• Aucun résultat trouvé

Introduction

L’éducation socioculturelle est une éducation de l’agir collectif, pour valoriser les expériences sociales et pour se co-développer politiquement. Le projet de formation collective dans les mouvements d’Éducation populaire des années soixante, qui était formulé en « Voir - Penser - Agir », est toujours d’actualité. Il peut aussi se réécrire en « Voir - Vouloir - Pouvoir ».

Le projet anthropologique de l’Éducation populaire affiche l’intention de s'éduquer tout au long de la vie pour se donner une puissance d’agir en entraînant les capacités à savoir, à pouvoir, à être, à vouloir.

L’éducation populaire ne se formalise pas dans un enseignement mais dans un apprentissage. Apprendre est une activité publique immergée dans le monde, une activité en continu, fondamentalement sociale qui accompagne, de façon consciente ou non, nombre des comportements « du sujet social apprenant ». La situation formelle éducative ne garantit pas en soi l’apprentissage, parce qu’il est une activité du sujet et non pas une volonté sociale produite par autrui. Les informations, des changements de comportements, des nouveaux savoir faire, des procédures pragmatiques ou abstraites pour se positionner dans des contextes de vie sont des apprentissages gratuits ou de survie. En Amérique latine, la notion de formation est remplacée par celle de « capacitatión », c’est-à-dire la mise en œuvre des capacités individuelles ainsi que collectives.

Ma thèse est de donner de la force aux épistémès de cette forme d’éducation non formelle et informelle, en les redéfinissant, en les explicitant pour en actualiser l’héritage. L’étymologie de l’épistémè dénomme l’habileté par l’art, la science, la connaissance.

Être sujet de son expérience nomme la capacité de l’individu à agir sur lui-même par réflexivité, pour se mettre en question, pour se distancier des injonctions normatives. L’interprétation de sa subjectivité et la compréhension du social lui permettent de produire du sens culturel pour s’accommoder aux contraintes sociales, et légitimer le bien-fondé de ses conduites.

Produire du sens pour rendre cohérente son expérience, c’est-à-dire en comprendre les orientations et les significations, est un processus pour construire un jugement autonome qui ne soit pas croyance. Il est toujours inachevé, quelquefois en progression, quelquefois en régression. Être capable de dialogue authentique non-stéréotypé, de communication critique, s’apprend en discutant à plusieurs les contradictions des conduites et les divergences d’intérêts à surmonter. La maturation de la réflexivité dépend des temps et des lieux créés dans les communautés de dialogue pour élaborer l’expérience, l’interpréter, la conscientiser.

La conscientia a une valeur de réflexivité, la conscience étant réfléchie par un retour sur elle- même. La visée intentionnelle de la conscience se manifeste dans le processus d’acquisition de connaissances pour établir une relation impliquée à soi, aux autres, au monde à comprendre. Ce concept philosophique du dix-huitième siècle nomme la faculté qu’a l’homme d’appréhender sa propre réalité, d’avoir un jugement de valeur moral sur ses actes, pour revendiquer la liberté de conscience, le droit d’agir selon son jugement et ses convictions. Au dix-neuvième siècle, il est critiqué par Hegel et Marx pour sa transparence, la conscience n’est pas la première certitude naïve ni la connaissance immédiate intuitive, mais le fruit d’une méditation, d’une prise de conscience. La conscience collective - dont la conscience de classe - est connivence partagée, l’ensemble des opinions morales d’une société. Hegel, dans La phénoménologie de l’esprit, explique le mouvement dialectique qui élève de la connaissance sensible à la Raison en tant que pleine conscience d’elle-même et savoir absolu. Husserl en 1911 propose d’accéder à l’intentionnalité de la conscience par une méthode de retour aux choses et à leur signification vécue, en s’en tenant aux actes où se dévoile la présence des phénomènes perceptibles et accessibles. La rationalité est aussi fondée sur l’expérience, même si c’est une raison empirique, analogique, et inductive, il n’y a pas seulement une pensée et un raisonnement réglés à priori, tel que le soutient Kant dans le concept de Raison Pure. En parallèle, Freud découvre que le champ du psychisme ne se limite pas à la conscience. La lucidité pour juger de soi et du monde extérieur, pour s’instituer comme sujet de sa connaissance et auteur de son propre monde, est largement agie, sinon doublée par un inconscient ou un implicite quasi inaccessible. Le savoir insu, lié à son histoire refoulée, détermine le discours dans la communication, et les places prises dans l’interaction sociale. Tous ces auteurs participent à la création des sciences humaines comme sciences de la culture.

