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B « Fiat lignum », du bois pour tous 1 Les enjeux forestiers à la FAO

C. De « belles forêts » pour l’industrie mondiale Quel cadrage pour le régime international des forêts à la fin des années 1940 ?

1. Le « développement forestier », au nom de la rationalité et de la modernisation

Faciliter la disponibilité des ressources

Le problème identifié qui justifie une mobilisation internationale est celui du manque de bois. L’Europe en particulier connaît une crise qui freine sa reconstruction1. Cette pénurie est associée à plusieurs facteurs : l’explosion des besoins, notamment pour la reconstruction d’après-guerre, le manque de fluidité du marché international, aggravé par la crise économique puis le conflit : « L'insuffisance de la production n'est pas la raison première de cet état de choses. D'autres facteurs contingents ont limité la demande, tels que le manque de monnaie étrangère ainsi que la pénurie d'autres matériaux de construction que le bois, du charbon, de la main-d'œuvre et de l'outillage, la situation économique générale de l'Europe et la grande hausse des prix des bois résineux dans le monde entier »2. La pénurie qui est décrite n’est pas due à un problème d’épuisement des ressources, mais aussi à un problème de disponibilité. Si on craint d’épuiser potentiellement un jour toutes les ressources forestières du globe, c’est surtout, à la fin des années 1940, la mise à disposition de ressources forestières là où elles sont nécessaires qui pose problème. Comme pour les ressources agricoles en général, c’est le problème de la coexistence entre une surproduction de bois à certains endroits et le manque à certains autres que la FAO souhaite résoudre. Son programme de « développement forestier » ou de « mise en valeur » des forêts comporte tout d’abord une mission de court terme, pour répondre aux besoins urgents en bois pour la reconstruction : augmenter par tous les moyens la disponibilité de bois, qu’il s’agisse d’augmenter la productivité des forêts déjà exploitées, de reboiser, d’exploiter des forêts à ce moment-là inaccessibles ou encore de réduire les pertes en développant des

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(Leloup, 1947). Une conférence dédiée à ce problème est organisée en 1947 à Marianské-Lazné (Tchèquoslovaquie), la « Conférence européenne du bois de construction ».

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matériaux de substitution à base de déchets de bois ou à la lutte contre les incendies et les maladies1.

Si à court terme il convient de restreindre, au moins en Europe, les usages du bois pour le réserver aux nécessités les plus impérieuses, à plus long terme, la FAO vise au contraire une diversification des usages du bois et donc un accroissement de la production et du marché international de bois. La conclusion du premier inventaire des ressources forestières mondiales est très claire, l’optimisme est de rigueur pour l’avenir : « on s'est demandé au début de ce rapport si l'homme devrait, dans l'avenir, se résigner à ne disposer que de quantités insuffisantes de produits forestiers. La réponse est: « Non ! ». On a montré que les forêts du globe sont capables d'assurer une quantité raisonnable de leurs produits à une population plus nombreuse qu'actuellement »2. La solution pour aboutir à ce résultat enthousiasmant se trouve, parmi d’autres facteurs plus globaux, dans le déploiement d’une sylviculture rationnelle.

La FAO, traductrice des besoins industriels mon diaux vers les sylviculteurs

L’inventaire des ressources forestières mondiales permet d’estimer la productivité potentielle de « ce vaste secteur du globe qu'occupent les forêts », si toutes étaient exploitées rationnellement. « Cette estimation a permis de montrer que les forêts existantes pourraient, dans ces conditions (malheureusement fort loin d'être réalisées), subvenir pour leur part aux besoins de l'humanité ». CQFD : il suffit donc de promouvoir une foresterie rationnelle pour que l’humanité n’ait jamais à se priver.

