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Faut-il apprendre par cœur ?

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 168-172)

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175. Il y a un autre usage habituellement suivi dans les écoles de grammaire, et dont je ne vois pas l'utilité, à moins qu'on ne prétende par là aider les enfants dans l'étude des langues, étude qu'il faut, selon moi, rendre aussi facile, aussi agréable que possible, en écartant soigneusement tout ce qui la rendrait pénible. Je veux parler et je me plains de l'obligation qu'on impose aux élèves d'apprendre par cœur de grands morceaux des auteurs qu'ils étudient. Je n'y vois absolument aucun avantage, surtout

temps que l'on perd à ce travail le plus souvent stérile. Les jansénistes avant lui avaient formulé les mêmes critiques. « C'est ordinairement un temps perdu, dit judicieusement Arnault, que de donner des vers à composer- De soixante-dix ou quatre-vingts écoliers, il y en peut avoir deux ou trois de qui on arrache quelque chose, le reste se morfond et se tourmente pour ne rien faire qui vaille. »

1 Locke, en critiquant les vers latins, s'en prenait à un exercice qu'il avait lui-même pratiqué avec succès et qui lui avait pris beaucoup de temps dans sa jeunesse. A vingt-deux ans il composait une pièce de vers latins en l'honneur de Cromwell.

au point de vue de l'étude qui les occupe. On n'apprend les langues que par la lecture et par la conversation, et non avec des bribes d'auteurs dont on aura chargé sa mémoire. Lorsque la tête d'un homme en est farcie, il a tout ce qu'il faut pour faire un pédant, et c'est le meilleur moyen de le devenir en effet : or il n'y a rien qui convienne moins à un gentleman. Que peut-il y avoir en effet de plus ridicule que de coudre les riches pensées, les élégantes paroles des bons auteurs avec la pauvre étoffe dont nous disposons nous-mêmes? Cela ne fait que mieux ressortir notre indigence; cela n'a aucune grâce; enfin celui qui parle ainsi n'en tire pas plus d'honneur que s'il voulait embellir un méchant habit usé en le rapiéçant avec de larges morceaux d'écarlate et de brocart. Sans doute, lorsqu'on rencontre chez un auteur un passage dont les pen-sées méritent qu'on se le rappelle, et dont l'expression est exacte et parfaite - et il y a beaucoup de passages de ce genre chez les écrivains de l'antiquité - ce ne sera pas un mal de le loger dans le souvenir des écoliers, et d'exercer de temps en temps leur mémoire avec ces fragments admirables des grands maîtres dans l'art d'écrire. Mais leur faire apprendre leurs leçons par cœur, sans choix, au hasard, au fur et à mesure qu'elles se présentent dans leurs livres, je ne sais à quoi cela leur sert, sinon à leur faire perdre leur temps et leur peine, et à leur inspirer aversion et dégoût pour des livres où ils ne trouvent que sujets d'ennui.

176. Je sais bien qu'on prétend qu'il faut obliger les enfants à apprendre des leçons par cœur, afin d'exercer et de développer leur mémoire ; mais je voudrais que cela fût dit avec autant d'autorité et de raison qu'on met d'assurance à l'affirmer, et que cette pratique fût justifiée par des observations exactes plutôt que par un vieil usage. Il est évident en effet que la force de la mémoire est due à une constitution heureuse et non à des progrès obtenus par l'habitude et l'exercice 1. Il est vrai que l'esprit est apte à retenir les choses auxquelles il applique son attention, et que, pour ne pas les laisser échapper, il doit les imprimer souvent à nouveau dans son souvenir par de fréquentes réflexions ; mais c'est toujours à proportion de la force naturelle de sa mémoire. Une empreinte ne persiste pas aussi longtemps sur la cire et sur le plomb que sur le cuivre ou sur l'acier. Sans doute une impression durera plus longtemps que toute autre, si elle est fréquemment renouvelée, mais chaque nouvel acte de réflexion qui se porte sur cette impression est lui-même une nouvelle impression, et c'est le nombre de ces impressions qu'il faut considérer, si l'on veut savoir combien de temps l'esprit pourra la retenir. Mais en faisant apprendre par cœur des pages de latin, on ne dispose pas plus la mémoire à retenir autre chose que, en gravant une pensée sur une lame de plomb, on ne rendrait ce métal plus capable de retenir solidement d'autres empreintes.

