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environnement global (années 1950-1980)

A. L’institutionnalisation discursive des tensions, ou la fabrique internationale de l’incapacité politique pour réguler la gestion des

1. Le Plan d’action pour les forêts tropicales et la fin de l’hégémonie forestière de la FAO à l’international

En 1983, deux programmes d’investissements forestiers analogues sont en préparation. Le premier est lancé au sein du Comité de Mise en valeur des Forêts Tropicales de la FAO1, alors que cette dernière se voit reprocher par plusieurs ONG, dont les Amis de la Terre, de ne pas être assez engagée en faveur de la protection des forêts tropicales2. En parallèle, le World Resource Institute (WRI) est mandaté par la Banque mondiale et le PNUE pour mettre en place un groupe de travail et publier un rapport afin de faire le bilan sur les causes et les solutions possibles de la déforestation. Intitulé « Tropical Forest : A Call for Action », celui-ci est publié en 1985 et résulte d’un travail conjoint d’experts du WRI, de la Banque mondiale et du PNUD, mais aussi d’un large panel d’experts nationaux, indépendants ou issus d’autres organisations internationales3. Les objectifs des deux programmes sont relativement

similaires, la seule distinction étant que l’initiative WRI/Banque mondiale inclue la dimension agricole comme facteur de déforestation et donc d’action4. Alors que la FAO déclare 1985 « Année internationale des forêts », les deux initiatives sont présentées en juin lors du 9ème Congrès forestier mondial à Mexico. Les deux projets finissent par fusionner sous le nom de Plan d’action pour les forêts tropicales. Ce plan est dès lors pensé, à la fois par les bailleurs bilatéraux, les agences multilatérales du développement et les pays forestiers concernés, comme le nouveau cadre pour l’ensemble des activités de coopération liées aux forêts tropicales5. Initialement, la FAO est réticente pour associer les ONG environnementales au processus, les considérant comme des « trublions adolescents »6. Finalement, de par la pression exercée par le WRI, seront invités le WWF, l'UICN et l'IIED, l’implication d’observateurs de la société civile reste donc relativement modeste. Cette alliance internationale est entérinée en 1987 lors de plusieurs sommets de haut niveau, notamment à Bellagio, en Italie, avec le soutien de la fondation Rockfeller7. Quelles raisons expliquent

1 Voir (FAO, 1985). 2 (Smouts, 2003). 3 (WRI, 1985). 4 (Liss, 1998, p. 4). 5 (Liss, 1998). 6 (Smouts, 2003, p.31). 7 (FAO, 1987).

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cette convergence autour du PAFT et d’un consensus flou qui ne résistera pas à sa mise en pratique ?

Créer une coordination internationale pour les politiques forestières des pays en développement, mobiliser des fonds pour les forêts

Au-delà du contexte de montée d’une alerte sur la déforestation tropicale depuis la fin des années 1970, des facteurs institutionnels et financiers sont déterminants. Alors que les aides pour le secteur forestier font défaut et que les perspectives d’amélioration semblent ténues du fait de la crise économique, l’objectif plus ou moins avoué du PAFT est de stimuler les investissements1. C’est en particulier la volonté de l’Union européenne. Cela semble d’autant plus urgent que la crise énergétique n’est pas de bon augure pour la conservation des forêts. De plus, l’endettement majeur de nombreux pays en développement les inciterait, selon certains acteurs, à brader leurs ressources en bois pour rembourser les prêts2. Certains projets environnementaux dans des pays non solvables voient leurs financements annulés ou réduits. Ce contexte ravive aussi la compétition pour accéder aux fonds internationaux entre le secteur forestier et d’autres secteurs, notamment agricoles et alimentaires, qui semblent d’autant plus prioritaires. Les acteurs de l’aide forestière ont donc tout intérêt à démontrer l’efficacité économique des investissements dans leur secteur en tant que levier de développement. D’où l’idée de proposer un fonds multi-donneurs qui, en assurant visibilité et organisation, pérenniserait les financements, afin d’être moins dépendants des budgets attribués au coup par coup selon les projets qui se montent ici ou là. Les choses semblent plutôt bien parties et le budget initial prévu représente environ trois fois le budget annuel habituel de l'aide au secteur forestier3.