son expérience avec d’autres pour reconstruire le parcours dans lequel se sont formés ses conditionnements, et pour reconnaître comment ses conduites sont dotées de significations et saturées de conventions sociales. L’hypothèse est de mettre en apprentissage sa propre réflexivité et d’augmenter sa puissance pour changer et transformer son environnement. La démarche de conscientisation est une pédagogie de problématisation de l’expérience. Celle-ci doit être travaillée, réfléchie, pour dépasser les opinions simplistes, les allants de soi, pour conscientiser un argumentaire à débattre avec d’autres. Les représentations sociales, ancrées dans un habitus, peuvent éventuellement se décaler dans de nouvelles pratiques sociales. Les sujets sont produits et producteurs du social, ils sont agents et acteurs de manière indissociable et visent à être auteurs de leur vie. Leur conscientisation leur permet de définir en quoi ils sont objectivement opprimés, et subjectivement dans le sentiment d’être plus ou moins opprimés, d’être plus ou moins émancipés.

Je reprends le concept de « conscientisation » parce qu’il est un concept organisateur, ayant un intérêt pragmatique pour comprendre le sens de l’éducation populaire, pour rendre intelligible les phénomènes perçus. C’est un concept mobilisateur pour l’action, au sens défini par Barbier (2004, p. 38) : parce qu’il est marqué axiologiquement, qu’il est investi d’intérêts d’acteur, de sens et de significations différentes, et qu’il a un caractère de désirabilité, de jugement de valeur. Le sujet social apprenant conscientise sa condition, c’est-à-dire la place sociale qui institue ses manières d’être, et il diagnostique les institutions et les organisations dans lesquelles il est acteur ou agent, puissant ou impuissant. Sa capacité à s'associer et son pouvoir de faire et d’intervenir peuvent être augmentés selon son sentiment d’être capable et d’être autorisé, parce qu’il déconstruit les conditionnements de son discours, qu’il apprend sa compétence d’argumentation alternative.

L’expérience est praxis en tant que pratique orientée, action concertée, en tant que manière d’agir et de connaître pour réaliser une intention, pour atteindre un objectif (L’Hotellier, 1995). Les interactions organisent l’expérience, celle-ci est mobilisée par le dialogue, où sont exprimés les sentiments et les capacitations. L’action, pour être une démarche porteuse de sens conscientisé, nécessite un travail sur les représentations sociales qui sont constituées par l’habitus et l’expérience, c’est-à-dire par un ensemble de valeurs et de normes. La pensée critique est de comprendre comment ces pratiques sont socialement inscrites et incorporées dans les actions individuelles et collectives. Et elle ne peut être que dialogique, elle émerge dans la confrontation et la discussion, pour comprendre et dévoiler les conditions objectives d’existence.

Et je reprends le concept interprétatif de « médiation » de Jean Gagnepain (1993) qui déconstruit les médiations dont l’homme dispose pour rationaliser sa présence au monde. Ce concept a une valeur explicative pour définir les processus d’émancipation qu’utilise l’individu pour comprendre, agir, se conduire, se comporter dans sa construction existentielle, autant dans sa singularité individuelle que dans ses liens collectifs. Ce concept permet d’approfondir la signification anthropologique de l’éducation populaire, pour conscientiser comment l’être humain, individu et collectif, construit son «être-au-monde». Pour la théorie de la médiation, la conscience ne se réfère pas seulement au logos et à la raison, mais l’homme fabrique ses rationalités tout autant dans sa conduite de l’action, dans la construction de sa condition, et dans ses comportements de désir et d’intentionnalité.

