœur de la démarche d’Éducation populaire. » (p. 6). Richez qui coordonne ce dossier sur l’actualité de l’Éducation populaire distingue plusieurs causes à sa réactualisation 1) la crise des institutions scolaires, culturelles, du temps libre, de la politique de la ville ; 2) le développement numérique qui questionne l’accès aux savoirs, l’éducation tout au long de la vie, et la production de messages publics ; 3) l’individuation et la mutualisation des expériences face au brouillage des idéologies mobilisatrices ; 4) l’association comme nouveau registre du lien social, se différenciant du lien communautaire et du lien contractuel.

En 1998, l'État prend en compte cette actualité, le Ministère de la Jeunesse et des Sports confie au philosophe Luc Carton l'organisation des Rencontres pour l’avenir de l’Éducation populaire. La problématique qui est :« La démocratie comment ça marche : le travail de la culture dans la transformation sociale et politique » pose la question du rôle assigné à une politique d’éducation populaire entre action publique et action collective, pour reformuler la mission d’intérêt public :

« Le capital culturel commun excède largement ce qu’on autorise à exprimer, à créer, à analyser ou à délibérer dans de pauvres procédures, héritées de l'Ancien Régime. Il y aurait fondation d’un gigantesque surplus de culture ou, si l’on préfère, aveu d’un déficit des droits, des procédures et des pratiques sociales et politiques, incapables, à inégalités constantes, de mobiliser la sensibilité, l’intelligence, la connaissance et la culture collectivement disponibles. » (1999)

En 1999, une offre publique de réflexion et de débat participatif sur les pratiques d’action collective et d’action publique, est mise en place pour prospecter sur l’Éducation populaire et

analyser la marchandisation des services d’utilité collective. Cinq cent vingt groupes locaux vont travailler sur les rapports de l’Éducation populaire à la décentralisation, à la dimension internationale, à l’action culturelle, à l’action sociale, aux politiques jeunesse, à l’école, au sport et loisirs, au syndicalisme, à l’économie solidaire, à la vie associative, au développement durable. Ces réflexions sont publiées en 2001 dans le Rapport public « Le travail de la culture dans la transformation sociale», et le livre blanc de l’Éducation populaire « Citoyens, Chiche ». Le Conseil National de l’Éducation Populaire et de la Jeunesse configure en 2002 un projet de loi- cadre pour un service public de l’Éducation populaire .

Cette réflexion porte la revendication de droits à la parole pour participer et «habiter la démocratie» : information, expression, analyse, évaluation, délibération, arbitrage en tant que citoyen, habitant, travailleur, usager. Ce sont de nouveaux droits dits culturels à rajouter aux droits sociaux de la redistribution des revenus et aux droits politiques de représentation par le vote des délégations aux élus. Cette configuration de l’éducation populaire repose sur l’hypothèse de la crise de l’action publique. Il est constaté que les politiques publiques n’ont pas transformé la structure inégalitaire de la société, ni par la redistribution de la solidarité nationale, ni par l’ascenseur social de l’école : au contraire le retour des inégalités est reconnu même dans le discours public politique ("la fracture sociale" de M. Chirac pendant les élections présidentielles de 2002). Les territoires locaux de décision, créés par la décentralisation, ne peuvent que gérer les effets de l’économie et non pas la contrôler.

Il est proposé de donner un statut d’utilité politique aux associations d’Éducation populaire et non plus seulement une utilité sociale de solidarité et de services, pour reconnaître leur capacité de parole politique, de discours citoyen, de production intellectuelle, et de critique de la pertinence des politiques publiques. Il s’agit de financer le projet associatif, et donc les savoirs indociles alternatifs indispensables à la conduite de l’action publique, au lieu de financer le fonctionnement des dispositifs commandités qui induisent la docilité associative. La dimension culturelle du mouvement social, de l’action collective est dans la construction de ces savoirs socioculturels émancipateurs : être associé à la décision publique par la reformulation des problèmes auprès des élus et de leurs experts, par l'identification des conflits d’intérêts et d’enjeux. La production de diagnostics va bien au-delà de la simple reconnaissance des dysfonctionnements, de la plainte et de la demande d'assistance.

Dans ce travail réflexif, on retrouve le paradoxe politique des mouvements de l’Éducation populaire entre la posture de critique sociale de l’action publique et la posture de cogestion des politiques publiques. Lepage (2001, p. 13) décompte qu’un tiers des contributions réaffirme la définition non politique de l’action par le loisir ou la culture et le risque de dérive politicienne. Un second tiers exprime qu’ils n’ont plus aucune marge de manœuvre vis-à-vis du commanditaire public, qu’ils n’ont plus que des fonctions de médiation pour arbitrer les conflits entre pouvoir local et associations et qu’ils ne peuvent plus mener à bien la mission d’émancipation des citoyens. Le troisième tiers fait des propositions pour remplir la mission démocratique d’élaboration d’une parole politique.

