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Historicité et praxis sont les concepts pour dire « être le sujet de son expérience », c’est dire comment les humains sont capables de transformer le monde en lui donnant une signification. Ils peuvent changer leur condition ou sa signification par leur action, plutôt qu’accepter l’adaptation au destin, par apathie ou conformité et aliénation aux déterminismes. Un ensemble de savoirs culturels et sociaux peuvent incarner la singularité de l’acteur et lui donner le droit de participer à la transformation sociale en tant qu’homme critique. Le travail réflexif consiste à saisir les données des choses, des faits et des circonstances, percevoir concrètement les phénomènes et les problématiser, c’est-à-dire les mettre en relations logiques, en liens de causalité, en contradictions ou paradoxes, pour pouvoir intervenir. La subjectivité, en tant que convictions et représentations, est un premier organisateur de l’expérience. Il faut la consolider en introduisant une pratique de réflexivité pour faire une analyse distanciée et interpréter ses conduites.

La société est un système d’action historique, produite par les rapports entre dominants et dominés qui opposent leurs modèles. Alain Touraine définit les classes sociales comme des acteurs sociaux catégorisés à partir de leurs rapports conflictuels et la dynamique du changement social. L’histoire est un état contextualisé des contraintes, des logiques d’actions et d’échanges qui structurent les relations sociales.

«L’historicité est d’abord création d’un modèle de connaissance et donc distance par rapport au circuit des échanges sociaux, entre les membres de la collectivité ou entre celle- ci et son environnement. Mais elle n’est pas seulement représentation. Formée à partir d’un état de l’activité, elle intervient sur lui, elle le transforme en système social, dans lequel les conduites sont commandées par un ensemble d’orientations, déterminées elles-mêmes par le mode d’action de la société sur elle-même. » (1973, p. 81)

L’histoire en tant que relation homme-monde est constamment en train de se faire. L’historicité se lit dans les modèles culturels en vigueur, produits par les acteurs. Chaque individu est un être historique qui produit des références pour donner du sens à son existence. Pour construire son identité il gère ses tensions, d’une part en s’accommodant des conditions objectives de contraintes et en se racontant des histoires, et d’autre part pour critiquer et se libérer des dominations. Cette capacité de l’individu à agir sur lui-même le rend sujet, capable de répondre aux enjeux, conscient et émancipé pour ne pas être en dehors de l’histoire. Il a droit de cité pour évaluer et décider, pour faire pression sur les intérêts dominants et arbitraires de ceux qui ont le

pouvoir. La mise en tension des conflits sociaux, des valeurs et des principes dans les relations sociales infèrent une créativité culturelle, une capacité aussi symbolique que réelle pour orienter la pratique sociale et les modes de coexistence, pour intervenir sur les règles de fonctionnement de la société en les contestant, et pour transformer le milieu en réponse aux besoins. S’organiser pour avoir son mot à dire, avoir un pouvoir d’influence pour rationaliser les intérêts politiques spécifiques, pour tirer vers un maximum d'équité et de justice sociale, porte la vision d’une autre organisation sociale et non d’une simple revendication ponctuelle.

Pour Paolo Freire, l’existence est le mode de vie propre à l’être humain capable de décider de transformer son environnement, et de se transformer par une éducabilité tout au long de sa vie. Il se constitue historiquement en un être social et non comme un a priori de l’Histoire, un sujet historique responsable de recherche, d’évaluation, de rupture, d’option, ayant conscience de son inachèvement et de ses conditionnements, ayant la capacité de dépasser cet état en pouvant toujours être plus. Freire est affilié à la théologie de la libération, au catholicisme social, et au Personnalisme du philosophe chrétien Emmanuel Mounier. L’histoire a un sens, elle est processus de libération et de progrès de l’homme.

«Seulement il y a l’Histoire avec son temps problématisé et non prédéterminé. L’inexorabilité du futur est la négation de l’Histoire (…) La déproblématisation du futur par une compréhension mécaniciste de l’Histoire, de droite comme de gauche, conduit nécessairement à la mort ou à la négation autoritaire du rêve, de l’utopie, de l’espérance. Dans une intelligence mécaniciste de l’Histoire, le futur est déjà connu. La lutte pour un futur ainsi connu à priori laisse de côté l’espérance. La déproblématisation du futur, peu importe au nom de quoi, est une violente rupture avec la nature humaine se constituant socialement et historiquement. » (Freire, 2006, p. 86)

Il ne faut donc pas faire de l’histoire un déterminisme exogène, puisque notre histoire commence avec nous-mêmes. Pour Marx, l'homme porte l'histoire en lui, c'est-à-dire la capacité d'être une personne citoyenne, la résistance intrinsèque de l'homme à l'histoire qu'on fait de lui, à ne pas être le sujet organique du troupeau, à ne pas être l'observateur passif d'un univers objectivé par des lois de nature. Il dénonce l’idéologie dominante qui inculque au dominé qu’il est responsable et coupable de sa situation désavantagée.

