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environnement global (années 1950-1980)

B. Les enjeux environnementaux et forestiers à la Banque mondiale : du caillou dans la chaussure au leadership global

Cette section se demande comment la Banque mondiale est devenue l’une des institutions internationales majeures qui cadrent les financements et donc les politiques et les savoirs liés aux enjeux environnementaux et forestiers dans les pays du Sud, comme c’est notamment le cas en ce qui concerne la promotion du Redd+1. Le rôle moteur et central de la Banque mondiale doit d’autant plus être souligné que son investissement en faveur du climat, des forêts ou plus largement de l’environnement n’a rien d’évident au vu du mandat de cette institution. Comme le rappellent les objectifs réaffirmés en avril 2013 par la Banque mondiale2, les enjeux de durabilité environnementale ne constituent pas un objectif central, mais plutôt une thématique transversale qui doit encadrer la réalisation des deux principaux buts que sont la « fin de l’extrême pauvreté » et la promotion d’ « une prospérité partagée »3. Nous verrons qu’en répondant aux critiques sur les conséquences socio- environnementales de ses projets liés ou impactant les forêts, notamment par l’intégration de grandes ONG environnementales comme partenaires de ses programmes et par la mise en place de procédures d’évaluation environnementales, la Banque mondiale parvient à s’imposer comme un acteur environnemental central. Cette partie donnera des éléments de compréhension en vue du chapitre suivant sur le fait que, tout comme nombre d’acteurs ont « sauté dans le wagon » du « Bank-style development »4, ils ont également sauté dans le train du Redd+, avant même de savoir vers où il allait les mener5.

1. La gestion de la contestation environnementale

Les forêts, objet marginal des politiques d’investissement de la Banque mondiale, enjeu central de sa contestation ( années 1970-1980)

Au début de l’émergence d’un agenda international onusien concernant l’environnement, la Banque mondiale, à l’instar des autres agences onusiennes, s’implique pour insérer son

1 Voir chapitre 4 (B.) et la partie III. 2

(Groupe Banque mondiale, 2013). 3

Ou plus précisément, ces objectifs sont définis comme :

1) réduire d’ici 2030 à 3% la proportion de population vivant avec moins d’1,25 $US, et

2) Soutenir dans chaque pays la croissance des revenus des 40% de population les plus pauvres. 4

(Goldman, 2005, p. xv).

5 Lors d’un événement parallèle de la COP 16 à Cancun en 2010, un expert climat de la Commission européenne utilisa une métaphore similaire pour décrire les risques du Redd+, comparant l’enthousiasme collectif à celui d’un débutant en vélo qui, enivré par une vitesse excessive, s’exposerait à d’importants risques de chute.

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propre agenda et sa propre perspective dans le processus. Alors que les pays en développement veulent maintenir l’environnement comme priorité moins importante et moins urgente pour eux que le développement économique, la Banque mondiale participe dès la conférence de Stockholm en 1972 à la promotion d’un discours selon lequel le développement ne doit pas être conçu comme contradictoire vis-à-vis des enjeux environnementaux mais qu’au contraire, la croissance économique est indispensable à la protection environnementale1. Cette conception des liens entre économie et environnement est fortement liée aux théories économiques dominantes à la Banque. Selon cette vision, tout comme la protection environnementale, le développement des pays pauvres dépend des investissements et des crédits accordés par les pays plus riches, jusqu’à ce que soit atteint un stade plus avancé où les pays en développement pourraient alors eux-mêmes mobiliser l’argent nécessaire à leur croissance. C’est selon ce cadrage que la Banque mondiale (et en particulier en son sein la Banque internationale pour la reconstruction et le développement et l’Association internationale de développement) s’est construite comme banque d’investissement dans les pays en développement. Le focus est initialement placé sur des grands projets d’infrastructures comme la construction de routes, de barrages, etc., avant que son champ d’action ne s’élargisse, à partir de la fin des années 1960, à l’agriculture, et dans une moindre mesure à des services sociaux2.

