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Introduction de partie La réflexivité sur les forêts face au miroir de l’histoire

Chapitre 1. Vers un régime international des forêts, fin du

A. Réseaux, alertes et mythes de la globalisation des enjeu

1. Penser les forêts au-delà des territoires

Vers une science forestière mondiale

Alors qu’au cours du XIXème siècle, des réseaux scientifiques internationaux se développent dans divers domaines, la toute jeune science forestière n’est pas en reste. Malgré la diversité des forêts dans le monde, une volonté de partager les données et de normaliser les pratiques et les méthodes de sylviculture se déploie petit à petit. Spécialistes, ouvrages et concepts forestiers circulent donc, en particulier en Europe. Rien qu’entre 1876 et 1914, vingt-six congrès forestiers internationaux sont organisés à Vienne1. On peut aussi évoquer l’influence de l’école forestière allemande sur l’évolution des pratiques et des méthodes préconisées, dans toute l’Europe, et notamment en France.

On va ici surtout s’intéresser à l’élargissement de ces réseaux entre des experts de pays différents jusqu’à une structuration à l’échelle mondiale, qui s’inscrit comme on le verra dans l’émergence concomitante d’une appréhension globale des enjeux forestiers. Il ne s’agit pas simplement de partager des informations, des méthodes, des pratiques, des outils, ou de se placer au sein d’une concurrence internationale en construction, à travers des congrès ou des publications. Alors qu’un commerce international du bois semble déjà bien implanté, émerge la question d’une éventuelle pénurie mondiale de bois, et donc celle d’une interdépendance des pays face à cette ressource au cœur de toute une partie de l’économie. L’internationalisation de la science forestière doit donc être analysée comme étant intrinsèquement liée au contexte politique et économique de l’époque, et ce d’autant plus que les « experts » forestiers qui promeuvent et fabriquent une foresterie « scientifique » ou

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participent aux congrès sont souvent des techniciens d’administrations publiques, des propriétaires de forêts ou des industriels du bois.

En 1890 est créée l'Union international des stations forestières d’expérimentation. Le caractère international est très relatif lors de son lancement puisqu’au départ, les seuls pays membres sont l’Allemagne, l’Autriche et la Suisse1. Il semble qu’il s’agisse cependant de la première initiative commune à différents pays concernant les forêts. Notons au passage qu’il s’agit, tous domaines de recherche confondus, du second réseau international, le premier étant l'Organisation météorologique mondiale, créée en 18732.

L’Union mise en place entre les trois pays est très vite complétée par d’autres pays européens, dont la France. C’est durant l'entre-deux guerres que des scientifiques de divers continents le rejoignent (Canada, Inde, Indonésie, Japon, Mexique, Afrique du Sud et États- Unis3) avant de grandir encore de façon conséquente au cours des décolonisations4. Ce réseau élargira plus tard son mandat en devenant l'Union internationale des organisations de recherche forestière (Iufro), nom sous lequel il est aujourd’hui toujours en fonction. Il reste basé à Vienne.

Le rôle fédérateur de l’Iufro passe en premier lieu par l’organisation de congrès. Le premier se tient à Vienne en 1893, puis un congrès est organisé environ tous les 3 à 5 ans, sauf pendant les périodes de guerre5 qui entraveront largement son fonctionnement. De multiples publications sont également diffusées, parfois en plusieurs langues, favorisant notamment une certaine standardisation des pratiques utilisées en stations forestières :

Forest bibliography (1934), Outlines for permanent sample plot investigations (1936), Ore the standardization of site records (1936), publications de différents comités, rapports des

congrès, etc.6 Je reviendrai plus loin sur les relations de l’Iufro avec d’autres organisations internationales impliquées dans le domaine des forêts, et en particulier la FAO, quelques décennies plus tard.

Cette dynamique européenne s’articule avec la globalisation des foresteries impériales, dynamique pour laquelle la Grande-Bretagne fait figure de pionnière. La Grande-Bretagne semble être le premier pays colonisateur qui met en place une centralisation des données et des services forestiers à une échelle multi-continentale. D’après Hölzl (2010, p. 453) : « when

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L’idée d’un réseau de stations forestières a en fait été expérimentée auparavant en Allemagne, où les premières « stations expérimentales » publiques ont vu le jour au début du XIXème siècle, avant d’être multipliées au cours des années 1870, dans l’objectif de mettre en place un réseau de stations sur l’ensemble du territoire allemand (Young, 2010, pp. 4-5).