Le postulat est que le changement est possible, que le monde est en devenir permanent, que l’Histoire est une possibilité et non une fatalité. L’historicité est la contestation de l’historicisme, de l’histoire comme un pur événement et un déroulement de connexions causales et déterminées,

qu’elles se décryptent ou qu’elles restent mystérieuses et inexorables sous forme de Destin porté par une main invisible.

La question essentielle est de savoir quelle est la marge de liberté par rapport à tous les déterminismes, réels ou imaginaires. Le vouloir c’est pouvoir, la liberté coïncide avec ce pouvoir du commencement : "je suis celui qui veut". Vladimir Jankélévitch inscrit la liberté dans le Vouloir :

« Si le déterminisme est le scrupule de l’indéterminisme, la liberté à son tour est le remords de l’indéterminisme; tout comme l’évidence de la vitalité est le remords du mécanicisme. Dans les deux cas, il y a une évidence négligée. Et voici d’abord le point de vue du sujet agissant : je fais ce que je fais, quoi que je fasse ; ainsi l’exige le principe d’identité. Mais je pourrais faire autrement !» (2001, p. 13)

L’historicité définit l’expérience réflexive et la capacité d’agir sur soi, et la subjectivité organise l’expérience. L’activité humaine produit des représentations, des institutions et des organisations. La praxis est cette histoire que l'homme vit, et par laquelle il se crée en la modifiant. Il est spécifiquement ce qu’il fait, et il est la théorie par laquelle il se pense. La pensée de l’activité relie théorie et pratique de manière autonome.

« Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie (…) On pourrait dire que pour la praxis, l’autonomie de l’autre ou des autres est à la fois la fin et le moyen ; la praxis est ce qui vise le développement de l’autonomie comme fin et utilise à cette fin l’autonomie comme moyen (…) Mais, dans la praxis, l’autonomie des autres n’est pas une fin, elle est, sans jeu de mots, un commencement, tout ce qu’on veut sauf une fin ; elle n’est pas finie, elle ne se laisse pas définir par un état ou des caractéristiques quelconques. » (Castoriadis,1975, p. 103)

La praxéologie nomme le processus où le sujet autonomise son expérience sociale, parce qu’il sait se situer pour ne pas être seulement l’acteur qui joue selon la lecture du metteur en scène, mais être l’auteur qui écrit le monde ou l’actant qui improvise parce qu’il en comprend le sens. Le « sens commun » permet de définir la réalité sociale. Les interactions et les situations quotidiennes peuvent aider les acteurs à constater, puis interpréter le monde et leur histoire s’ils savent en témoigner en les catégorisant, en les classant. Dans l’activité langagière réflexive, la réalité sociale est produite en décrivant les activités pour se les expliquer, pour révéler et expliciter ses « ethnométhodes », c’est-à-dire les logiques d’acteurs pour gérer les situations dans la vie courante. Les marges de manœuvre sont augmentées par les formes d’accès à la connaissance et au sens de ses pratiques, ce que Goffman nomme Les cadres de l'expérience

(1991). Les cadres de perception et les grilles de lecture du monde social permettent aux individus de localiser, percevoir, identifier, classer les évènements de leur environnement, de leur vécu et du monde. La réalité sociale est produite par l'expérience vécue des acteurs qui mettent en scène des stratagèmes et des compétences et qui fixent leur construction identitaire par leurs engagements, par leurs positions, par leurs appartenances. Dans la logique stratégique, la perception de ses intérêts et des règles de l’organisation donne à l’acteur un pouvoir de modifier l’espace de jeu de façon limitée, selon sa capacité de négociation avec ses alliés ou ses rivaux, et selon sa perception des zones d’incertitude du système.