Le rôle de la FAO en découle alors logiquement : elle se positionne comme intermédiaire entre d’une part, les besoins présents et futurs de l’industrie du bois et d’autre part, les sylviculteurs. Alors que certains auteurs reprochent aux forestiers professionnels de négliger les « valeurs sociales » de la forêt au profit de la production de bois3, la FAO veut au contraire les inciter à plus s’adapter aux besoins de l’industrie du bois, les méthodes rationnelles devant permettre de concilier augmentation de la productivité et conservation des forêts.

Un article publié dans Unasylva en 1950 sous la plume officielle de la Division des forêts et des produits forestiers reprend ainsi un débat initié sur la tension entre production de quantité ou de qualité. Une fois analysées les diverses significations possibles du terme de « qualité » et de la notion de « beauté » de la forêt », qui serait si chère au forestier, le papier rejette l’existence d’une opposition entre des belles forêts produisant un bois de 1 (Unasylva, 1950b). 2 (Unasylva, 1948b). 3 (Franck, 1948).

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qualité et des forêts très productives. Sans rentrer dans les considérations techniques de définitions et de critères (diamètre d’exploitation, diversité des essences exploitées, type de sylviculture, etc.), notons qu’un des leviers de ce changement de perspective réside dans le changement d’échelle des contraintes que la FAO souhaite imprimer dans l’esprit des sylviculteurs : « On ne peut prendre en considération la valeur particulière d'un peuplement […]. Il faut évidemment considérer une hypothétique forêt mondiale, bénéficiant partout des mêmes conditions d'exploitation, et formée de toutes les essences forestières qui se rencontrent dans le monde, et il faut alors se demander quelles seront les essences qu'il conviendra de faire pousser dans cette forêt et les meilleures méthodes de sylviculture à appliquer pour répondre aux besoins mondiaux »1. Le marché mondial doit donc devenir prioritaire sur les besoins en bois locaux ou nationaux, en tout cas dans les représentations des techniciens forestiers.

Et les auteurs d’ajouter: « Sinon on aurait beau jeu d'objecter que, pour tel ou tel pays, pour telle ou telle région de ce pays placée dans des conditions spéciales, disposant de certaines catégories d'industries du bois, les conclusions de l'examen auquel on veut se livrer pourraient être toutes différentes »2. La science forestière doit donc s’adapter à la globalisation du marché de bois, et devenir elle-même universelle, s’affranchissant ainsi des particularités du contexte où elle est produite, et de l’intérêt national qui peut la sous- tendre, quand bien même cela amènerait à des résultats divergents.

Finalement, ces conclusions atteintes, « il convient maintenant de traduire ces conclusions dans le langage du sylviculteur ». Ménageant la chèvre et le chou, l’article tente de montrer que les changements de perspective proposés convergent avec les fondements de base de la sylviculture, « que les tendances probables de l'utilisation du bois ne sauraient modifier la conception que se fait actuellement le sylviculteur d'une belle forêt, et même qu'elles auraient plutôt pour résultat de faciliter l'éducation de la forêt répondant à ce type ». De toute façon, « à l'échelle mondiale, c'est sans doute même une obligation qui s'imposera à lui. Ou plutôt l'intérêt bien compris de la gestion de la forêt l'y amènera fatalement ».

La quantification, support d’« objectivité » pour une politique internationale tournée vers l’industrie

On retrouve dans cet article le rôle fondamental des inventaires et statistiques ; car la FAO se défend de vouloir « se donner pour tâche de dicter aux sylviculteurs l'attitude qu'ils doivent adopter ». Rappelant le principe de souveraineté nationale et de l’intérêt bien-pensé des pays à coopérer, la Division des Forêts et des Produits forestiers veut s’effacer, pour

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(Division des forêts et des produits forestiers, 1950). 2

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assurer la légitimité de son discours derrière « l'évolution générale des faits économiques intéressant la consommation du bois » et « les faits tels qu'ils paraissent ressortir des statistiques ». Un article de 1948 sur le « Travail de la FAO » soulignait aussi le rôle majeur du programme statistique de la division Forêt « pour que l'offre, représentée par les forêts, puisse être mise en corrélation avec la demande, représentée par la consommation des produits forestiers »1.