Le PAFT doit aussi permettre de coordonner les différents programmes forestiers pour garantir une meilleure efficacité globale, ce qui représente une difficulté récurrente de l’aide au développement. L’ambition d’une approche intersectorielle des enjeux forestiers initialement défendue par le WRI est prolongée, au moins dans les buts annoncés. Reprenant des thématiques identifiées initialement par la FAO, le PAFT annonce cinq sujets prioritaires : « i) la foresterie dans l'utilisation des terres ; ii) le développement des industries forestières ; iii) le bois de feu et l'énergie; iv) la conservation des écosystèmes forestiers tropicaux ; v) les institutions ». L’idée est de parvenir à avoir une mobilisation internationale cohérente, mais surtout de décliner ensuite des politiques à l’échelle

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(Comité pour la mise en valeur des forêts dans les tropiques - FAO, 1985) (McGaughey, 1986), (Smouts, 2003). 2

(McGaughey, 1986). La crise de la dette offre également des leviers directs de pression aux effets plus ou moins ambigus : la France négocie par exemple en 1994 une annulation d’une partie de la dette du Cameroun contre des garanties d’accès privilégié aux ressources forestières camerounaises pour ses entreprises forestières (Humphreys, 1996, p. 3 et suiv.).

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nationale. Concrètement, le PAFT consiste donc à la préparation de programmes nationaux, théoriquement formulés par les gouvernements des pays tropicaux volontaires alors que les partenaires, et en premier lieu la Banque mondiale, le WRI et le PNUD, proposent un « programme d’investissement national », c’est-à-dire une évaluation des investissements nécessaires sur cinq ans. Des directives organisationnelles sont proposées par le département Forêts de la FAO ; elles prévoient 18 mois de préparation en vue de produire un document sur les principaux enjeux du secteur forestier dans le pays, puis la rédaction de termes de références précis pour réaliser des réformes. Ces éléments, ainsi qu’un plan d’investissement et des projets prioritaires sont présentés formellement aux agences et gouvernements potentiellement intéressés pour financer ces réformes1.

Ce plan prend rapidement une très large ampleur : plus de 70 pays forestiers du Sud s'engagent dans un Plan d'action forestier national, plus de 40 pays bailleurs et agences de développement participent2. Selon Rich (1989, p. 315), « the plan gathered seemingly unstoppable momentum to become the most ambitious environmental aid program ever conceived ». Des comités de pilotage sont mis en place dans les pays tropicaux et de nombreux ateliers et conférences sont organisés pour favoriser une large participation à ce programme. Ainsi, au Cameroun, une étude préliminaire définit en 1985 comme prioritaires la question du développement de l’industrie forestière (notamment la plantation en vue de l’export et l’amélioration de l’aménagement) et la conservation des écosystèmes (dont la création de nouvelles aires protégées, la réalisation d’inventaires et la formulation d’une stratégie nationale)3. Le processus camerounais est officiellement lancé en 1986. Il est porté principalement par le PNUD (principal bailleur), la FAO (agence d’exécution), le ministère de l’Agriculture, qui est l’instance en charge des forêts à cette époque pour le gouvernement camerounais – le ministère de l’Environnement et des Forêts étant créé en 1992. De nombreuses agences de développement contribuent également en mettant à disposition des experts pour la « Forestry sector review mission for a cameroonian TFAP4 ». Une équipe de consultants camerounais et expatriés (issus notamment des institutions de développement) est constituée. À la suite de missions de terrain et d’un travail de planification sur 17 thématiques liées aux forêts, un rapport de synthèse est rédigé par la FAO en tant que « team leader ». Ce rapport est « soumis au gouvernement »5, puis débattu nationalement entre fin 1987 et début 1988. Une table ronde de bailleurs a également lieu en avril 1989 pour négocier les priorités et les stratégies d’investissement. Finalement, le PAFT du Cameroun propose d’augmenter le volume de bois exporté, ce qui, dans la vision du gouvernement, pourrait compenser la baisse d’exportation de pétrole des années

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(Winterbottom, 1995). 2 (Smouts, 2003). 3

(Comité pour la mise en valeur des forêts dans les tropiques - FAO, 1985). 4

PAFT en anglais. 5

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précédentes. Une réflexion est menée pour savoir comment avoir le support du monde rural en lui permettant de bénéficier d’une partie des revenus générés.

