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De la peur et du courage chez les enfants

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 107-113)

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115. Le courage et la couardise ont tant de rapport avec les qualités dont nous venons de parler, qu'il ne sera pas hors de propos d'en dire ici quelques mots. La peur est une passion qui, bien dirigée, peut avoir son utilité. Et quoique l'instinct de la conservation manque rarement d'éveiller et de fortifier cette passion en nous, il peut arriver pourtant que l'on tombe dans l'excès opposé, dans la témérité. Or il est aussi peu raisonnable d'être téméraire et insensible au danger, que de trembler et de frissonner à l'approche du moindre péril. La peur nous a été donnée comme un aver-tissement, pour arrêter notre activité et pour nous mettre en garde contre les appro-ches du mal. Par conséquent, ne point appréhender le malheur qui nous menace, ne pas savoir apprécier la gravité du danger, et s'y exposer étourdiment, à tout hasard, sans considérer quelles peuvent en être les suites et les conséquences, ce n'est pas se conduire en créature raisonnable, c'est agir avec la folle de la brute. Quand on a des enfants de ce caractère, il n'y a pas autre chose à faire qu'à éveiller doucement leur raison ; l'instinct de la conservation les engagera promptement à en écouter les avis, à moins que quelque autre passion (comme il en arrive souvent) ne les jette à corps perdu dans le danger, sans réflexion et saris examen. Il est si naturel à l'homme de détester le mal que personne, je crois, n'est exempt de la peur qu'il inspire : la peur n'étant que le chagrin causé par l'appréhension de voir fondre sur nous le mal que nous détestons. Aussi quand un homme s'expose au danger, nous pouvons dire que c'est l'ignorance qui en est cause, ou bien la force d'une passion plus impérieuse : car

il n'y a personne qui soit assez l'ennemi de lui-même pour affronter le mal de gaieté de cœur et rechercher le danger pour le danger lui-même. Si c'est donc l'orgueil, la vaine gloire ou la colère, qui imposent silence à la peur de l'enfant ou qui l'empêchent d'en écouter les conseils, il faut par des moyens convenables refroidir ces passions, afin qu'un peu de réflexion puisse calmer son ardeur et le force à considérer si l'entre-prise vaut le danger qu'elle lui fera courir. mais comme c'est là une faute dont les enfants se rendent rarement coupables, je n'insisterai pas plus longtemps sur la façon de la corriger. Le manque de courage est le défaut le plus fréquent, et c'est de ce côté surtout qu'il faut porter ses soins.

Le courage est comme le gardien, le tuteur de toutes les autres vertus. Sans coura-ge, c'est à peine si l'homme peut rester fermement attaché à son devoir et tenir l'emploi d'un véritable honnête homme.

LE COURAGE

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Le courage qui nous apprend à affronter les dangers que nous redoutons, et à supporter les maux que nous subissons, est d'un grand secours dans un état tel que le nôtre, exposés que nous sommes à tant d'assauts de tous les côtés, Aussi est-il prudent de revêtir les enfants aussitôt que nous le pouvons de l'armure du courage. J'avoue que la nature et le tempérament jouent ici un grand rôle ; mais lors même que la natu-re est en défaut, et que le cœur est de lui-même faible et craintif, il est possible, en s'y prenant bien, de le rendre plus ferme et plus résolu. Ce qu'on doit faire pour éviter de briser le courage des enfants, soit par les idées effrayantes qu'on insinue dans leurs esprits quand ils sont jeunes, soit par l'habitude qu'on leur laisse prendre de se plain-dre au moinplain-dre mal, je l'ai déjà dit 1 : il reste à considérer les moyens de fortifier leur tempérament et d'enhardir leur courage, si nous les trouvons trop disposés natu-rellement à s'effrayer.

La vraie force d'âme, dirai-je, est une tranquille possession de soi-même, un atta-chement inébranlable au devoir, quel que soient les maux qui nous assiègent ou les dangers que nous rencontrons sur notre route. Il y a si peu d'hommes qui en arrivent à ce point de perfection que nous ne devons pas l'attendre des enfants. Cependant il y a quelque chose à tenter en ce sens; et une habile direction peut par degrés et insensi-blement les conduire beaucoup plus loin qu'on ne l'imagine.

