• Aucun résultat trouvé

L'usage du fouet

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 73-77)

Retour à la table des matières

83. Lorsque l'usage du fouet devient nécessaire comme remède suprême, on peut se demander à quel moment et par qui la punition doit être administrée. Est-ce immédiatement après la faute commise, quand elle est toute récente et pour ainsi dire toute chaude, qu'il convient de sévir? Et faut-il que les parents eux-mêmes châtient leurs enfants 1 ? Sur le premier point, mon avis est que la punition ne doit pas être appliquée tout de suite, de peur que la passion ne s'en mêle, et que le châtiment, par conséquent, tout en dépassant les bornes convenables ne conserve pas son efficacité légitime. Les enfants savent parfaitement discerner quand nous agissons par passion.

Comme je l'ai déjà dit, ce qui leur fait le plus d'impression, c'est ce qui émane de la raison calme et froide de leurs parents : la distinction ne leur échappe pas. Sur le second point, je crois que si vous avez à votre service un domestique discret, qui puisse tenir auprès de votre enfant la place d'un gouverneur (si vous avez un gouverneur, il n'y a plus de difficulté), il vaut mieux que la douleur de la punition soit directement infligée à l'enfant par une autre main que la vôtre, mais avec votre permission et en votre présence. De cette façon, l'autorité des parents est mieux sauvegardée, et le ressentiment de l'enfant, pour la douleur qu'il a supportée, se retourne sur la personne qui la lui a directement causée. Car je veux, on le sait, que le père n'en vienne que rarement aux châtiments corporels, et cela, quand il y a nécessité pressante, quand il n'y a plus d'autre remède; et alors il convient peut-être que le châtiment soit infligé de telle sorte que l'enfant ne puisse l'oublier.

84. Mais, je le répète, les châtiments corporels sont de toutes les corrections la plus mauvaise ; c'est par conséquent la dernière qu'il faille employer, et seulement dans les cas extrêmes, après qu'on aura essayé de tous les moyens plus doux et qu'on en aura reconnu l'impuissance. Si l'on suit exactement ces règles, on n'aura que rarement besoin d'en venir aux coups. Il n'est pas à supposer en effet qu'un enfant veuille souvent résister dans une circonstance particulière à l'ordre que lui donne son père, et il est probable qu'il ne le voudra jamais. D'autre part, si le père a soin de ne pas interposer son autorité absolue et ses ordres péremptoires, soit dans les actions puériles et indifférentes, où l'enfant doit jouir de sa liberté, soit à propos de ses études

1 Ces questions ne nous intéressent plus aujourd'hui, puisque le fouet est absolument condamné par la pédagogie moderne. Mais elles étaient à l'ordre du jour du temps de Locke. Les Regulœ des jésuites interdisaient aux Pères d'infliger de leurs mains les corrections physiques. Dans certains collèges on avait un correcteur attaché à la maison, un cuisinier, un portier. Ailleurs on recourait au service d'un pauvre artisan du voisinage qui recevait tant par mois ou par an pour venir instrumenter dans les classes. Quelquefois on s'adressait à un écolier bien planté, gaillard solide, qui fouettait ses camarades toutes les fois que le régent lui en donnait l'ordre. C'était sous une forme spéciale, un commencement d'enseignement mutuel.