Si de tels exercices avaient pour effet de donner à la mémoire plus de force et d'accroître le talent, les comédiens devraient être de tous les hommes les mieux doués sous le rapport de la mémoire, ceux dont la société serait le plus désirable. Mais consultez l'expérience, et vous verrez si les morceaux que les acteurs se mettent dans la tête les rendent plus capables de se rappeler les autres choses, et si leur talent gran-dit en proportion du mal qu'ils se donnent pour apprendre par cœur les discours d'autrui. La mémoire est si nécessaire dans toutes les actions de la vie et dans toutes les conditions, il y a si peu de choses qui puissent se passer d'elle, qu'il n'y aurait pas à redouter qu'elle s'affaiblît, qu'elle s'émoussât, faute d'exercice, si l'exercice était véritablement la condition de sa force. Mais je crains fort que l'exercice en général,

1 Locke obéit ici à des préjugés sensualistes. Pour lui, l'esprit n'est qu'une table rase, une succession d'impressions. La mémoire, par conséquent, ne peut pas être considérée comme une faculté indépendante; elle West rien en dehors des souvenirs particuliers qui se gravent successivement dans l'esprit. On se rappelle ce qu'on a appris par cœur, mais on n'acquiert point par là plus de facilité à apprendre autre chose.

que l'effort, ne soient de peu de secours pour développer cette faculté de l'esprit ; en tout cas ,ce ne sont pas les exercices qu'on pratique à cette intention dans les collèges.

Si Xerxès pouvait désigner par leurs noms tous les simples soldats de son armée, qui ne comptait pas moins de cent mille hommes, je pense qu'on m'accordera qu'il ne tenait ,pas cette merveilleuse faculté de l'habitude d'apprendre des leçons par cœur quand il était enfant. Je suppose qu'on n'a guère recours dans l'éducation des princes à cette méthode, qui pré-tend exercer et développer la mémoire par la fastidieuse répétition de ce qu'on a lu dans un livre, sans le secours du livre ; et cependant si elle avait les avantages qu'on lui attribue, il faudrait aussi peu la négliger avec les princes que dans les plus humbles écoles. Les princes en effet n'ont pas un moindre besoin d'une bonne mémoire que les autres hommes, et ils sont en général aussi bien partagés que personne sous le rapport de cette faculté, bien que l'on n'ait jamais pris soin de la perfectionner chez eux de cette manière 1. Les choses auxquelles notre esprit applique son attention, et qui excitent son intérêt, sont celles dont il se souvient le mieux, par la raison que j'ai déjà dite. Si vous joignez à cela l'ordre et la méthode, vous aurez fait, je crois, tout le possible pour aider une mémoire faible; et quiconque voudra employer d'autres moyens, particulièrement celui de charger la mémoire de l'élève d'une multitude de mots étrangers qu'il apprend sans goût, reconnaîtra, je crois, qu'il en retirera à peine la moitié du profit qui compenserait le temps qu'il a employé à ce travail 2.

Je ne veux pourtant pas dire qu'on ne doive pas exercer la mémoire des enfants. Je crois qu'il faut occuper leur mémoire, mais que ce ne soit pas à apprendre par routine les pages entières de leurs livres. Une fois qu'il les ont récitées et que leur tâche est finie, ces leçons rentrent dans l'oubli, et ils n'y pensent plus. On ne cultive ainsi ni la mémoire ni l'esprit. Ce que les élèves doivent apprendre par cœur dans leurs auteurs, je l'ai déjà dit. Ces solides et excellentes pensées, une fois qu'elles ont été confiées à la garde de leur mémoire, il ne faut plus souffrir qu'ils les oublient ; il faut au con-traire les engager souvent à les répéter. Par là, outre le profit qu'ils peuvent retirer de ces maximes dans la suite de leur vie, comme d'autant de règles et d'observations exactes, ils s'habitueront à réfléchir souvent, et à méditer d'eux-mêmes tout ce qu'ils peuvent se rappeler. C'est là le seul moyen de rendre la mémoire prompte et d'en tirer parti. L'habitude de réfléchir souvent empêchera leur esprit de vaguer à la dérive et elle rappellera pour ainsi dire leur pensée chez elle, en la détournant des rêveries capricieuses et inutiles. Je crois par conséquent qu'il sera bon de leur donner tous les jours quelque chose à apprendre, mais quelque chose qui vaille en effet la peine d'être appris, et que vous serez bien aises qu'ils retrouvent toujours dans leur mémoire, lorsque vous le leur demanderez ou que d'eux-mêmes ils voudront le retrouver. Vous obligerez ainsi leur pensée à se replier souvent sur elle-même, ce qui est la meilleure habitude intellectuelle qu'on puisse leur donner.

1 Affirmation fausse, Bossuet et Fénelon, par exemple, n'ont jamais négligé les exercices de mémoire avec leurs élèves princiers.

2 Les recherches psychologiques contemporaines semblent aussi montrer que l'entraînement n'accroît guère la mémoire brute, comme Locke semble le pressentir. Mais il n'en est pas de même de la mémoire élaborée: celle des mathématiciens prodiges, par exemple, provient d'un entraîne-ment à des techniques particulières; mais surtout il y a, quoiqu'en dise Locke (que suivront des psychologues comme Thorndike et nombre d'autres américains) des transferts possibles d'un type d'acquisition à un autre, lorsque ces acquisitions ne sont point simplement de la mémoire brute.

C'est, en réalité, tout le problème de la culture générale qui est impliqué ici (v. notre ouvrage, La Culture générale).