C'est peut-être parce qu'on a négligé ce soin important, quand ils étaient enfants, que précisément, quand ils sont hommes, il est si rare qu'ils possèdent cette vertu dans toute son étendue. Je ne parlerais pas ainsi au milieu d'un peuple aussi naturel-lement brave que le nôtre, si je croyais que la vraie force d'âme ne demande pas autre chose que le courage sur les champs de bataille et le mépris de la mort en face de l'ennemi. Ce n'en est pas, je l'avoue, la moindre partie, et l'on ne saurait refuser les lauriers et les honneurs, qui lui sont justement dus, à la valeur de ceux qui exposent

1 Voir plus haut, § 113.

leur vie pour la patrie. Ce courage ne suffit pourtant pas 1. Les dangers nous attendent ailleurs que sur les champs de bataille, et quoique la peur de la mort soit la reine des peurs, cependant d'autres maux, tels que la douleur, la disgrâce, la pauvreté, ont aussi un aspect effrayant et déconcertent la plupart des hommes, quand ils font mine de fondre sur eux. On voit des gens, que certains de ces maux laissent insensibles, fortement atteints par la crainte de certains autres. La vraie force d'âme est prête à braver tous les dangers, de quelque espèce qu'ils soient ; elle reste indifférente, quel que soit le mal qui la menace. Je n'entends pas d'ailleurs que l'on puisse pousser cette indifférence jusqu'à être absolument étranger à la crainte. Lorsque le danger est imminent, à moins d'être stupide, on ne peut pas ne pas le craindre. Partout où il y a danger, il doit y avoir sentiment du danger. Et la peur est permise, tant qu'elle ne fait que nous tenir en éveil et exciter notre attention, notre activité, notre vigueur, sans troubler la calme possession de la raison, et sans empêcher l'accomplissement de ce que la raison ordonne.

La lâcheté

La première chose à faire pour développer cette noble et mâle fermeté, c'est, comme je l'ai déjà dit, d'éviter aux enfants, quand ils sont en bas âge, toute espèce de peur. Ne permettez pas que, par de sots récits, on leur mette dans l'esprit d'effrayantes idées ni que des objets terribles viennent les surprendre. Par ces imprudences, on risque parfois d'ébranler et de troubler leur courage au point qu'ils ne s'en remettent jamais. Pendant toute leur vie, à la première idée, à la première apparition de quelque chose d'effrayant, ils restent terrifiés et confondus ; leur corps est énervé, leur esprit éperdu, et même à l'âge d'homme ils sont à peine capables d'actions suivies pu raison-nables. Que ce soit le résultat d'un mouvement habituel des esprits animaux, causé d'une première impression trop violente, ou par une altération plus obscure, mysté-rieusement produite dans leur organisme, le fait est que les choses se passent ainsi.

Les exemples ne sont pas rares de gens qui, leur vie durant, sont restés timides et craintifs, pour avoir été effrayés dans leur enfance. Prévenons donc autant que possible cet inconvénient.

En second lieu, nous accoutumerons doucement et par degrés les enfants aux choses dont ils sont disposés à s'effrayer. Mais sur ce point, il faut user de grandes précautions, ne pas aller trop vite, ne pas entreprendre la cure trop tôt, de peur d'aug-menter le mal au lieu de le guérir. Les petits enfants qu'on porte encore sur les bras peuvent être aisément tenus à l'écart de tout objet effrayant, jusqu'au jour où ils savent parler et comprendre ce qu'on leur dit. Jusque-là ils ne sont pas en état de profiter des raisonnements et des discours qu'on leur tiendrait, pour leur prouver qu'il n'y a rien à redouter de la part des objets dont ils ont peur et que nous voudrions leur rendre familiers, en les plaçant toujours plus près d'eux. Ainsi jusqu'à ce qu'ils puis-sent marcher et parler, il ne convient que rarement d'user de ces moyens avec eux. Si pourtant il arrive que l'enfant soit choqué par un objet qu'il est malaisé d'éloigner de sa vue, et qu'il donne des marques de terreur toutes les fois qu'il l'aperçoit, il faut employer tous les moyens possibles pour calmer son effroi, en détournant sa pensée ou en associant avec l'apparition de cet objet des choses plaisantes et agréables, jusqu'à ce qu'il lui devienne familier et ne l'effraie plus.

1 « La chose la plus importante, dit Kant, est de fonder le caractère, c'est-à-dire la fermeté de résolution. »

On peut constater, je crois, que, lorsque les enfants viennent de naître, tous les objets visibles, qui ne blessent pas leurs yeux, leur sont indifférents ; ils ne sont pas plus effrayés, en voyant un nègre ou un lion, que leur nourrice ou un chat. Qu'est-ce donc qui plus tard les épouvante dans les objets d'une certaine couleur? Rien que l'appréhension du mal que ces objets peuvent leur faire 1. Si un enfant était accou-tumé à prendre chaque jour le sein d'une nouvelle nourrice, j'estime que ces change-ments de visage ne l'effraieraient pas plus à six mois qu'ils ne feraient à soixante ans.

