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FORMELLE

Cette partie est une analyse macro-sociale pour comprendre : les ambitions du projet de l’éducation socioculturelle et les évolutions historiques de sa mise en oeuvre (chapitre 5), ainsi que les évolutions socio-économiques qui expliquent l’état des difficultés de l’institutionnalisation du champ et ses contradictions (chapitre 6). Je crée la notion d’éducation socioculturelle pour métisser les apports de l’Éducation populaire et de l’animation socioculturelle, et pour métisser les notions de l’éducation non formelle proposée dans les cadres éducatifs associatifs et de l’éducation informelle fondée sur l’expérience existentielle apprenante.

L’éducation populaire est une notion française depuis le XIXe siècle. Le projet de Condorcet, à la Révolution Française de 1789, affirmait déjà la nécessité d’une éducation tout au long de la vie : acquérir des connaissances pour comprendre le monde et s’y situer, être un citoyen actif pour participer à la vie républicaine, être un producteur qualifié, promoteur de progrès pour transformer le monde. Dans le cadre européen, la notion d’éducation non formelle désigne tous les programmes d’éducation individuelle et sociale destinés aux jeunes en dehors du cursus éducatif structuré officiellement par les États. Quant à l’éducation informelle, elle désigne le processus permanent, tout au long de la vie, par lequel chacun adopte des comportements et des valeurs et acquiert des capacités et des connaissances à partir des expériences et des ressources éducatives de son milieu ambiant et de sa vie quotidienne. Dès 1973, L’UNESCO valorisait la notion d’éducation non formelle pour nommer les acquis de socialisation hors de l’école instituée. Le Conseil de l’Europe a voté en 2000 une recommandation. Dans une étude sur les liens entre l’éducation formelle et non formelle (2003), il affirme que :

« C’est la première fois dans l’histoire de l’éducation en Europe que l’éducation non formelle passe d’une place marginale pour l’avenir de la jeune génération à une place centrale dans l’apprentissage, activité désormais la plus importante pour les êtres humains (…) La génération plus âgée est encore réticente à céder son pouvoir de définition des contenus et de l’organisation de l’apprentissage. Pourtant les différentes générations devront envisager l’éducation et l’apprentissage comme un projet commun dans les sociétés fondées sur le savoir (…) Avec l’éducation de masse apparue à partir des années 1960, l’apprentissage a eu tendance à devenir une activité librement choisie par les individus et à perdre son caractère coercitif. Cette tendance à l’autonomie est d’abord visible dans le cadre de l’éducation non formelle, qui remplit le vide laissé par l’éducation formelle en donnant à l’apprenant l’occasion de donner son avis sur son apprentissage (…) S’il est vrai que les jeunes se soucient peu de politique, ils sont très impliqués dans les stratégies éducatives qui les concernent. Il semble que l’éducation non formelle soit plus en mesure de rendre cette participation productive que l’éducation formelle, car elle fait des jeunes des citoyens et des participants à part entière. »43

L’Éducation populaire est l’organisation collective des acteurs populaires, des « gens », pour faire entendre leurs problèmes, leurs revendications et leurs projets, dans un cadre politique démocratique qui pose le « démos » comme souverain. Le peuple est l’ensemble des habitants de la cité ou de l’État : la communauté de vie où la personne n’est pas isolée de son « peuple », des gens du pays, le « folk » américain, le « volk » nordique. Les gens ensemble sont en interaction et ils se considèrent comme compétents pour construire et améliorer leur quotidien, même les «gens de peu». L’émancipation collective se joue dans la valorisation des ethnométhodes pour avoir pouvoir sur sa vie.

Ce sont les représentations et les utilisations polysémiques du mot « populaire » qui le rendent politiquement incorrect et qui ont rejeté l’Éducation populaire à la marge du discours public : - Une connotation néo-colonialiste : l’élite apporte la bonne parole et le savoir au bon peuple ou au petit peuple, pour faire son éducation morale et citoyenne. Les «maisons du peuple» du XIXe siècle ont été des centres sociaux avant l’heure, en même temps qu’être des permanences syndicales, quand la question sociale est devenue la question ouvrière. Tétard (2002, p.42) analyse la contradiction intrinsèque de l'éducation populaire dont la mission est de "transformer la masse", de créer une promotion sociale collective et individuelle, donc l'ascension sociale d'une élite qui se déplace de sa classe ouvrière d'origine vers les classes moyennes.