On voit émerger ici un enjeu sur lequel on reviendra dans l’analyse des inventaires de carbone forestier2 : celui de la construction d’une légitimité politique via l’objectivité apparente d’outils mathématiques et statistiques. Dans son ouvrage, Trust in numbers. In

the pursuit of objectivity, Theodore Porter invite à considérer les procédés de quantification

en tant que technologies sociales particulièrement douces et efficaces pour gérer les gens et la nature3. Il montre que le recours aux données quantifiées et aux statistiques par certains corps de métiers au XIXème siècle peut généralement être corrélé au manque de légitimité et de certitude associé à leur domaine. Ce serait particulièrement le cas aux États-Unis, où la culture du dialogue contradictoire et de la confrontation d’intérêts divergents facilite le recours aux données quantifiables pour trancher les débats, contrairement à la tradition technocratique française fondée sur des corps (au sens d’entités administratives) dont l’autorité semble émaner naturellement de leur compétence technique, avec une faible culture de la contre-expertise. La recherche d’une objectivité mécanique, permise par le développement de la standardisation, est aussi indispensable pour la bonne marche d’une économie mondiale dématérialisée, où les ventes se font entre des acteurs situés à des milliers de kilomètres les uns des autres et où les produits peuvent être vendus de multiples fois avant même d’avoir été produits. Le recours de la FAO à des statistiques forestières participe également d’un phénomène plus global de mondialisation et de mise en nombre du monde, des processus naturels comme humains.

Dans le domaine forestier, Henry Lowood a décrit dans l’Allemagne du XIXème siècle, la pénétration des méthodes quantitatives dans une foresterie en phase d’institutionnalisation. Il conclut son article sur le terrain favorable que laisse le modèle allemand, qui se diffuse progressivement dans d’autres pays, pour la globalisation de l’économie forestière : « Cette expérimentation et ses résultats ont rendu un service inestimable à la cause d’un développement régulé et planifié et de l’utilisation des matières premières de la Terre, qui sera une caractéristique essentielle de l’économie mondiale organique à venir »4. Après avoir accompagné l’affirmation d’une nouvelle forme de puissance étatique reposant sur la mise en valeur des richesses organisée par l’autorité publique5, la rationnalisation et la

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(Unasylva, 1948a). 2 Voir partie II. 3

(Porter, 1995, pp. 49-50). 4

(Lowood, 1990, p. 342), je traduis. Voir aussi chapitre 6 (A.2). 5

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technicisation s’affirmant à partir du XVIIème et du XVIIIème siècles à l’échelle nationale sont transférées à l’échelle globale au cours du XXème siècle.

La production de données à l’échelle du monde permet de légitimer le regard globalisant proposé par la FAO ; à travers l’usage banalisé d’inventaires planétaires, où les spécificités locales sont effacées au profit de données normalisées et sélectionnées pour pouvoir l’être, l’« hypothétique forêt mondiale » devient finalement une réalité objective et physiquement perceptible par le truchement de l’usage d’indicateurs concrets, en tonnes de bois ou en hectares, qui parlent aux forestiers, qu’ils travaillent sur le terrain ou dans les administrations. Tout comme l’État légitime ses rentes forestières par l’évidence mathématique fournie par une science forestière camérale qui s’institutionnalise dans les écoles forestières et administratives1, la division Forêts de la FAO naturalise sa perspective globale sur les forêts – et par là même son action – par la production et la diffusion à l’échelle mondiale de données elles-mêmes globales.