La résurgence d’intérêts antagonistes et le déclin du PAFT

En quelques années, tant au Cameroun qu’à l’échelle internationale, le PAFT est pris dans une crise de légitimité. Après une certaine émulation, les divergences de points de vue entre les divers acteurs ressurgissent. Les ONG impliquées retrouvent une posture critique et deviennent le fer de lance de la perte de légitimité du PAFT. Après une prise de distance de la Banque mondiale, la FAO en tant que principal pilote du dispositif abandonne la perspective internationale pour se focaliser sur des programmes uniquement nationaux. Mais le manque de cohésion entre pays bailleurs et pays en développement, ainsi qu’au sein même des administrations des bailleurs, entrave toute mise en œuvre efficace sur le terrain. Ce sont d’abord des ONG qui se démarquent du processus. Dès 1990, plusieurs rapports très pessimistes sont diffusés, en particulier par le World rainforest movement1 et le WRI (dont une sur le cas du Cameroun2). La FAO elle-même édite un rapport critique suite à une étude indépendante3. Les ONG reprochent au PAFT son fonctionnement trop centralisé négligeant les enjeux locaux et la surreprésentation du secteur privé par rapport aux ONG. En conséquence, le focus reste centré sur le développement de l’industrie forestière, qu’elles jugent responsable de la destruction des forêts. Elles critiquent aussi le manque de prise en compte de la biodiversité et des droits des populations autochtones4. Rapidement, les ONG commencent à se désinvestir du PAFT. Après de nombreux rapports d’alerte, le WRI suspend sa contribution, rapidement suivi du WWF. Sous la pression des ONG, le sénat étatsunien somme la Banque mondiale de ne plus financer le PAFT, et en 1990, le G7 demande une réforme du Plan pour renforcer les aspects de protection des forêts5.

La FAO, déjà vulnérable dans un contexte d'offensives reaganiennes contre les institutions onusiennes, se retrouve donc isolée et cible privilégiée des critiques. On lui reproche sa lourdeur bureaucratique et son manque d’intérêt porté aux forêts par rapport à l’ensemble de ses programmes6. La montée de critiques semble générer une surenchère administrative plutôt qu’un profonde remise en question : « the forestry community embarked on the

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Le World rainforest movement est créé en 1986 en Uruguay et ses premières mobilisations concernent justement le PAFT et l’OIBT (World rainforest movement). Cette organisation, opposée aux plantations forestières et à l’exploitation industrielle des forêts, fait aujourd’hui partie des opposants au Redd+.

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(Halpin, 1990).

3 (Hjort & Buschbacher, non daté). 4

Voir par exemple (Halpin, 1990). 5

(Smouts, 2003). 6

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invention of more and more processes, initiatives and programmes »1. Une première réforme en 1991, tout comme l’affirmation d’une volonté d’inclure plus d’experts de sciences sociales pour renforcer le processus participatif2 ne parvient pourtant pas à renverser la tendance.

La prolifération d’initiatives autour de Rio 1992 marginalise d’autant plus le PAFT, alors que les représentants nationaux sur les questions forestières sont mobilisés autour d’autres négociations plus prometteuses. En 1995, la crise que connait le PAFT oblige la FAO à le réformer à nouveau ; les dimensions internationales s’effacent pour ne laisser que les Programmes nationaux forestiers. Les objectifs deviennent alors d’autant plus ambitieux qu’ils doivent intégrer les nouveaux éléments de langage et les objectifs promus au cours de la conférence de Rio et répondre aux critiques. Les programmes doivent donc désormais être portés par les autorités nationales, être pleinement participatifs, être coordonnés aux objectifs généraux de développement durables nationaux, prendre en compte les populations autochtones, se fonder sur une décentralisation, avoir une dimension intersectorielle, saisir réellement les enjeux de conflits fonciers et proposer des dispositifs de résolution des conflits3. Les réformes intègrent des reformulations réelles des objectifs, mais le suivi des réalisations de terrain reste faible et sans évaluation effective4. Il semble que les objectifs de coordination internationale et d’approche intersectorielle ont peu été atteints dans les faits.

Le décalage entre bailleurs et pays récipiendaires semble déterminant dans l’échec du PAFT au niveau national : les agences de développement impliquées tendent progressivement à ne financer que des projets qui correspondent à leurs priorités nationales plutôt qu’à celles de leurs clients. Les financements finissent par être attribués selon un mode de « liste de course » plutôt que par une planification globale et cohérente impliquant leurs homologues des pays concernés5. Les projets du PAFT dans les pays restent donc relativement déconnectés des politiques de planification nationales portées par les administrations étatiques nationales.