La politique forestière de la Banque n’est alors qu’un volet de sa politique économique globale. Avant 1978, il n’y a pas de politique forestière explicitement formulée à la Banque mondiale3, bien qu’elle finance des projets forestiers. Comme on l’a vu, c’est la FAO qui est l’institution la plus investie dans le développement d’un agenda global de la question forestière, et notamment de la foresterie tropicale. En 1978, la première publication forestière de la Banque mondiale, intitulée Forestry : Sector policy paper, défend une stratégie de « forest development », notamment à travers des projets industriels de plantations intensives et de reboisement sur des terres dégradées4. C’est donc moins un document marquant un changement de politique qu’une réaffirmation de l’approche classique de mise en valeur des forêts et de promotion de l’industrie forestière.

À partir du début des années 1980, dans un contexte où la destruction des forêts tropicales s’accélère et est de plus en plus sur le devant de la scène médiatique parmi d’autres questions environnementales5, la Banque mondiale fait face à des attaques répétées quant aux conséquences environnementales de ses politiques d’investissement. D’importantes ONG environnementales, principalement basées en Amérique du Nord, comme le Natural resources defense council, l’Environmental defense fund (EDF), la National wildlife

1

(Selin & Linnér, 2005, p. 20 et 26). 2 (Cling, Razafindrakoto, & Roubaud, 2002). 3

(Hajjar & Innes, 2009, p. 28). 4

(World Bank Group, 1978). 5

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federation, l’Environmental policy institute ou encore le Sierra club, se mobilisent pour dénoncer les impacts environnementaux et sociaux, en matière forestière notamment, des grands projets de développement financés par la Banque1. C’est le cas par exemple des grands barrages hydroélectriques ; ou encore de grands projets de développement rural, comme l’emblématique projet brésilien Polonoroeste2 lancé en 1981, qui finance la construction de routes et d’autoroutes, ainsi que des incitations à la colonisation de nouvelles terres pour désengorger les villes. Non seulement ces projets ont un impact considérable sur les écosystèmes, mais les ONG leur reprochent également le manque de considération envers les communautés locales concernées, ou encore leur inefficacité en termes de développement local réel.

Assez rapidement, les critiques envers la Banque sont relayées par le Congrès étatsunien qui, d’après Bowles et Kormos (1999), serait le terreau des principales réformes environnementales de la Banque mondiale. Les États-Unis étant le principal bailleur de la Banque, ils prennent très au sérieux les attaques de leurs ONG nationales envers cette organisation. Des stratégies de lobbying et la mise en place de dispositifs de régulation quant aux projets qu’ils financent permettent aux États-Unis d’exercer un certain contrôle sur les politiques de la Banque mondiale3. Le Congrès finit donc par commander un rapport sur le sujet, et les conclusions, rendues publiques en 1984, sont très critiques. En conséquence, le Congrès met en place en 1986 l’Early warning system, un mécanisme pour fournir des informations aux agences des États-Unis sur les impacts environnementaux des projets proposés par les institutions multilatérales de développement4. Au-delà des enjeux de conservation, les États-Unis auraient utilisé les arguments environnementaux pour inciter la Banque mondiale à promouvoir d’autres objectifs plus politiques, tels qu’un fonctionnement démocratique tel que conçu aux États-Unis, etc.5.

Premières réformes et premiers le aderships (1987-1991)

Assez rapidement, les déclarations promettant de ne plus financer de projets impactant l’environnement ne suffisent pas à contrer ces attaques, qui nuisent à la réputation et à la bonne mise en place des projets de la Banque. Suite à ces pressions et à un changement de présidence, des réformes sont engagées en 1987 au sein de la Banque mondiale : celle-ci augmente son personnel dédié aux questions environnementales, crée un département Environnement à Washington et des divisions régionales, et promet de rendre son

1

(Bowles & Kormos, 1999), (Sheehan, 2000). 2

Programa de desarrollo integrado del noroeste.

3 « It is not an overstatement to say that all major environmental reforms at the World bank find their roots in an activist U.S. Congress » (Bowles & Kormos, 1999, p. 211).