L’offre de réflexion de 1999 a redonné une visibilité à l’Éducation populaire qui était confinée dans des agréments de mouvements et associations sous la tutelle du Ministère Jeunesse et Sports, et qui était marginalisée au profit quasi exclusif des politiques jeunesses depuis les années 1980. Elle a été boudée ou rejetée par les mouvements et les fédérations nationales qui doutaient de l’efficacité de la démarche, et par les hiérarchies des services déconcentrés de jeunesse et sports qui craignait la politisation, mais elle a permis une véritable appropriation dans les cinq cents regroupements locaux. L’impulsion donnée à la réflexion sur l’Éducation populaire s'est continuée par des recherches actions (en Bretagne en 2003-2006, objet d’une thèse en cours par Alexia Morvan), un renouveau des publications, une reprise en compte par les collectivités locales (études du Conseil Général 35, du Conseil régional Bretagne). La réactivation des universités populaires par le philosophe Michel Onfray à Caen en 2002, et par le politologue Philippe Corcuff à Lyon en 2005, a le projet de rendre accessibles des savoirs critiques à tout public, selon les principes de création de 1898 : « une association d’égaux volontaires et une éducation mutuelle des citoyens ».

On retrouve des similitudes de méthodes dans la campagne socialiste 2007 de Ségolène Royal autour des groupes de démocratie participative et ses propositions de comités citoyens. En octobre 2007 dans le Grenelle sur l’environnement, la première participation de la société civile au débat public est évaluée par les associations comme une conquête.

Mais, il n’y a pas eu de suite ministérielle sur l’Éducation populaire, le changement de gouvernement a eu lieu en 2002 avec une onde de choc démocratique liée au vote populaire pour l’extrême droite de M. Le Pen. La reconnaissance du tissu associatif comme patrimoine social et culturel, et comme choix démocratique est encore un chantier si l’on regarde les dix propositions soumises aux candidats présidentiels de 2007 par la CPCA pour une reconnaissance pleine et

entière des associations ; ou les 20 propositions du projet de loi-cadre sur l’Éducation populaire reprise par le syndicat SEP-UNSA. La loi de finances 2009 entérine le désengagement de l’État par l’amputation de crédits dédiés aux conventions avec les associations.

Les écrits historiques sur l’Éducation populaire rendent compte d'un projet de société humaniste, mais ce qui frappe est le grand écart d’analyse entre les mouvements d’Éducation populaire situés soit comme pluralisme apolitique (Tétard, 2002) soit comme éducation subversive (Bertin dans Politis, 2000). Françoise Tétard interroge :

« L’éducation populaire, un terme « valise », un concept fourre-tout ? C’est d’abord et surtout un discours, venant qualifier des pratiques de militants, qui ont fait des choses ensemble et qui souhaitent se mettre sous une même bannière. Nous ne sommes pas loin de l’idéologie, même au nom de valeurs partagées. Des convictions, des passions, des conflits aussi. Alors un mythe positif, une utopie nécessaire ? » (2007, p. 75)

La notion du politique peut être réintroduite avec moins de réticences ou de préjugés. Guillebaud32 parle de « barbarie ratatinée » pour illustrer l’exaltation infantile du chacun pour soi

et la rapacité généralisée. Peut-être que le sentiment d’urgence d’une conscience critique pour comprendre la fragilité des valeurs républicaines, ou l’état du monde et de son développement durable explique ce renouveau à penser l'éducation populaire.

Chapitre 2 – Formation expérientielle et

dialogique

Former un acteur professionnel à l’animation, c’est le ressourcer sur le sens de l’action, en l’aidant d’une part à avoir confiance en ses potentialités, et d’autre part à mieux argumenter son droit à la franchise pédagogique et à son autonomie d'expert. Ses modes d’intervention privilégiés de métier, et ses construits d’action sont une médiation entre commandes hiérarchiques organisationnelles et demandes sociales des segments de population.

La formation expérientielle des adultes éducateurs est un processus de méta-réflexivité : elle est d’une part une praxéologie pour fonder le sens de leur intervention au-delà de la signification quotidienne attribuée aux actes de la pratique professionnelle, et d’autre part elle est une autoformation où chacun a la responsabilité d’approfondir l’interprétation de son expérience.

La formation institue un dérangement des routines, construit des analyseurs pour rendre visibles les allants de soi, expliciter le pré-requis ou les pré-acquis relationnels. La mise en scène pédagogique de co-développement crée les conditions pour que le praticien puisse se dé-former ou se trans-former selon sa déontologie ou ses intérêts, puisse s’auto-former dans l’approfondissement de ses outils et ses manières de voir et de faire. (infra 2.1)

Pour savoir éduquer, les savoirs être constitués par l’expérience, les attitudes ou les compétences personnelles et sociales consistent à faire preuve d’écoute, de sensibilité, de curiosité dans ses rapports à soi-même, avec autrui et avec l'environnement. Pour savoir coopérer, les savoirs faire ou les habiletés consistent à mettre en commun, à dialoguer les situations avec les publics pour créer des interactions. La dynamique du groupe de formation met en scène in situ l’apprentissage dialogique. (infra 2.2)

Le métier de vocation ne s’enseigne pas, mais il s’éduque, il se renforce, il s’argumente en fonction de l’implication et la motivation dans son action réflexive. Les conditions d’adhésion, l’état de conviction peuvent s’émousser dans la déception de ne pas la rencontrer chez les autres, ou dans les lourdeurs administratives, ou dans la difficulté à prendre du recul pour élaborer la pratique, la peur de se regarder faire, ou de comprendre la réalité dans laquelle elle est enracinée. (infra 2.3)