2 (Dargavel, 2011, p. 134). 3

Sur l’importation du concept de station expérimentale forestière de l’Allemagne vers les États-Unis, voir notamment (Young, 2010).

4 On peut souligner qu’un programme spécifique aux pays en développement ne sera développé qu’à partir de 1983 (Buckman, 1990).

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(Morandini, 1986). 6

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[the german] new approaches and forms of knowledge about forestry were transferred to the British Empire they became influential also on a global scale ». C’est en particulier en Inde que ce transfert se fait très vite, et ce, dès la fin du XIXème, à travers les enseignements de l’Indian forests school de Dehra Dun1.

A partir de 1920, la Grande-Bretagne centralise la formation de l’ensemble des forestiers de son empire ; elle organise ainsi une conférence à Londres avec les chefs de ses services forestiers, lors de laquelle sont adoptés des principes de production soutenable, de nécessité d’une législation, de création de réserves, etc. Dans la perspective d’une gestion plus efficace des ressources de l’empire, des rapports sont produits sur les ressources forestières de chaque colonie, qui sont ensuite agrégés pour dégager une vue d’ensemble2. À partir de 1922, une revue dédiée est publiée, l’Empire forestry review3. Cette centralisation se renforce en 1924 via la création de l’Imperial forestry institute.

Néanmoins, selon Dargavel (2011), si une dynamique d’échange s’instaure bien autour des conférences organisées par la Grande-Bretagne, la coordination réelle dans les pratiques de terrain reste toute relative : « delegates made recommendations, urged politicians to follow them, provided peer reviews, and exchanged scientific and professional information. However, diversity persisted as various parts of the British Empire took their own paths as they tried to advance or avoid the creed’s principles in their own ecological, political and economic circumstances » 4.

Des travaux d’historiens ont souligné les connexions dans les colonies britanniques entre la volonté de maîtriser les territoires et les populations de l’empire, le déploiement de services forestiers et le développement d’une écologie tropicaliste, idée que résume bien l’expression « seeing like an empire » utilisée par John Dargavel5 . Reprenant les travaux de Grove et d’Anker, Thomas Roberston résume : « Their point is not that environmental awareness came from colonial peoples, but that the desire to rule colonial peoples led some colonial administrators to new forms of environmental awareness »6. Le rôle de « mercenaire » colonial joué par des naturalistes ou des forestiers dans l’affirmation d’une domination coloniale, parfois malgré un positionnement relativement critique a aussi été décrit dans le contexte de l’empire français7.

1 (Hölzl, 2010). Voir également (Ravi Rajan, 2006). 2

(Dargavel, 2011, p. 135). 3

(Unasylva, Les ressources forestières mondiales, 1948b). 4 (Dargavel, 2011, p. 135).

5

(Dargavel 2011, p. 135), inspirée de (Scott, 1998). 6

(Robertson, 2008). 7

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Les prémices d’une politique forestière mondiale … en temps de crises

Diverses initiatives sont lancées en Europe afin de structurer le marché de bois à l’international pour garantir l’accès à cette ressource essentielle et stratégique sur le long terme1. Dès 1900, un congrès international de sylviculture se tient à Paris, sous l’égide du ministère de l’Agriculture, et en particulier de son département des Eaux et Forêts. De représentants officiels de nombreux pays et territoires forestiers sont présents, venant de plusieurs continents2, même si l’audience est principalement française et européenne, notamment du fait des difficultés de transport de l’époque3. Quoique les débats soient relativement techniques, le discours officiel d’ouverture place d’emblée le congrès dans la problématique politique de la pénurie mondiale de bois et de la conservation des forêts4, et la première intervention reprend le message d’alerte sur la question du déficit global en bois5. C’est à cette occasion qu’est recommandée, semble-t-il pour la première fois, la création d’un « bureau international » permanent6, en charge de faciliter une « entente internationale » sur les questions forestières, de « centraliser les enquêtes à ouvrir sur la question sylvicole et les législations forestières des divers États, réunir tous documents utiles, et préparer une législation internationale qui permette aux nations d'unir leur action et, au besoin même, leurs ressources en vue de leurs intérêts communs », proposition qui génère une « vive approbation » et qui sera officiellement approuvée par le congrès. Le vœu de créer une organisation intergouvernementale permanente en vue d’une entente internationale dans la production de statistiques sur la production forestière mondiale sera à nouveau exprimé lors d’une autre conférence organisée en 1913 à Paris par le Touring club

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La dimension internationale ne semble pas pour les instances officielles prendre en compte spécifiquement les forêts coloniales, puisque ces enjeux sont relativement peu pris en compte par l’administration française (Guillard, 2010, I.8). Il s’agit plutôt de développer une coopération entre États, en particulier européens. 2

(Ministère de l'Agriculture. Administration des Eaux et des Forêts, 1900). 3 (Guillard, 2010, 1.7. p. 24).