La conception de la société comme production collective se trouve aussi dans la pensée critique dialogique de Jürgen Habermas. Le monde social, en tant qu’ensemble des rapports interpersonnels légitimement réglés, a un caractère historique, une historicité intrinsèque. L’histoire produit des situations imprévisibles qui nous contraignent à chaque fois à une autre interprétation de toutes les normes valides. La rationalité instrumentale et cognitive pour acquérir du savoir, des vérités, se fait par autorité, par tradition, ou par contrainte, sa finalité est de se rendre maître de l’environnement et agir sur lui. Les arguments sont codifiés : ils fixent la vérité, ce qui est répréhensible et ce qui est beau. Les jugements consensuels, documentés, objectifs et rationnels ont prétention à la validité. Mais l’ouverture au dialogue est un autre signe de rationalité : chacun approuve ou désapprouve à la lumière des raisons ou des bien-fondés contenus dans un argumentaire. La rationalité instrumentale s’inscrit en dialectique avec la rationalité communicationnelle. Habermas explicite le dialogue comme un agir orienté vers l’intercompréhension (1981) et il analyse ce qui fait l’éthique de la discussion, de la communication, du débat (1992). Le dialogue ou «l’agir communicationnel » a pour but de parvenir à un accord sur le sens d’une expérience commune, pour éventuellement coordonner les actions collectives, tout en poursuivant chacun ses objectifs. Les définitions communes et les interprétations des situations vécues sont négociées grâce au langage qui organise le quotidien dans des représentations sociales ou des perspectives de sens. La culture, transmise par codes, rôles à jouer, ou modèle de comportements et de pratiques sociales, permet la compréhension et la socialité de l’activité communicationnelle, par un consensus implicite sur les valeurs, normes, et règles fondamentales.

Pour expliquer les mouvements sociaux, Neveu (1996) utilise les cadres d’analyse interactionniste et constructiviste : les groupes et les problèmes sociaux ne sont pas des objets trouvés, naturels, mais le fruit d’interactions qui les construisent, leur donnent une consistance.

Le travail politique est d’abord un travail sur les représentations, les idéologies étant préalables à l’action. Dans un premier temps, il faut mobiliser la croyance généralisée pour créer un consensus sur la norme émergente. Ensuite, la dimension stratégique du travail politique est la diffusion d’un discours explicatif et normatif pour produire la diffusion d’un point de vue sur le problème visé. La constitution d’un public favorable à la cause défendue est le préalable, avant de transformer le capital de sympathie en engagement, pour mobiliser l’action.

« Les mouvements sociaux ne naissent pas mécaniquement d’une accumulation de frustrations. Le passage à l’action collective suppose un travail sur les représentations qui donne un langage au mécontentement (…) Doter la protestation d’un langage signifie transformer le malaise vécu en injustice, en scandale, le légitimer au regard d’un système de normes et de valeurs, bref monter en généralité, transformer un cas en cause. Dans les sociétés démocratiques, la catégorie du « droit à » est particulièrement propice à ce processus, tout comme la référence à un discours d’expertise, accordée à la rationalité technicienne. Donner un langage, c’est aussi désigner des responsables, formuler des revendications en forme de solutions. Les dimensions symboliques de ce recours au langage sont donc variées. Il comporte une dimension cognitive en apportant les mots, les classements, les explications qui ordonnent le monde. Cette dimension cognitive ne se réduit pas à l’idéologie, considérée comme illusion ou croyance fausse. L’analyse des nouveaux mouvements sociaux a souligné la composante réflexive des mobilisations, leur capacité à incorporer jusqu’aux discours savants. En désignant des causes et des responsables, la dimension symbolique est aussi normative. Elle dit le bien et le mal, le nous et le eux et comporte aussi par là une composante identitaire. Enfin, rendant possible la formulation des griefs et des demandes, elle ouvre un registre expressif. » (1996, p. 88)

Le concept de praxis est central dans la pensée de Freire où prendre part à la création de l’Histoire avec d’autres est « un temps de possibilité et non de déterminisme ». Exister, c’est-à- dire être placé dans le monde, c’est être capable de penser, créer, transformer, décider, communiquer, et produire. On ne peut exister sans l’espérance d’intervenir pour améliorer, c’est- à-dire assumer le droit et le devoir d’opter, de décider, de lutter, de faire de la politique.

« Les hommes et les femmes sont des êtres humains parce qu’ils se sont constitués historiquement comme des êtres de la praxis et, dans ce processus, ils sont devenus capables de transformer le monde en lui donnant une signification. C’est seulement en tant qu’êtres de la praxis, comme condition qui pose un défi, que nous sommes capables de changer sa signification par notre action. » (Freire, 1974, p.183).

Il s’agit de mobiliser progressivement le plus grand nombre pour les transformations collectives plutôt que d’attribuer à l’action révolutionnaire d’une seule avant-garde la fonction de porter la praxis du macro-sujet social. L’action moralement responsable d’une avant-garde peut accepter des modes d’agir totalitaires, parce qu’on accepte que la fin justifie les moyens.