- Une connotation marxiste : la dictature du prolétariat donne le pouvoir au peuple. La «Cause du peuple» est une émancipation collective où la classe révolutionnaire ouvrière anime

l’affrontement contre la classe dirigeante dominante bourgeoise. Mais Poujol (1989, p. 38) démystifie l’Éducation populaire comme une histoire du peuple ou du mouvement ouvrier : c’est plutôt celle de la petite bourgeoisie qui s’organise dans les fédérations associatives. Elle est portée autant par le catholicisme social que par les « hussards » de la laïcité. Tétard, (2002, p. 44) confirme que ce sont les classes dites moyennes qui organisent et s’investissent dans les structures de l’animation socioculturelle, comme elles l'ont fait dans l'Éducation populaire. Les deux systèmes ont l'utopie que le progrès social se gagne dans la compréhension réciproque des groupes sociaux plutôt que dans la lutte des classes. Depuis les années 1970, l’animation socioculturelle a occulté la catégorisation sociale en produisant des «maisons pour tous» ou des «maisons de quartier» ou des «maisons des jeunes et de la culture».

- Une connotation populiste : en janvier 2007, le concept populaire redevient une valeur puisqu’il est utilisé dans une publicité à la télévision pour le marketing d’une banque. On le retrouve aussi à contre-emploi dans la vogue du «People» qui désigne le système médiatique des stars. Sur le site de l’UMP, il est dit que la création du Mouvement Populaire en 2002 est une réponse « à la méfiance du citoyen à l’égard de la politique ».

Le peuple est devenu la société de masse quand il a eu un temps de loisir, c’est-à-dire du temps à consacrer à la culture dominante devenue de masse. Auparavant la « bonne société » était cantonnée à l’entre-soi de son salon et son snobisme de culture cultivée avait valeur de position sociale. Touraine (1973, p.194) postule que, dans la société post-industrielle actuelle, la classe populaire est celle des consommateurs et que le champ principal des rapports et des conflits de classe est la culture : il y a lutte pour déterminer et manipuler les besoins et il y a emprise de la classe dominante sur l’expression et l’orientation sociale des besoins. Il faut un consommateur individuel, toujours plus désirant, pour assurer le turn-over rapide des marchandises. Pour André Gorz44 : « Le consommateur individualisé est le contraire du citoyen qui se sent responsable du

bien commun, tant qu’il se laisse persuader que les biens de consommation individuels offrent des solutions à tous les problèmes ». La notion de développement soutenable, qui est discutée publiquement depuis les années 2000, pose l’opposition radicale entre des attitudes consommatoires suicidaires pour la survie énergétique de la planète, et des attitudes citoyennes qui redéfinissent le bien commun à sauvegarder pour tous les habitants de cette planète.

Dumazedier (1988) aussi voit le tournant de l’éducation populaire dans les années 1960 comme une conséquence de l’augmentation du temps de loisir. Il construit un temps social à soi, le

temps du «licere» qui permet le divertissement et l’épanouissement. Ce temps libéré a modifié l’expression de soi-même et les relations avec autrui. Cela modifie la forme de l’engagement associatif : l’adhérent recherche plus à pratiquer ses activités préférées que les devoirs sociopolitiques des militants des années 1945 qui voulaient interpréter leur environnement pour y intervenir. Mais le temps libre est à peine libéré pour certains. Il est loin d'être un temps d'épanouissement, seulement non contraint de façon exogène par le travail ou par l'école, ou par le chômage. Animer le temps libre, c’est celui des loisirs hors travail ou école, mais aussi celui des exclus du travail : groupe de paroles des chômeurs, insertion sociale et professionnelle des jeunes, aménagement du travail protégé pour les «non capables». Depuis 1975, plus de culture n’entraîne pas moins d’inégalités, alors que cette visée éducative a guidé l’action publique et l’action associative depuis des décennies.

La société civile n’est pas confinée aux initiatives privées et aux rapports interindividuels. Une partie du monde associatif est devenue un acteur collectif qui pèse dans la vie sociale, dont la puissance d’agir est une compétence collective culturelle acquise et fortement utilisée depuis un siècle. « Défendre la spécificité associative, qui n'est ni une entreprise ni un service public, constitue une des missions essentielles de la CPCA.»45

Mais la société civile est acculturée par la sphère socio-économique du Marché et la sphère socio-politique de l’Etat qui affaiblissent l’autonomie de s’associer. Les relations marchandes de plus en plus prégnantes dictent les conditions de survie et façonnent les modes d'organisation des associations, et il y a dépendance ou mises aux normes effectuées par un État Providence. Alors que ce dernier se désengage depuis trente ans parce qu’il est en crise financière et idéologique. Sa légitimité est en partie contestée pour sa gestion des transferts sociaux par la redistribution solidaire et pour la perte de consensus social autour des inégalités. Autant d’enjeux qui pèsent sur l’organisation du temps libre.