4 Ceci est illustré par l’extrait qui suit du discours de Daubrée, président du congrès, conseiller d’État et directeur des Eaux et Forêts : « Je crois que nos efforts ne seront pas de trop pour appeler l’attention de tous les peuples sur la situation forestière de l’ensemble du Monde. Le déficit de la production ligneuse dans les diverses régions du globe montre que depuis des siècles on marche à l’assaut des forêts. Il semble qu’au fur et à mesure que l’humanité acquiert plus de puissance, elle veut affirmer sa victoire sur la nature en détruisant les forêts dont les profondeurs mystérieuses la remplissaient de terreur aux âges primitifs […] il y a urgence à se préoccuper dès maintenant de la conservation des forêts qui existent encore, il y a lieu de chercher les moyens d’augmenter leur production. Il faut songer à créer de nouvelles forêts à la place qu’une aveugle imprévoyance a laissé détruire. Tel devrait être il me semble le but que nos congrès internationaux de sylviculture auront à poursuivre ». Il poursuit son intervention en mentionnant l’importance de l’implication de « toutes les nations du monde » dans la réalisation d’un inventaire des ressources, ainsi que l’importance des enjeux en discussion pour les « générations qui suivront ». (Ministère de l'Agriculture. Administration des Eaux et des Forêts, 1900, pp. 27-29).

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Cf. intervention de Mélard, dont les travaux d’inventaire publié en 1900 auront un important retentissement en France (voir plus loin).

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français1. Une autre conférence à l’initiative de cette organisation sera tenue en 1925 à Grenoble2.

Alors que l’Allemagne et l’Autriche représentent en quelque sorte le berceau d’une volonté de mise en réseau de la foresterie scientifique à l’international, la première guerre mondiale va fortement perturber la poursuite des échanges. Lors du congrès de 1913 à Paris3, les représentants allemands sont absents. En 1914, le 7ème congrès de l’Iufro est annulé4. C’est finalement au sein d’une institution dédiée à l’agriculture (et sous l’égide et les financements de l’Italie) que les enjeux forestiers trouvent une place pour être débattus à l’échelle internationale. Cette institution, malgré tout déterminante pour l’internationalisation de la science forestière, est l’Institut international d’agriculture. Celui-ci a été fondé à Rome en 1905 avec le soutien du roi italien Victor Emmanuel II, sur une initiative David Lubin, un entrepreneur étatsunien reconverti en agriculteur sur le tard ; constatant « l'assaut des compagnies et des trusts organisés pour soumettre à leurs tarifs, à leurs prix, à leurs conditions économiques et financières, la production agricole »5, son idée est de créer une sorte de chambre de commerce pour l’agriculture, afin de favoriser la transparence et la circulation des informations quant aux tarifs, salaires, pratiques, etc., afin de donner aux agriculteurs des moyens de résister à cette pression. Après avoir en vain essayé de convaincre ses compatriotes étatsuniens, puis des divers représentants européens, c’est finalement vers l’Italie qu’il se tourne, avec succès. La mission principale de l’institut est de produire des statistiques, des rapports, et de soulever des débats techniques auprès des gouvernements impliqués. Instauré en tant qu’institution intergouvernementale, l’Institut international d’agriculture a explicitement vocation à représenter une « volonté supranationale [qui] se superpose donc et s'impose moralement à la volonté des États »6. C’est sous son égide que seront organisés des congrès internationaux de foresterie, notamment en 1926 à Vienne7 et en 1936 à Budapest. L’Institut international d’agriculture initie aussi une dynamique de normalisation, encourageant par exemple l’adoption de noms et de pratiques de détermination uniformes concernant les essences de bois coloniaux8.

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(Touring Club de France, 1913). Le Touring Club, comme d’autres associations sportives telles que le Club Alpin Français, dans leur volonté de développer un aménagement touristique des forêts, ont joué un rôle importants dans l’émergence de politiques environnementales au début du XXème siècle, et notamment dans la préservation d’arbres remarquables ou encore dans la création de parcs naturels (Sabatier, Merveilleux du Vigneux, & Jaffeux, 2010).