4

(Bowles & Kormos, 1999). 5

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fonctionnement plus transparent. Il n’est pas anodin que ces réformes soient annoncées au World resource institute. Plutôt que de tenter de contrer les critiques, la Banque va commencer à impliquer des environnementalistes dans sa politique, par exemple en sollicitant l’avis et la contribution d’organisations extérieures. Cela ne convainc pas pour autant toutes les organisations environnementalistes1.

Alors que les premières estimations globales de la déforestation tropicale font l’objet d’importantes controverses2, le cadrage promouvant la « mise en valeur » des forêts est de plus en plus mis en question par des organisations environnementales, telles que l’UICN3. La FAO, tout comme le tout nouvel Accord international pour les bois tropicaux, sont appelés à prendre plus en compte les enjeux de conservation. Pourtant, la réponse des organisations internationales consiste surtout à renforcer l’approche de la « mise en valeur », qui doit garantir le maintien des surfaces forestières en les rendant économiquement rentables, tout en améliorant la gestion forestière pour en réduire les impacts. C’est dans cette logique que la Banque mondiale est impliquée dans le PAFT4. Par ailleurs, en 1987, la Banque mondiale annonce une importante augmentation de ses prêts forestiers, qui sera surenchérie en 19885. Cette augmentation ne satisfait pas particulièrement les critiques environnementalistes qui voient davantage le secteur forestier plus comme une cause de déforestation que comme une solution.

Finalement, la Banque mondiale publie en 1991 une nouvelle stratégie forestière, en particulier suite à des pressions étatsuniennes6. Cette réforme se veut un réel tournant vers la conservation des forêts ; elle rejette notamment toute possibilité de financements pour de l’exploitation forestière en forêt tropicale humide primaire. Cette décision est largement critiquée par les acteurs du secteur, convaincus que l’on peut faire de l’exploitation durable et qu’il est regrettable que la Banque se désengage de cet objectif. C’est une critique qui est formulée par exemple par la France7, qui s’oriente au contraire très vite au cours des années 1990 vers l’incitation à améliorer l’exploitation selon le modèle de l’école française de la « multifonctionnalité » des forêts, choix pour lequel elle devra affronter – et affronte toujours - ses propres critiques. Les pays forestiers du Sud – notamment le Brésil et l’Indonésie - et l’ensemble du secteur forestier reprochent également à la Banque cette mesure qu’ils jugent trop radicale et discriminatoire. Si les ONG environnementalistes qui réfutent l’idée d’une exploitation des forêts primaires « durable » approuvent le principe de

1

Voir par exemple l’article « The ‘greening’ of development banks. Rhetoric and reality », publié en 1989 dans la revue The Ecologist.

2

Chapitre 3 (B.). 3

(Smouts, 2003).

4 Voir section précédente. 5

(Bowles & Kormos, 1999). 6

(Bowles & Kormos, 1999), (Smouts, 2003).

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cette réforme, elles seront finalement déçues par ses résultats effectifs1. Une évaluation indépendante commandée par la Banque mondiale pour évaluer sa politique forestière entre 1991 et 2000 conclut au terme de deux ans de travail, qu’en effet, les objectifs n’ont pas été atteints, notamment en ce qui concerne la réduction de la déforestation2.

La Banque mondiale va aussi trouver l’opportunité de se placer dans le champ environnemental grâce à la création du Fonds pour l’environnement mondial (FEM). En 1991, les pays du G7 mandatent la Banque mondiale pour gérer cette nouvelle initiative globale. La Banque était initialement réticente mais la volonté de « verdir » son image face aux critiques environnementalistes montantes l’aurait finalement convaincue3. La création du FEM à ce moment et le choix de la Banque mondiale comme organisation gérante ne sont pas anodins : alors que la rencontre de Rio se profile, le lancement du FEM permet aux gouvernements du G7 de court-circuiter les demandes de financements émanant des pays du Sud et de cadrer le débat environnemental international selon leurs priorités. D’autres approches plus radicales, mais non financées, se retrouvent ainsi automatiquement marginalisées, comme le décrivent Horta, Round et Young (2002). Ces auteurs insistent ainsi sur le fait que le FEM limite la focale aux problèmes environnementaux globaux4 et inscrit en amont des négociations onusiennes, garantes d’une large audience et participation, les conditions de financements du fonds, et donc les responsabilités des pays bailleurs. Les problèmes sont conçus comme des problèmes techniques et les causes sous-jacentes, qu’elles soient économiques, politiques, sociales ou institutionnelles sortent du mandat du FEM. Plus largement, la création du FEM permet aux pays du G7 de mettre les conventions en préparation sous l’autorité de la Banque mondiale : « Building on a reputation for political conservatism, the Bank promised its major donors a ‘business-like’ approach to ‘valuing the environment’ and financing ‘sustainable development »5. Réciproquement, le choix de la Banque mondiale permet à cette organisation d’imposer son cadrage, au détriment des agences onusiennes :