S'il répugne à frayer avec un étranger, c'est que, habitué, comme il l'est, à ne tenir sa nourriture et à ne recevoir des caresses que d'une ou deux personnes qui ne le quittent guère, il a peur, en passant dans les bras d'un étranger, d'être privé de ce qu'il aime, de ce qui le nourrit, de ce qui à chaque instant satisfait aux besoins qu'il ressent. Voilà pourquoi il prend peur dès que sa nourrice s'éloigne.

La seule chose que nous craignions naturellement, c'est la douleur ou la privation du plaisir. Et comme ces deux choses ne sont attachées ni à la forme, ni à la douleur, ni à la situation des objets visibles, aucun de ces objets ne saurait nous effrayer tant qu'il ne nous aura pas fait de mal ou qu'on ne nous aura pas persuadé qu'il peut nous en faire. L'éclat brillant de la flamme et du feu fait tant de plaisir aux enfants que tout d'abord ils ont toujours envie d'y toucher. Mais, dès qu'une expérience constante leur a montré, par la vive douleur qu'ils ont éprouvée, combien l'action du feu est impitoyable et cruelle, ils ont peur d'y toucher et s'en écartent avec précaution. Si tel est le principe de la crainte, il n'est pas difficile de découvrir par quels moyens on peut la guérir, quand il s'agit d'objets dont on s'effraie à tort. Une fois que l'esprit est aguerri contre ces vaines frayeurs, qu'il est parvenu dans de petites occasions à se dominer et à dominer ses craintes habituelles, il est déjà mieux préparé à affronter de réels dangers. Votre enfant pousse des cris perçants et s'enfuit à la vue d'une gre-nouille ? Faites alors prendre une gregre-nouille à une autre personne, qui la tiendra à une distance assez considérable ; accoutumez d'abord l'enfant à voir la grenouille ; lorsqu'il pourra en supporter la vue,obligez-le à s'en approcher, à la regarder sauter sans en être ému; puis à la toucher légèrement, tandis que l'autre personne la tient dans ses mains ; et ainsi de suite jusqu'à ce qu'il en vienne à la manier avec autant d'assurance qu'il ferait d'un papillon ou d'un moineau 2. Toutes les autres vaines frayeurs peuvent être guéries de cette façon, à condition que l'on ait soin de ne pas aller trop vite et qu'on n'exige pas de l'enfant un nouveau degré de courage avant de l'avoir solidement affermi dans le degré précédent. C'est ainsi que vous préparerez ce jeune soldat à la campagne de la vie. Ne lui laissez pas croire qu'elle lui réserve plus de périls qu'elle n'en contient en effet. Si vous observez qu'un danger l'effraie plus que de raison, ayez soin de l'attirer insensiblement de ce côté, de sorte, que délivré

1 Comme le remarque ici Compayré, « l'analyse de Locke est inexacte » mais le problème posé reste très complexe, et on ne peut accorder à Compayré que c l'enfant s'effraie de tout ce qui lui cause une surprise » et que ~ le nouveau et l'effrayant sont souvent tout un pour lui ». Il est vrai que les aversions des enfants proviennent très souvent d'un manque de familiarité et que, comme je dit Mme de Saussure « En Afrique, les petits nègres ont peur des blancs » (Éducation Progressive, 1.

II, chap. IV), mais d'une part l'enfant aime aussi le nouveau s'il n'est pas trop inattendu, s'il ne constitue pas, par exemple, une étrangeté par l'intrusion du non-familier dans le familier ; d'autre part, il semble y avoir, à partir d'un certain âge des Formes effrayantes pour l'enfant. Sur ce point, Watson, Stern, Mme Montessori nous ont apporté bien des éléments nouveaux d'appréciation.

2 Rousseau s'est inspiré de ce passage : « je veux qu'on habitue Émile a voir des objets nouveaux, des animaux laids, dégoûtants, bizarres, mais peu à peu, de loin, jusqu'à ce qu'il y soit accoutumé, et qu'à force de les voir manier à d'autres il les manie lui-même. Si durant son enfance il a vu sans effroi des crapauds, des serpents, des écrevisses, il verra sans horreur, étant plus grand, quelque animal que ce soit. Il n'y a plus d'objets affreux pour qui en voit tous les jours. »

enfin de sa peur, il triomphe de la difficulté et en sorte à son honneur. Des succès de ce genre souvent répétés lui feront comprendre que les maux ne sont pas toujours aussi réels, aussi grands que la peur les lui représente, et que d'ailleurs le moyen de les éviter ce n'est pas de fuir, ni de se laisser déconcerter, abattre et détourner par la crainte, lorsque notre réputation ou notre devoir exige que nous allions de l'avant.

