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Faut-il contraindre les enfants ?

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 123-126)

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128. Nous avons déjà fait remarquer que la variété et la liberté sont les choses qui plaisent le plus aux enfants et qui les attachent à leurs jeux, et que par conséquent il ne faut pas leur imposer comme une obligation forcée, soit la lecture, soit toute autre étude 1.

C'est ce que les parents, les précepteurs et les maîtres sont généralement trop portés à oublier. L'impatience qu'ils ont de voir l'enfant occupé aux études qui lui conviennent ne leur laisse pas le temps de recourir au moindre artifice, et l'enfant, de son côté, averti par les ordres réitérés qu'on lui adresse, distingue bien vite ce qu'on exige et ce qu'on n'exige pas de lui. Une fois que, par ces imprudences, on l'a dégoûté des livres, il faut pour remédier au mal prendre un autre tour. Et comme il est trop tard pour essayer directement de lui présenter l'étude comme un divertissement, il faut procéder en sens inverse. Observez le jeu qui lui plaît le plus, et ordonnez-lui de s'y appliquer un certain nombre d'heures par jour, non pour le punir d'aimer ce jeu, mais en lui laissant croire que c'est là le devoir que vous lui imposez. Par là, si je ne

1 Locke appartient sur ce point à l'école des pédagogues complaisants, qui, comme Fénelon, veulent que l'enfant apprenne tout en jouant. Kant a vigoureusement réfuté cette thèse. « On dit toujours qu'il faut tout présenter aux enfants de telle sorte qu'ils le fassent par inclination. Dans beaucoup de eu, sans doute, cela est bon, mais il y a beaucoup de choses qu'il faut leur prescrire comme des devoirs. »

me trompe, l'enfant au bout de quelques jours sera si fatigué de son jeu favori, qu'il préférera ses livres à n'importe quoi, surtout s'il peut en s'y appliquant, se racheter d'une partie de la tâche que vous lui avez imposée, et si vous lui permettez de con-sacrer à la lecture ou à quelque autre exercice réellement utile une partie du temps que vous lui avez ordonné d'employer au jeu. C'est là en tout cas une méthode meil-leure que celle qui consiste à défendre (elle ne fait en général qu'accroître le désir), ou qui a recours aux châtiments. En effet une fois que vous avez rassasié son appétit (ce qui peut se faire sans danger pour toutes choses, excepté le manger et le boire), et que vous l'avez dégoûté par la satiété de ce que vous vouliez lui faire éviter, vous avez semé dans son esprit un germe d'aversion, et vous n'avez guère plus à craindre qu'il se reprenne à aimer le même jeu.

129. C'est, je crois, une vérité banale que les enfants en général n'aiment pas à rester inactifs 1. Il s'agit donc seulement d'employer leur activité à quelque chose qui leur soit utile. Si vous voulez en arriver là, vous devez leur présenter comme une récréation et non comme une tâche à remplir tout ce que vous désirez qu'ils fassent. A cet effet, et pour qu'ils ne s'aperçoivent pas que vous y êtes pour quelque chose, voici comment vous devez procéder : dégoûtez-les de tout ce que vous ne voulez pas qu'ils fassent, en les forçant à le faire, sous un prétexte ou sous un autre, jusqu'à ce qu'ils en soient fatigués. Par exemple, trouvez-vous que votre enfant s'oublie trop longtemps à jouer à la toupie ou au sabot ? Ordonnez-lui d'y jouer un certain nombre d'heures par jour, et voyez ce qui arrivera: il ne tardera pas à en avoir assez et à désirer la fin de cet amusement. Si de cette manière vous avez su lui imposer comme une tâche les jeux qui vous déplaisent, vous le verrez bientôt de lui-même se retourner avec joie vers les choses que vous désirez qu'il aime ; surtout si vous les lui annoncez comme une récompense, pour s'être acquitté de sa tâche au jeu que vous lui avez imposé. Si en effet il reçoit l'ordre chaque jour de fouetter sa toupie, assez de temps pour qu'il s'en fatigue, ne pensez-vous pas qu'il s'appliquera spontanément et avec ardeur à ses livres, qu'il les réclamera même, si vous les lui promettez comme le prix de l'empres-sement qu'il aura mis à fouetter sa toupie pendant tout le temps prescrit? Les enfants ne font pas grande différence entre les choses, pourvu qu'elles soient appropriées à leur âge. Ce qui leur importe, c'est d'agir. Quand ils préfèrent une occupation à une autre, c'est sur l'opinion d'autrui qu'ils se règlent, de sorte qu'ils sont tout disposés à regarder effectivement comme une récompense tout ce que les gens qui les entourent leur présentent comme une récompense.

Grâce à cet artifice, il dépend de la volonté de leur gouverneur de leur faire pren-dre le jeu de sauter à cloche-pied comme la récompense de leur leçon de danse, ou vice versa ; il dépend de lui de leur faire trouver le même plaisir à lire ou à fouetter leur toupie, à étudier la sphère ou à jouer à la fossette. Tout ce qu'ils désirent, c'est d'être occupés, pourvu que ce soit à des occupations de leur choix ou qu'ils croient telles, pourvu qu'ils puissent regarder le droit de s'y appliquer comme une faveur qui leur est faite par leurs parents, ou par des personnes qu'ils respectent et dont ils veulent mériter l'estime. Des enfants qu'on élèverait d'après ces méthodes et qu'on protégerait contre les mauvais exemples des autres, seraient tous disposés, je crois, à

1 Voyez sur ce sujet, M. Necker de Saussure, Éducation progressive, 1. III, ch. III. Activité. C'est surtout Froebel qui a mis en lumière le caractère actif de l'enfant. L'activité est, à ses yeux, avec la curiosité et la personnalité, un des trois caractères essentiels de l'enfance. Les anciens pédagogues avaient de singuliers préjugés à ce sujet. Rollin, par exemple, n'hésite pas à dire : a Nous naissons paresseux, ennemis du travail. »

lire, à écrire, à faire enfin ce qu'on voudrait, avec autant d'empressement et d'ardeur que les autres en mettent à leurs jeux ordinaires. Et une fois que l'aîné de la famille aura été formé d'après ces principes, que ces méthodes seront devenues comme la règle de la maison, il sera aussi impossible de les détourner de l'étude qu'il l'est ordinairement de les détourner du jeu.

Section XIX

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