Hannah Arendt (2001a, p.71) s’interroge dans les années 50 sur la crise de la culture. Malgré les non-sens dans lesquels la politique s’est embourbée, Arendt rappelle que le sens de la politique est la liberté, le « pouvoir-commencer » quelque chose de neuf, l’agir de l’inattendu et de l’initiative, de l’improbable et de l’imprévisible. Elle rappelle que la liberté c’est vouloir que ceci ou cela soit autrement, que la liberté est identique à la spontanéité, et non pas simplement un libre-arbitre de choix entre ce qui est déjà donné, comme bien ou mal. L’exercice de la pensée est la forme suprême et vulnérable de l’action, possible dans les conditions de liberté politique qui permet le va-et-vient entre la pensée et l’action. La liberté consiste à avoir des relations d’égaux entre hommes pluriels, entre pairs, régis par la liberté de parole, la discussion et la persuasion mutuelles, par-delà la violence, la contrainte et la domination, pour vouloir construire un avenir au lieu de le subir.

Le travail sociologique de Pierre Bourdieu consiste au dévoilement des inégalités sociales et des mécanismes de reproduction et de domination sociale. Il insiste sur les processus de domination symbolique par les positions et les trajectoires dans l’espace social. Le déterminisme des conduites lié à la position sociale et à la mécanique de l’habitus empêche de penser le changement social et historique. Si la culture dominante exclut toute expérience culturelle populaire de protestation et du sentiment d’injustice, s'il n’y a pas de potentialités de résistance et de réflexion, face au maniement des symboles dans l’information, l’identité ne peut être qu’aliénée. Le travail politique est reproduction, et les tensions et les contradictions entre structures objectives et structures subjectives ne suffisent pas à ouvrir des possibles. Bourdieu construit le concept de Champ78 pour désigner tout univers social, et analyser les liens

entre les organisations et leur environnement. Le champ est l’espace structuré des forces en présence, donc la hiérarchisation des positions. Les agents sociaux doivent être dotés de dispositions appropriées pour s’y investir et connaître les règles du jeu du champ. Ce dernier implique la détention ou la constitution d’un capital propre et pertinent. Il se définit par des enjeux antagonistes ou des proximités d’intérêts spécifiques irréductibles à ceux d’un autre champ. C’est un espace dynamique dans lequel se jouent des luttes pour conserver ou subvertir l’état des rapports de force, occuper les positions dominantes, transformer les positions dominées, stabiliser les positions instables. Il n’est pas un espace fermé, ses frontières étant un enjeu permanent de lutte. Cette lutte à laquelle se livrent les tenants des différentes positions présuppose un accord fondamental sur l’intérêt même de lutter. Le champ suppose un certain

degré d’institutionnalisation, une inscription dans la durée. Il suppose également une vision partagée ou un accord fondateur, un consensus minimal comme support et condition des luttes.

Les rapports sociaux ne sont jamais pleinement institutionnalisés : les acteurs ont une diversité de rôles à jouer qui manifestent l’opposition constante des dominants et des dominés dans la lutte contre l’accumulation et la concentration des pouvoirs de décision. Ce jeu mouvant d'identifications successives, qui leur permet une distance subjective et critique, est leur marge de créativité. Ils sont capables d’adopter plusieurs points de vue et ils ont une certaine capacité d’initiative et de choix, et une certaine distance à l’égard du système. Ils peuvent donc jouer dans des interstices non totalement déterminés. Démultiplier les rôles à jouer met du jeu (du Je) dans les modelages subis. L'expérience sociale construit le sens des pratiques malgré ou grâce à leur hétérogénéité : elle est régulée par une forte réflexivité, des capacités d’auto-analyse, la perception et la maîtrise de ses intérêts. Quand ils ne parviennent pas à maîtriser la diversité des logiques d’action et la complexité des rôles à jouer, les acteurs deviennent des sujets aliénés et souffrants et leurs « incapacités » rendent leur personnalité schizophrénique.

Alors même que la politique est objet de préjugés, d’indifférence, de rejet ou de déni, il s'agit de ne pas laisser l’exercice de la politique aux seuls experts. Les professionnels animateurs et les bénévoles sont des agents de l’historicité, du modèle culturel de la société. Ils ont à défendre leur indépendance et leur créativité contre le pouvoir qui leur donne les moyens d’intervenir. Ils oscillent entre neutralité et engagement, entre opposition et conformisme. Leur position est ambiguë parce qu’ils sont à la « fois des chiens de garde et des protestataires » (Touraine, 1973, p.102). Ils ont un rôle délimité et subordonné mais aussi une certaine marge de manœuvre. Ils expérimentent leurs logiques dans les développements locaux et sociaux, dans les identités culturelles offensives. Le contrat de citoyenneté porte sur la représentation que la société se fait de ses propres droits et de ses capacités d’agir sur elle-même et sur son devenir, contre la prégnance de l’organisation économique. Les stratégies d’action collective visent à répondre aux besoins identifiés, mais elles doivent être suivies d’une réflexion critique sur l’effet