A travers les inventaires réalisés au début du XXème siècle et leur systématisation par la FAO, ce n’est pas seulement cette institution qui justifie son mandat par rapport aux forêts ; la recherche de ressources inexploitées sur l’ensemble du globe participe aussi à la justification de l’action coloniale de « mise en valeur » des territoires occupés. L’objectivité apparente des données quantitatives vient appuyer l’argumentaire modernisateur des empires au nom du développement des marchés internationaux et de la satisfaction des besoins en bois. Tout comme cela a été le cas sur les territoires nationaux au cours des siècles précédents, cet encadrement quantitatif (enframing) des forêts2 prépare la voie d’une surveillance internationale qui se renforcera dans la seconde moitié du XXème siècle avec l’arrivée des technologies satellitaires, permettant alors aux anciennes puissances coloniales d’exercer une pression sur les nouveaux États indépendants, non plus au nom d’une pénurie en bois, mais au nom de l’environnement global.

Malgré l’utilisation de l’expression générique « produits forestiers » dans la dénomination même de la Division de la FAO, une priorité sans commune mesure est donnée au bois d’œuvre et aux matières premières de fabrication industrielle (papiers, cartons, contreplaqués…). Les autres produits forestiers, qui représentent souvent une part majeure des ressources alimentaires des populations locales sont paradoxalement marginalisés par la FAO. Ce biais n’est pas dû à une méconnaissance de ces usages. Pour donner un exemple, un article datant de 1947 sur la « sylviculture de l’Irak » mentionne l’importance pour les villageois du bois de combustion, du charbon, des feuilles d’arbres récupérées pour le fourrage des animaux d’élevage, et même des produits plus spécifiques comme la noix de galle utilisée pour le tannage, la gomme adragante, les graines d’un pistachier sauvage ou encore le gland, qui se substitue aux autres céréales lorsque les récoltes sont mauvaises.

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(Lowood, 1990). 2

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Pour certains de ces produits, leur importance pour l’export est soulignée. Mais au-delà de cette mention, les perspectives de développement proposées concernent uniquement la production de bois d’œuvre, seule une remarque sur l’importance de préserver l’accès aux produits combustibles nuance cette optique.

Dans une perspective plus globale, l’article paru dans Unasylva pour les dix ans de foresterie à la FAO ne mentionne aucun des produits forestiers non liés à l’industrie internationale. De même une analyse sélective des Annuaires statistiques des produits forestiers montre cette marginalisation : les volumes de 1947, 1957 et 1967 présentent des données sur les « produits autres que le bois » (charbon, gommes, tannage, bambous, …), qui représentent entre 2 et 4 pages (sur des rapports d’environ 220 pages). Quant aux rapports de 1977, 1987, 1997 et 2007, en dehors du bois d’œuvre et des matières premières d’industrie, ils ne conservent des éléments que sur le bois de chauffe et le charbon. Les produits désignés sous l’expression « autres que le bois » concernent désormais les matières premières non ligneuses utilisées pour des procédés industriels, et non plus des ressources localement valorisées.

Or, l’approche quantitative globale est déterminante dans cette orientation, tout en contribuant à masquer les conflits d'usage quant aux ressources. D’une part, comme cela est souligné dans certains Annuaires, les données sur les produits forestiers non exportés sont très difficiles à recueillir et à centraliser. D’autre part, le fait que la FAO s’intéresse surtout au développement des marchés internationaux renforce ce biais, comme le souligne une publication de 1982 : « L'évaluation fondée sur le critère de l'importance commerciale a souvent pour résultat de concentrer toute l'attention ou presque sur les produits transportés sur de longues distances et, en particulier, sur ceux qui entrent dans le commerce international »1. Un premier numéro spécial d’Unasylva sur les ressources forestières désormais regroupées sous le label « Produits forestiers non ligneux », ne paraîtra qu’en 1991.

Ainsi, le régime forestier international qui se structure autour de la FAO semble devoir compenser sa faiblesse et renforcer le cadrage qui le fonde et le légitime par l’utilisation massive de données quantitatives, elle-même facilitée par la promotion d’une standardisation internationale des pratiques d’inventaires et des unités.

Qu’en est-il, au sein de ce régime, de la reconnaissance des utilités de la forêt autres que les produits forestiers, industriels ou non, du rôle de conservation des forêts ou autrement dit, sous une appellation anachronique, des enjeux environnementaux ?

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