177. Mais quelle que soit la personne à qui vous confiez l'éducation de l'enfant, à l'âge où il a l'esprit tendre et flexible, ce qui est certain, c'est que ce doit être une personne aux yeux de laquelle le latin et les langues ne soient que la moindre partie de l'éducation ; une personne qui, sachant combien la vertu et l'équilibre du caractère sont chose préférable à toute espèce de science, à toute connaissance des langues, s'attache surtout à former l'esprit de ses élèves, à leur inculquer de bonnes disposi-tions. En effet, ce résultat une fois acquis, tout le reste peut être négligé ; tout le reste viendra en son temps. Et au contraire, si ces bonnes dispositions manquent ou ne sont par fortement établies, de façon à écarter toute habitude mauvaise ou vicieuse, les langues, les sciences et toutes les qualités d'un homme instruit n'aboutissent à faire de lui qu'un homme méchant et plus dangereux 1. Au fond, quelque bruit qu'on ait fait autour de l'étude du latin et de la difficulté qu'il y aurait à l'apprendre, il est incon-testable qu'une mère pourrait l'enseigner elle-même à son enfant, si seulement elle voulait y consacrer deux ou trois heures par jour, si elle lui faisait lire les Évangiles en latin. Pour cela elle n'a qu'à acheter un nouveau Testament latin, en priant quel-qu'un de marquer d'un signe, lorsqu'elle est longue, la pénultième syllabe, dans les mots qui en ont plus de deux (ce qui suffira pour la guider dans la prononciation et l'accentuation des mots) ; il suffira ensuite qu'elle lise chaque jour les Évangiles traduits dans sa propre langue et qu'elle essaie de les comprendre en latin. Une fois qu'elle sera en état de les comprendre, qu'elle lise de la même manière les fables d'Esope, jusqu'à ce qu'elle puisse en venir à Eutrope, à Justin ou à d'autres auteurs de ce genre. Je ne parle pas de cela comme d'une fantaisie que j'imagine, j'en parle comme d'une méthode que je sais avoir été expérimentée, et qui a servi à enseigner le latin sans aucune peine à un enfant.

Mais pour en revenir à ce que je disais, la personne qui se charge d'élever un jeune homme, surtout un jeune gentleman, doit savoir quelque chose de plus que le latin, et posséder autre chose que la connaissance des sciences libérales elles-mêmes.

Il faut que ce soit une personne d'une haute moralité, de bon sens, de bonne humeur, qui sache, dans ses rapports constants avec son disciple, se conduire avec gravité, avec aisance, avec douceur aussi. Mais j'ai parlé de tout cela ailleurs et fort au long 2.

178. En même temps que l'enfant apprend le français et le latin, il peut aussi, comme je l'ai déjà dit, commencer l'étude de l'arithmétique, de la géographie, de la chronologie, de l'histoire et de la géométrie. Si on lui enseigne en effet ces choses en français ou en latin, dès qu'il a quelque intelligence de l'une ou l'autre de ces deux langues, il aura le bénéfice d'acquérir la connaissance de ces sciences et par-dessus le marché d'apprendre la langue elle-même.

1 On retrouve ici quelque chose de ce préjugé contre l'instruction qui apparaît si nettement chez les pères chrétiens et persiste toujours dans un certain courant, très fort en Angleterre. Spencer l'a développé avec vivacité dans son Introduction pour la science sociale. Taine a pu écrire : « Dans l'éducation anglaise, la science et la culture de l'esprit viennent en dernière ligne : le caractère, le cœur, le Courage, la force et l'adresse du corps sont au premier rang » (Notes sur l'Angleterre, p.143.

2 Voyez en effet Section IX.

La géographie

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C'est par la géographie qu'il conviendrait, je crois, de commencer : en effet, l'étude de la configuration du globe, la situation et les limites des quatre parties du monde, celles des différents royaumes et des contrées de l'univers, tout cela n'est qu'un exercice de la mémoire et des yeux ; et un enfant par conséquent est apte à ap-prendre avec plaisir et à retenir ces connaissances 1. Cela est si vrai que, en ce mo-ment même, dans la maison que j'habite, je vis avec un enfant à qui sa mère a donné de si bonnes leçons de géographie qu'il connaît les limites des quatre parties du monde, qu'il peut montrer sans hésiter sur le globe ou sur la carte d'Angleterre le pays qu'on lui demande; il sait les noms de toutes les grandes rivières, des promontoires, des détroits, des baies, dans tout l'univers ; il peut déterminer la longitude et la latitude de chaque pays, et cependant il n'a pas encore dix ans 2. Ces connaissances qu'un enfant acquiert par les yeux, et que la routine fixe dans sa mémoire, ne sont pas sans doute tout ce qu'il lui faut apprendre sur le globe terrestre. Mais c'est tout de même un premier pas de fait ; c'est une excellente préparation qui rendra les autres études géographiques beaucoup plus faciles, lorsque son jugement aura suffisamment mûri pour les aborder avec profit. En outre, il gagne ainsi du temps, et par le plaisir qu'il trouve à connaître les choses, il est insensiblement conduit à apprendre les langues.

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