L’intérêt des autorités nationales semble donc, au moins en Afrique centrale, être resté largement insuffisant pour qu’il puisse y avoir une dynamique de mise en œuvre significative6. Une des conséquences de ces tensions est que l’accent est surtout mis sur la responsabilité des populations, alors que l’examen des causes structurelles politiques n’est pas suffisant7. La phrase d’entrée d’un rapport de la FAO semble confirmer ce cadrage : 1 (Liss, 1998, p. 7). 2 (Winterbottom, 1995). 3 (Liss, 1998, p. 10 et suiv.). 4 (Winterbottom, 1995, p. 65). 5 (Liss, 1998, p. 7). 6

Pour le Cameroun, chapitre 8 (B.2.). 7

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« dans la plupart des pays tropicaux humides et secs, les forêts sont l’objet d’une destruction ou d’une dégradation accélérées dont la cause principale est le besoin qu’on les communautés rurales pauvres de chercher dans les forêts des biens de première nécessité ». Selon Leroy, Derroire, Vendé, & Leménager (2013), les Programmes nationaux forestiers sont tout de même à l’origine d’une dynamique majeure de modification des législations forestières de nombreux pays en faveur d’une gestion plus durable et d’une meilleure planification de l’aménagement du territoire. C’est par exemple le cas du Cameroun, qui révise sa loi forestière en 1994. Mais ce volontarisme s’explique aussi par la pression des ajustements structurels, plus que par l’impact du PAFT en tant que tel. De plus, les effets immédiats de ces réformes sur les pratiques restent relativement limités, malgré de nombreux appuis de coopération internationale.

Au-delà du manque de volonté politique de la part des pays en développement pour s’impliquer dans une planification conçue en grande partie sans eux, Liss note que du côté des bailleurs, au sein même de certaines agences de développement du Nord, peut coexister au niveau des bureaux régionaux une volonté d’utilisation du PAFT à des fins politiques assez générales de diplomatie, parfois au détriment des objectifs forestiers, alors que sur le terrain, les techniciens mettent toute la priorité sur les projets et les aspects techniques propres aux objectifs concrets liés à la gestion des forêts1.

Finalement, il semble que malgré la faiblesse de ses impacts sur le terrain, le PAFT ait contribué à renforcer un certain consensus discursif, qui s’affirmera dans le sillon du développement durable autour de la notion de gestion forestière durable. En effet, selon Larat et Lemelle (2010, p. 8), malgré son échec : « ce premier programme représente la fondation institutionnelle du paradigme d'exploitation durable des forêts qui va prédominer sur les stratégies des bailleurs puis des États au cours de la décennie suivante ». Liss (1998) insiste également sur la mobilisation des acteurs et des données qu’a permis le PAFT, même si son bilan global est très négatif :

« In many countries, excellent information on the respective forestry sector was made available to the interested parties and often a rather broad participation of major stakeholders was achieved. Taking stock of the TFAP references in literature in terms of general concepts and strategy papers, the global forestry dialogue had never experienced such professional attention of sectoral experts, diplomats and politicians »2.

Parmi les effets du PAFT, on peut souligner que ce consensus, qui exclut une partie des organisations environnementalistes, structure également le déplacement de certaines postures et revendications. En particulier, deux effets collatéraux du déclin du PAFT doivent

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(Liss, 1998, p. 6). 2

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être signalés. Premièrement, avec la mise en œuvre des plans nationaux, notamment en Asie, les critiques du PAFT retombent très vite sur les compagnies d'exploitation forestière jusque-là relativement épargnées suite au focus sur la colonisation agricole. Elles sont dès lors désignées par certaines ONG environnementales comme les premières responsables de la déforestation1. Deuxièmement, l’échec du PAFT correspond de fait à la fin de la FAO comme leader dans le champ forestier2, bien que cela soit aussi imputable à une baisse des financements de la FAO durant cette période, en particulier venant du PNUD. Elle devient donc dépendante des États et de leurs emprunts et doit de plus en plus sous-traiter ses missions pour réaliser des études. D’après Smouts (2003), le déclin de la FAO se fera au profit de la Banque mondiale, qui s’affirme alors comme institution légitime de l’expertise forestière internationale3, analyse que nous reprendrons à notre compte et développerons dans la section B de ce chapitre.

2. L’Organisation internationale sur les bois tropicaux, des promesses du