• Aucun résultat trouvé

Les récréations

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 98-103)

Retour à la table des matières

Quelque sévérité qu'on doive mettre à réprimer tous les désirs de pure fantaisie, il y a cependant des cas où la fantaisie a le droit de parler et de se faire écouter. La récréation est aussi nécessaire que le travail et la nourriture : or comme il n'y a pas de récréation sans plaisir, et que le plaisir dépend plus souvent de la fantaisie que de la raison, vous devez permettre aux enfants, non seulement de se divertir, mais encore

1 Il y a ici un jeu de mots intraduisible : « le refus constant de what they craved or carved ».

2 Locke reprendra ce sujet plus loin, § 18.

de se divertir comme ils l'entendent. pourvu que ce soit innocemment et sans dommage pour leur santé 1. Dans ce cas, par conséquent, il ne faut pas leur répondre par un refus, s'ils demandent qu'on leur permette telle ou telle espèce de divertisse-ment. Je crois cependant que dans une éducation bien réglée, ils ne devront être que rarement réduits à la nécessité de faire une pareille demande. On doit faire en sorte qu'ils trouvent toujours agréable tout ce qui leur est utile ; et avant qu'ils soient las d'une occupation, il faut les détourner à temps vers une autre occupation, utile elle aussi, Dans le cas où ils ne seraient pas arrivés à ce degré de perfection qu'on puisse leur faire d'un travail nouveau un sujet de divertissement, laissez-les s'abandonner librement aux jeux enfantins qu'ils inventent ; cherchez seulement à les en dégoûter par la satiété. Pour les occupations utiles au contraire, vous devez les arrêter, même quand ils ont encore envie de continuer, tout au moins avant qu'ils soient fatigués et dégoûtés de cet exercice ; il faut en effet qu'ils puissent y revenir comme à un plaisir qui les divertit. Les choses n'iront bien que lorsqu'ils éprouveront du plaisir à faire les actions louables, et lorsque les exercices utiles du corps et de l'esprit, alternant les uns avec les autres dans leur vie, leur feront trouver agréable de vivre et de progresser, pour ainsi dire dans une série ininterrompue de divertissements qui viennent reposer et rafraîchir tour à tour leurs organes fatigués. Qu'il soit possible d'en arriver là avec tous les enfants, quel que soit leur tempérament, que tous les parents et tous les précepteurs sachent prendre les précautions nécessaires, aient assez de patience et d'adresse pour atteindre ce résultat, je n'en sais rien. Mais ce dont je suis sûr, c'est que l'on peut y réussir avec la plupart des enfants, si l'on s'y prend, comme il faut, en leur inspirant l'amour de l'honneur, de l'estime et de la réputation. Une fois qu'on leur a inculqué ainsi les vrais principes de la vie, on peut leur parler librement des choses qu'ils aiment le plus, les diriger ou tout au moins leur permettre de se diriger d'eux-mêmes de ce côté ; de façon qu'ils comprennent bien qu'on les aime et qu'on les chérit, et que les personnes qui veillent sur leur éducation ne sont pas les ennemies de leur bonheur. Par là, vous leur ferez aimer à la fois et la main qui les conduit et la vertu vers laquelle on les conduit.

Un autre avantage de la liberté qu'on accorde aux enfants pendant leurs récréa-tions, c'est qu'ils y découvrent leur tempérament naturel ; ils y montrent leurs inclina-tions et leurs aptitudes, et par là dirigent le choix de parents attentifs, en ce qui con-cerne soit la carrière et les occupations qui leur conviendront plus tard, soit les remèdes à employer en attendant, pour guérir certains penchants qui plus que d'autres pourraient gâter leur naturel.

109. 2˚ Les enfants qui vivent ensemble disputent souvent à qui sera le maître, à qui fera prédominer sa volonté. Dès que vous verrez poindre cette rivalité, ayez soin de l'arrêter. Ne vous contentez pas même de cela, mais apprenez-leur à avoir les uns pour les autres toute la déférence, toute la complaisance, toute la politesse possible.

Lorsqu'ils verront que cette conduite leur attire le respect, l'amour et l'estime de leurs camarades, et qu'elle ne leur fait rien perdre de leur supériorité, ils y trouveront plus de plaisir qu'à rechercher par des procédés contraires une insolente domination.