« Publishing a ‘GEF glossary’, it literally defined the terms under which experimental global environmental aid was made available in the 1990s. Through its effective control of the GEF, the World bank has been able to bring its economistic vision of development into what was previously UN territory of global environmental protection »6.

1

Voir par exemple le bilan rétrospectif de (FPP, 2013). 2 (Operations Evaluation Department, 2000).

3

(Horta, Round, & Young, 2002). 4

Le mandat environnemental du FEM se concentre initialement sur le changement climatique, la perte de biodiversité, l’érosion et la dégradation des sols, la pollution de l’eau, et inclut plus récemment le trou de la couche d’ozone et les polluants organiques persistants.

5

(Young , 2002, p. 6). 6

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2. Sur la voie de la modernisation écologique des enjeux forestiers

De la crise de légitimité à l’inclusion de partenaires environnementalistes (1992 - 2000)

Après une période de calme relatif, la déception qui suit les réformes de la Banque mondiale du côté des organisations environnementalistes génère en 1992 une importante mobilisation anti-Banque mondiale, portée en particulier par EDF, les Amis de la Terre, Greenpeace et le Sierra club, qui tentent notamment de bloquer des financements étatsuniens. Un « contre-anniversaire » est également préparé par Friends of the arth et Development gap en vue des cinquante ans des accords de Bretton Woods, autour du slogan explicite « Fifty years is enough » et sera très efficace en termes d’atteinte à la réputation de la Banque mondiale1.

Ce mouvement de contestation internationale va se cristalliser autour d’une controverse concernant un projet de grand barrage financé par la Banque en Inde, sur le fleuve Narmada. L’ampleur du mouvement de résistance locale et de la répression engendre une importante médiatisation du conflit et rapidement, la pression internationale est telle que la Banque mondiale se trouve contrainte de mettre en place une expertise indépendante pour évaluer le projet, puis d’abandonner le projet en 19932. Un autre projet de grand barrage sera abandonné au Népal quelques années plus tard, en 1995, cette fois sur l’initiative du nouveau président de la Banque mondiale, James Wolfensohn.

Une pression en interne s’instaure peu à peu, avec l’idée que tout projet qui pourrait être critiqué pour ses impacts sociaux ou environnementaux risque d’être annulé3. Des réformes sont faites pour entériner de nouvelles bonnes pratiques et l’image d’une Banque mondiale plus « verte » et transparente, comme la création d’un Public information center, la diffusion de documents sur les activités de la Banque ou encore la mise en place de panels indépendants d’inspection que les ONG peuvent mobiliser quand elles estiment qu’un projet ne répond pas aux exigences environnementales et sociales fixées par la Banque elle- même4. Mais l’efficacité de ces réformes ne convainc pas toutes les organisations critiques. Pour autant, la Banque parvient à impliquer des organisations environnementalistes dans ses réflexions et sa politique. Le think tank étatsunien Development group for alternative policies promouvant une coopération plus équitable est désigné pour gérer un processus consultatif sur les politiques d’ajustements structurels, fortement décriées5. Par ailleurs, le

1

(Sheehan, 2000, p. 7) citant Cleary. 2 (Goldman, 2001). 3 Idem. 4 (Sheehan, 2000). 5 (Martens, 1989).