Mais puisque le grand principe de la peur chez les enfants est la douleur, le moyen de les aguerrir, de les fortifier contre la crainte du danger, c'est de les accoutumer à souffrir 1. Des parents trop tendres trouveront sans doute ce procédé monstrueux, et la plupart penseront qu'il est déraisonnable de vouloir réconcilier un enfant avec le sentiment de la douleur précisément en l'exposant à la douleur. « C'est assurément, dira-t-on, le moyen d'inspirer à l'enfant de l'aversion pour celui qui le fait souffrir;

mais nullement de l'engager à souffrir sans répugnance, L'étrange méthode, en vérité 1vous ne voulez pas qu'on châtie et qu'on fouette les enfants pour leurs fautes, et vous voulez les tourmenter quand ils se conduisent bien et pour le plaisir de les tour-menter.» Je m'attends à ce qu'on m'oppose ces objections, et à ce qu'on dise que je me contredis moi-même, que j'ai des lubies, quand je fais une semblable proposition.

J'avoue que le procédé que je recommande doit être employé avec ménagement et avec discrétion, et il faut se féliciter qu'il ne soit approuvé et accepté que par ceux qui réfléchissent et qui entrent dans la raison des choses. Oui, je demande qu'on ne fouet-te pas les enfants pour leurs faufouet-tes, parce que je ne veux pas qu'ils regardent la dou-leur corporelle comme le plus grand des châtiments; et pour la même raison je demande qu'on les fasse souffrir quelque fois, même quand ils se conduisent bien, afin qu'ils s'habituent à supporter la douleur et à ne plus la considérer comme le plus grand des maux. Ce que peut faire l'éducation pour accoutumer les jeunes gens à la douleur et à la souffrance, l'exemple de Sparte le montre avec éclat 2, et c'est avoir fait un grand progrès dans la vertu qu'avoir appris à ne pas prendre la douleur pour le mai suprême, pour le mal qu'il faut le plus redouter. Mais je ne suis pas assez fou pour recommander, dans notre siècle et avec notre régime politique, une discipline analogue à celle de Sparte. Je tiens seulement à dire que, en accoutumant insensible-ment les enfants à supporter quelques degrés de douleur sans se plaindre, on emploie un excellent moyen pour fortifier leur esprit, pour asseoir les fondements du courage et de la fermeté pour le reste de leur vie.

La première chose à faire pour en venir là, c'est de ne pas les plaindre, ni de permettre qu'ils se plaignent eux-mêmes, au moindre mal qu'ils ont à souffrir. Mais j'ai parlé de cela ailleurs 3.

Le second moyen, c'est de temps en temps de les soumettre volontairement à la douleur. Mais il faut avoir soin de ne le faire que lorsque l'enfant est en belle humeur, lorsqu'il est convaincu de la bienveillance et de la douceur de celui qui le frappe, au moment même où il le frappe. De plus on doit ne laisser paraître aucune marque de colère ou de chagrin, de compassion ou de repentir, et avoir soin de ne pas dépasser

1 Rousseau a repris de Locke toutes ces idées. Lui aussi désire que l'éducation ajoute l'endurcissement moral à l'endurcissement physique. « Si Émile tombe, s'il se coupe les doigts, je resterai tranquille. Loin d'être attentif à éviter qu’Émile ne se blesse, je serai fort fâché qu'il ne se blessât jamais, et qu'il grandit sans connaître la douleur. » (Émile, I. II).

2 Voyez sur l'éducation spartiate ce que dit Montaigne (I,XXII). Rousseau est lui aussi plein d'admiration pour l'éducation de Sparte.

3 Voir plus haut, § I13. Comparez Rousseau : « Si l'enfant est délicat, sensible, que naturellement il se mette à crier pour rien, en rendant ses cris inutiles et sans effet, j'en taris bientôt la source. Tant qu'il pleure, je ne vais point à lui ; j'y cours, sitôt qu'il s'est tu! » (Émile, I, II.)

la mesure de ce que l'enfant peut endurer sans se plaindre, sans prendre le traitement qu'il subit en mauvaise part et pour une punition. Avec ces ménagements et ces précautions, j'ai vu un enfant s'en aller en riant, avec les marques toutes cuisantes encore des coups de gaule qu'il avait reçus sur le dos ; tandis que le même enfant aurait certainement crié pour une parole trop dure, et se serait montré fort sensible à un simple regard un peu froid de la part de la même personne. Prouvez à votre enfant

la mesure de ce que l'enfant peut endurer sans se plaindre, sans prendre le traitement qu'il subit en mauvaise part et pour une punition. Avec ces ménagements et ces précautions, j'ai vu un enfant s'en aller en riant, avec les marques toutes cuisantes encore des coups de gaule qu'il avait reçus sur le dos ; tandis que le même enfant aurait certainement crié pour une parole trop dure, et se serait montré fort sensible à un simple regard un peu froid de la part de la même personne. Prouvez à votre enfant

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 107-113)