N'écoutez pas et gardez-vous d'accueillir avec faveur les accusations réciproques des enfants ; ce ne sont guère que les cris de la colère et de la vengeance qui invo-quent le secours d'autrui. C'est affaiblir et efféminer l'esprit des enfants que leur

1 « Il nous suffit, dit Fénelon, de laisser faire les enfants, de les observer avec un visage gai et de les modérer, dès qu'ils s'échauffent trop. » (Éducation des filles.)

permettre de se plaindre. Si vous savez les accoutumer à supporter les mauvais traite-ments de leurs camarades comme une chose toute simple et qui n'a rien d'intolérable, vous leur apprendrez à souffrir sans rien dire ; vous les aguerrirez de bonne heure à la douleur. Mais bien qu'il ne faille pas prêter l'oreille aux plaintes des enfants gro-gnons, ayez soin cependant de réprimer l'insolence et les mauvais instincts des enfants violents. Si vous êtes vous-même témoin d'une violence, censurez-la en pré-sence de la victime. Et si l'on vous fait rapport d'une injure grave qui mérite que vous en soyez informé, et que vous preniez des précautions pour en empêcher le retour, dans ce cas réprimandez l'offenseur à part, en l'absence de celui qui vous a porté plainte, et obligez-le à lui demander pardon et à lui faire réparation. Cet acte de réparation, ayant l'air d'être spontané, sera accompli avec plus d'assurance et accueilli avec plus de faveur ; et ainsi l'affection mutuelle des enfants grandira, la politesse leur deviendra familière.

110. 3˚ Quant à la passion que les enfants témoignent pour la propriété 1, apprenez-leur à partager facilement et gaiement tout ce qu'ils ont avec leurs amis.

Faites-leur comprendre par l'expérience que le plus libéral est toujours le mieux par-tagé, en même temps qu'il obtient par-dessus le marché vos louanges et votre estime : vous les amènerez ainsi sans effort à pratiquer la libéralité. Par là, vous réussirez bien mieux à rendre les frères et les sœurs doux et polis entre eux, et par conséquent aussi avec les autres personnes, que si vous les importuniez, si vous les accabliez, comme on fait d'ordinaire, d'une multitude de règles de civilité. La convoitise, le désir de posséder, d'avoir en notre pouvoir plus de choses que n'en exigent nos besoins, voilà le principe du mal : il faut donc de bonne heure extirper cet instinct et développer la qualité contraire, je veux dire l'inclination à partager avec les autres. Cette qualité doit être encouragée par les louanges dont vous la comblerez et par le soin vigilant que vous prendrez d'empêcher que les libéralités de l'enfant lui coûtent rien. Toutes les fois qu'il donnera des preuves de cette générosité, n'oubliez pas de l'en récompenser et même avec usure 2. Prouvez-lui qu'en faisant du bien aux autres il ne se fait pas tort à lui-même ; qu'au contraire cela lui vau en retour la reconnaissance de ceux qu'il a obligés et aussi de ceux qui ont été les témoins de son obligeance. Essayez d'inspirer aux enfants le désir de se surpasser les uns les autres sur cet article. Par ces moyens, lorsque, par une pratique constante, il leur sera devenu facile de partager avec les autres ce qu'ils ont, cette bonne disposition pourra se transformer en habitude, et ils trouveront plaisir, ils mettront leur amour-propre à se montrer bons, généreux et polis envers les autres personnes.

1 Ce sentiment de la propriété, qui naît vers les trois ans, a été signalé par les premiers psychologues de l'enfant : « L'enfant que j'observais, dit Tiedemann, ne voulait pas que sa sœur pût s'asseoir sur son siège, ou mît un de ses vêtements . il appelait cela ses affaires. Quelque idée de propriété s'était donc développée en lui. Mais, quoique l'enfant ne laissât rien prendre de ses affaires à lui, il prenait volontiers celles de sa sœur. » Et de même Pérez : « Il fait main basse sur les jouets, sur les meubles ou les vêtements qui servent spécialement à d'autres, tout en défendant qu'on agisse de même à son égard » (L'éducation dès le berceau, p. 185). Mais il faudrait distinguer ici entre le sentiment de possession, d'un niveau encore animal, et le sentiment de propriété, plus tardif et proprement humain, le Mien n'étant lors qu'une approximation du Moi. Voir notre ouvrage sur Le jeu de l'enfant, § 66.

2 « C'est là, dit Rousseau, rendre un enfant libéral en apparence, avare en effet. Les enfants, selon Locke, contracteront ainsi l'habitude de la libéralité. Oui, d'une libéralité usurière, qui donne un oeuf pour avoir un bœuf. Mais quand il s'agit de donner tout de bon, adieu l'habitude : lorsqu'on cessera de leur rendre, ils cesseront bientôt de donner. »

S'il est convenable d'encourager la libéralité, il ne l'est pas moins de veiller à ce que les enfants ne transgressent pas les lois de la justice. Toutes les fois qu'il leur arrivera de le faire, il faudra redresser leur erreur et, si les circonstances l'exigent, les réprimander vertement.