La démonstration pour comprendre comment « les gens » apprennent est construite en deux parties.

Dans la partie D, j’explicite comment la construction de l’expérience sociale permet de rendre compréhensible la réalité, en valorisant la subjectivité pour produire du sens et pour dépasser les représentations. L’impact est de donner de la force à l’expérience intersubjective entre sujets individués pour qu’ils se sentent capables de comprendre le monde, de vouloir se mobiliser pour le transformer, et de pouvoir y agir collectivement.

La communauté réflexive co-construit un savoir sur les contextes, une interprétation de leur réalité. Le processus dialogique et les interactions entraînent à témoigner et à s’autoriser un point de vue. Le questionnement métisse la pratique et la théorie, avec les deux cultures des savoirs savants et des savoirs d’actions. Donner de la valeur aux expériences et témoignages et approfondir leurs représentations améliore la compétence diagnostique pour travailler les conflits de société et construire un argumentaire plus critique. Apprendre à témoigner, savoir voir, fait de l’action langagière et de la parole active des activités éminemment politiques quand elles dévoilent les positions d’égalité et d’inégalité, les différences distinctives, les places assignées, accordées, les rappels à l’ordre de se tenir à sa place. La pratique et le sens qu’on lui attribue sont indissociables, l’évaluation de la situation permet de penser des actions qui sont susceptibles de modifier l’environnement et les rapports sociaux.

Dans la partie E, je démontre les enjeux des rationalités pour s’associer et pour se mobiliser dans les demandes de changement social, qu’elles soient en proximité dans la communauté d’appartenance, ou sur la place publique élargie. Être citoyen est un aspect de la condition humaine, l’éducation est donc nécessairement politique.

La pensée de l’activité liant théorie et pratique est l’exercice du politique. Canivez (1990, p. 112) soutient que l’éducation du citoyen « est fondamentalement une éducation à la discussion » pour comprendre les problèmes et débattre des politiques envisagées, puisque « l’objet du jugement politique est d’aboutir à une décision sur ce qu’il faut faire ».

La posture de résolution de problèmes s’acquiert en débattant, en expérimentant, en prenant des risques ensemble. C’est une attitude offensive d’utilisation des potentialités et de propositions alternatives, plutôt qu’une posture défensive d’allégeance au leader, qui sait ce qui est bien pour les autres. L’intentionnalité concerne le choix des réponses et des transformations ainsi que des capacités d’autogestion et d’autonomie pour instituer de nouvelles normes.

La citoyenneté n’est pas qu’une notion juridique et institutionnelle. Elle dénomme aussi la responsabilité, pas seulement des actes ou des positions dont il faut rendre compte, mais également au sens d’une réponse, la contribution à la vie sociétale en contrepartie des droits acquis collectivement. La gestion est toujours à réinventer parce que les particularités locales et les intérêts privés rendent conflictuelle et incertaine la recherche du bien commun minimum. L’attitude politique est une compréhension des problèmes dans la gestion de la chose publique, un jugement personnel et une participation aux débats qu’ils soulèvent, pour qu’il y ait reliance et coexistence des citoyens

La participation politique signifie l’acquisition du pouvoir de contrôle de l’action, un jugement autonome et critique, un développement de ses choix de stratégies d’action et de ses responsabilités. La formation du jugement critique se joue dans la conscientisation de ses oppressions et du contrôle social subi, pour être dans l’action et la décision plutôt qu’être dans le fatalisme, le ressentiment ou l’impuissance. Agir politiquement veut dire comprendre l’intérêt général pour contester, et interroger le sens du développement et de ses inégalités. Avoir une position ou changer de positions permet d’intervenir, de jouer des rôles dans la distribution du pouvoir, d’être habilité à négocier des interprétations des problèmes.

D - Construire l’expérience