Chapitre 5 – Intentions d’apprentissage

de l'éducation socioculturelle

La mythologie actuelle fait du Rapport sur l’organisation de l’instruction publique, présenté à l’Assemblée Nationale en 1792 par Condorcet, le démarrage de l’idée d’éducation populaire. Le mythe de l’origine, de l’événement fondateur fait la forte identité de l’éducation socioculturelle « nous apportons la citoyenneté à la nation grâce à l'éducation, donc nous lui apportons le progrès » (à EDF-GDF autre lieu mythique « nous vous devons plus que la lumière »). Il repose sur la conviction que le changement est possible, que le monde est en devenir permanent et non une fatalité, et qu’il est possible d’y intervenir pour transformer les inégalités, en ayant une conscience critique de ses conditionnements.

Les mythes sont les systèmes de croyance qui organisent les situations, qui permettent aux individus de se défendre au travers des groupes d'appartenance, et qui donc aident à vivre. La légitimité de l’action repose sur le partage d’un modèle abstrait, intériorisé par les différents partenaires. Les représentations du monde font la vie de tous les jours, le vécu en commun, les formes du quotidien, et permettent un consensus minimal sur ce qu’il est convenu d’appeler la réalité. Selon Miermont, (1993, p. 23) :

«Le mythe formalise la capacité de raconter des histoires, au travers des systèmes de croyance qui organisent la structure du pouvoir dans la famille et les groupes sociaux. Il permet de faire naître des schèmes de destinée, ayant valeur de vérités au travers des falsifications de la fiction, des réaménagements de la mémoire, des productions idéologiques. Au travers du mythe, la fiction devient lien social réel».

La production mythique s’effectue à partir du récit des évènements émotionnels et des liens ritualisés que les hommes nouent entre eux. Elle est le germe de l’idéologie, un discours orienté qui cherche à se réaliser dans le champ politique. Celui-ci étant conflictuel, l’idéologie est fondamentalement polémique, ni réfutée ni prouvée, efficace ou inefficace, cohérente ou incohérente. Elle est un système d’appréciations : neutres, positives, ou négatives, qui donnent une vision simplifiée pour choisir son camp. Pour Roland Barthes (1970) :

« Le mythe est une parole, un système de communication, un message. On voit par là que le mythe ne saurait être un objet, un concept ou une idée ; c’est un mode de signification, c’est une forme. (p.193 . Le mythe est une parole dépolitisée. Il faut naturellement entendre politique au sens profond, comme ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale, dans leur pouvoir de fabrication du monde ; il faut surtout donner une valeur active au suffixe dé : il représente ici un mouvement opératoire, il actualise sans cesse une défection (…) Le mythe ne nie pas les choses, sa fonction est au contraire d’en parler, simplement il les purifie, les innocente, les fonde en nature et en éternité, il leur donne une clarté qui n’est pas celle de l’explication, mais celle du constat. » (p. 230)

Du mythe naît une culture, une entité sociale capable de secréter des règles, des coutumes, des normes affectives et intellectuelles, des préférences qui lui sont propres, dans la mesure où elles sont partagées par tous. La culture de l'éducation socioculturelle populaire valorise l’expression et la créativité, qui créent l’autonomie en ayant accès à des systèmes de sens et de compréhension. On peut emprunter à Cicéron la philosophie du «cultura animi» qui est de cultiver l’esprit, le former à la sensibilité de la beauté et de la sagesse, le rendre attentif au mode de relation de l’homme avec les réalités du monde. L’animation socioculturelle est faite de

«animus» l’affectif de la conscience humaine et de l’esprit, l’être de mémoire, de «socius»

modes de socialité et de réciprocité en compagnie des autres hommes, et de «cultus» cultiver, entretenir, préserver l’être au monde.

La qualité socioculturelle d’ouverture aux autres se joue entre fatalisme et soumission aux normes de l’institué, ou avec indignation et résistance pour évoluer, innover, être instituant. Elle donne de la valeur à la militance et la responsabilisation comme dépassement de soi en ayant la possibilité d’expérimenter, de pratiquer des expériences collectives concrètes, de transformer des rapports sociaux locaux, d’autogérer des créations coopératives.

Le lien intergénérationnel est produit par la famille et l’école. Depuis une trentaine d’années, ces institutions sont devenues juste des cadres sociaux dans lesquels les individus construisent leurs expériences et se forment comme sujets. Le lien intergénérationnel permet de désenclaver l’acte d’apprendre du carcan strictement scolaire. (infra 5.1)

Le projet républicain postule que l’émancipation passe par l’instruction et l’éducation. Mais la diffusion du savoir n’a pas réduit les inégalités. La démocratie culturelle nécessite un apprentissage tout au long de la vie.(infra 5.2)

Le postulat de la laïcité en tant qu’éthique du vivre ensemble est à la base de la citoyenneté. Elle prône la tolérance et le pluralisme pour participer au débat démocratique, en faisant circuler les savoirs dans les délibérations, avec une connotation positive ou négative de la conflictualité dans les clivages culturels et les systèmes de sens. (infra 5.3)