2 (Guillard, 2010) 1.7 p. 24. 3

(Touring Club de France, 1913). 4

(IUFRO, Non daté). 5 (Dop, 1912, p. 430). 6 Idem, p. 432. 7 (Unasylva, 1995). 8 (Guillard, 2010) I.7.p.10.

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Le congrès forestier de 1926 est considéré par John Dargavel comme « le premier exemple de mise en place d’un réseau global d’influence »1 concernant les forêts. D’après cet auteur, bien que cette dynamique n’ait pas lieu sous l’égide de la Société des Nations, le contexte de la création de cette organisation à partir de 1919 fut déterminant pour qu’on puisse imaginer adopter une perspective globale sur la foresterie2. Ce congrès débouche en particulier sur la création de l’Institut international de la foresterie, affilié à l’Institut international d’agriculture, et du Bureau des statistiques forestières internationales de l’Institut international d’agriculture, qui voit le jour en 19273.

En 1936 sont organisés à Budapest en parallèle le 10ème congrès de l’Iufro et le second congrès forestier de l’Institut international d’agriculture. Le second conduit à la création en mai 1939 d’un Centre international de sylviculture, basé à Berlin4, et d’un Comité international du bois basé successivement à Vienne, Bruxelles, puis Genève5. Reflétant les tensions politiques de l’époque, ces deux organisations sont en concurrence6, dans leur objectif de « recueillir et diffuser les informations et statistiques en matière d’offre et de demande de bois pour l’industrie, de promouvoir le commerce international du bois, et de coordonner la recherche technique sur ce matériau »7.

La menace imminente d’un conflit retient un certain nombre de pays, tels que la France, d’adhérer à ces initiatives, et en particulier celles impulsées par le centre basé à Berlin8, et ce malgré le statut spécifique d'extraterritorialité dont bénéficient les réunions9. Le 3ème congrès mondial de foresterie, prévu à Helsinki en 1940 est annulé, et n’aura lieu finalement qu’en 194910.

Finalement, l’Institut international d’agriculture est supprimé en 1946, pour avoir échoué dans ses objectifs d'enrayer les conséquences agricoles de la crise des années 193011 . Concernant spécifiquement les centres consacrés aux forêts, qui sont aussi supprimés après-

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(Dargavel, 2011, p. 136), je traduis. 2 Idem.

3 (Ball & Kollert, 2013, p. 20). 4 (Phillips, 1981). 5 (Myrdal, 1978). 6 (Davis, 1946). 7 (Lanly, 2009, p. 7). 8 (Dargavel, 2011).

9 (Ball & Kollert, 2013, p. 21). L’organisation des réunions se fait ainsi sous l’égide du Reich allemand, comme en témoigne le rapport d’une réunion du Centre international de sylviculture, organisée en 1940 à Budapest, à laquelle participent seulement les quelques pays européens qui ne sont pas en conflit avec l’Allemagne (Hongrie, Suède, Suisse, Espagne, Finlande, Roumanie, Pays-Bas), ainsi que des représentants de l’Iufro et de l’Institut internationale d’agriculture (Le Centre International de Sylviculture, 1941). La France, qui a été impliquée dans la mise en place du centre est absente. Des tentatives de coopération lancées par le centre de Berlin en direction de la Grande-Bretagne échouent (Ball & Kollert, 2013).

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(FAO - Division des forêts et des produits forestiers, 1949). 11

D’après un rapport de la FAO (1985), cette initiative était trop centrée sur le secteur agricole, alors que les causes de la crise des années 1930 provenaient d’autres secteurs.

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guerre, il semble que leur impact fut limité par le manque de financements1. Au sortir de la seconde guerre mondiale, les États-Unis veulent aussi reprendre la main sur ces initiatives fortement liées aux pays vaincus, en particulier l’Allemagne. Leur mandat est transféré, après leur dissolution, à la toute jeune FAO, qui hérite aussi de leurs biens matériels et financiers2, ainsi que de certains de leurs cadres3. Malgré toutes ces perturbations, une dynamique internationale concernant les forêts est ainsi lancée dans la première moitié du XXème siècle, et elle s’institutionnalisera après-guerre, principalement au sein de la FAO. En plus d’une évolution commune à divers domaines scientifiques et techniques vers une internationalisation des réseaux de collaboration, une raison propre à la question des forêts stimule la volonté de coordination et de circulation d’informations à l’échelle mondiale : la crainte d’une pénurie globale de bois. Comment s’est construite cette alerte et comment s’est-elle inscrite dans la mise en place d’institutions internationales ?