Comme c'est l'amour de soi qui guide les premières actions plus que la raison ou la réflexion, il n'est pas étonnant que les enfants soient très portés à s'écarter des règles exactes du bien et du mal : c'est que ces règles ne peuvent être dans l'esprit que le fruit d'une raison développée et d'une méditation réfléchie. Plus les enfants sont exposés à se méprendre sur ce point, plus il importe de faire bonne garde autour d'eux. Notez et rectifiez les moindres manquements qu'ils commettent par rapport à cette grande vertu sociale, et cela dans les choses les plus insignifiantes, autant pour instruire leur ignorance que pour prévenir les mauvaises habitudes. Si en effet ils commencent à être injustes en jouant avec des épingles ou des noyaux de cerise, et qu'on les laisse faire, ils passeront bientôt à des fraudes plus graves. et finiront peut-être par tomber dans une improbité complète et incorrigible 1. La première fois qu'ils manifestent leurs dispositions à l'injustice, il faut que les parents et les gouverneurs combattent cette tendance, en leur témoignant la surprise et l'horreur qu'elle leur inspire. Mais comme les enfants ne peuvent comprendre ce que c'est que l'injustice, tant qu'ils ne savent pas ce que c'est que la propriété et comment on devient proprié-taire, le moyen le plus sûr de garantir l'honnêteté des enfants, c'est de lui donner de bonne heure pour fondement la libéralité, l'empressement à partager avec les autres ce qu'ils possèdent ou ce qu'ils aiment. C'est ce qu'on peut leur enseigner dès leurs plus jeunes ans, avant même qu'ils sachent parler, avant qu'ils aient assez d'intelligence pour concevoir une idée nette de la propriété et pour reconnaître ce qui leur appartient en vertu d'un droit particulier et exclusif. Comme les enfants ne possèdent guère que les choses qui leur ont été données, et données le plus souvent par leurs parents, on peut les habituer d'abord à n'accepter et à ne conserver que les choses qui leur sont offertes par ceux à qui ils supposent qu'elles appartiennent. A mesure que leur esprit s'étend, on peut leur présenter et leur inculquer d'autres règles, leur proposer d'autres formes de justice, et les droits relatifs au mien et au tien. S'ils commettent quelque acte d'injustice qui semble provenir non d'une inadvertance, mais d'une volonté perverse, et qu'une réprimande légère et la honte ne suffisent pas pour réformer cette inclination mauvaise et égoïste, employez alors des remèdes plus énergiques. Que le père ou le gouverneur, par exemple, ôte à l'enfant coupable et s'abstienne de lui rendre tel ou tel objet qu'il apprécie et qu'il considère comme sa propriété, ou bien, qu'il donne à quelqu'un l'ordre d'en faire autant. Par là vous lui ferez comprendre qu'il ne lui servira de rien de s'emparer injustement de ce qui appartient aux autres, tant qu'il y aura dans le monde des hommes plus forts que lui. Mais si vous avez su lui inspirer de bonne heure la haine sincère de ce vice déshonorant, et je crois que la

1 Comparez Montaigne (Essais, 1. 1, c. XXII). « C'est une tres dangereuse institution d'excuser ces vilaines inclinations par la foiblesse de l'aage et legiereté du subject. Premierement, c'est nature qui parle, de qui la voix est lors plus pure et plus naïfve qu'elle est plus graile et plus neufve.

Secondement, la laideur de la piperie ne despend pas de la difference des escus aux espingles : elle despend de soy. je trouve plus juste de conclure ainsi : « Pourquoy ne tromperoit-il pas aux escus, puisqu'il trompe aux espingles » » que, comme ils font : « Ce n'est qu'aux espingles, il n'auroit garde de le faire aux escus. » il fault apprendre soigneusement aux enfants de haïr les vices de leur propre contexture, et leur en fault apprendre la naturelle difformité, à ce qu'ils les fuyent non en leur action seulement, mais surtout en leur cœur : que la pensée mesme leur en soit odieuse, quelque masque qu'ils portent. »

chose est possible, vous aurez suivi la vraie méthode pour le garantir de l'injustice. et vous aurez trouvé un préservatif meilleur que toutes les considérations tirées de l'intérêt ; les habitudes en effet agissent avec plus de constance et de force que la raison, la raison que nous oublions de consulter quand nous avons besoin d'elle, et plus souvent encore de suivre.

Section XIII

(111-114)

Des cris et des pleurs

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 98-103)