et de ses progrès, en quoi il ne faut jamais lui faire violence, il ne reste que la prohibition de quelques actions vicieuses qui puisse donner lieu à des actes de rébellion, et par suite mériter le fouet à l'enfant. Il n'y aura donc qu'un très petit nombre d'occasions où un père attentif, qui dirige comme il convient l'éducation de son fils, se verra forcé de recourir à ce moyen de discipline. Pendant les sept premières années en effet, quels sont les vices dont un enfant peut se rendre coupable, sinon le mensonge ou quelques traits de malice? C'est quand il est retombé plusieurs fois dans ces fautes, malgré la défense formelle de son père, que l'enfant doit être puni pour son obstination et qu'il mérite d'être battu. Si toutes les dispositions vicieuses de l'enfant sont, dès le début, traitées comme elles doivent l'être ; si on lui en témoigne d'abord de la surprise ; si, dans le cas de récidive, l'enfant est décontenancé par l'air sévère de son père, de son précepteur et de tous ceux qui l'approchent, et par une façon d'agir conforme à l'état de disgrâce où il est tombé ; si enfin on sait persévérer dans cette attitude assez longtemps pour qu'il devienne sensible à la honte de sa faute, j'imagine qu'il ne sera pas besoin de recourir à une autre espèce de correction, et que l'occasion ne se présentera pas d'en venir aux coups. Ce sont seulement les négligences de la première éducation, et l'excès de douceur qu'on a témoigné d'abord aux enfants, qui rendent nécessaire dans la suite l'emploi des corrections physiques. Si l'on avait surveillé à leur naissance les inclinations vicieuses et les premières irrégularités qu'elles engendrent, si on les avait corrigées doucement, on aurait rarement plus d'un défaut à la fois à combattre, et on en viendrait facilement à bout, sans bruit ni fracas, sans avoir besoin de recourir à une discipline aussi brutale que le fouet.

Ainsi tous les vices, combattus un à un, dès leur première apparition, seraient aisément extirpés, sans qu'il subsistât la moindre trace et même le souvenir de leur existence. Mais par complaisance, par faiblesse pour nos chers petits, nous laissons leurs défauts grandir jusqu'à ce qu'ils aient pris racine et se soient multipliés, et que la laideur morale de nos enfants nous couvre de honte et de confusion. Alors il faut bien employer la charrue et la herse, il faut recourir à la bêche et à la pioche pour atteindre le fond des racines, et ce n'est pas trop de toute notre force, de toute notre habileté et de tout notre zèle, pour nettoyer cette pépinière infestée de mauvaises herbes, ce champ couvert de ronces, et pour retrouver l'espérance des fruits qui, la saison venue, nous récompenseront de nos labeurs.

85. Cette méthode, si on l'observe, épargnera à la fois au père et à l'enfant l'ennui des mêmes injonctions sans cesse répétées et des règles impératives ou prohibitives indéfiniment multipliées. Je crois en effet que les actions qui tendent à produire de mauvaises habitudes (et ce sont les seules qui exigent que le père interpose son autorité et ses commandements) ne doivent pas être défendues à l'enfant avant qu'il s'en soit rendu coupable. La défense faite avant la faute, si elle n'a pas de résultats plus fâcheux, a du moins celui d'apprendre à l'enfant la possibilité de la faute, puis-qu'elle suppose que l'enfant peut la commettre, et puisqu'il y aurait moins de risque qu'il la commît, s'il en ignorait l'existence. Le meilleur moyen d'enrayer une disposi-tion vicieuse, c'est, comme je l'ai déjà dit, de paraître étonné et surpris à la première action qui la révèle chez l'enfant. Par exemple la première fois qu'il est pris en fla-grant délit de mensonge ou d'un acte de méchanceté, le premier remède à employer c'est de lui parler de cette action comme de quelque chose d'étrange et de mons-trueux, dont on ne le croyait point capable, et ainsi de lui en faire honte.

86. On objectera sans doute que je me fais illusion sur la docilité des enfants, et que, en dépit de la préférence que j'accorde à la voie plus douce de l'éloge et du blâme, il y aura toujours beaucoup d'enfants qui ne s'appliqueront pas à leurs études et à ce qu'ils doivent apprendre, tant qu'on ne les aura point fouettés. C'est là le lan-gage ordinaire des gens d'école et de tous ceux qui, entêtés des vieilles méthodes, ne laissent jamais expérimenter les autres dans les occasions où l'on pourrait en faire l'essai. En effet, comment expliquer autrement qu'on ait besoin du fouet pour ensei-gner le latin et le grec, et qu'on s'en passe pour le français et l'italien? Les enfants apprennent la danse et l'escrime, sans qu'on ait besoin de les fouetter ; de même pour l'arithmétique, le dessin. Cela ne donne-t-il pas le droit de soupçonner qu'il y a quel-que chose d'étrange, de contre nature, d'antipathiquel-que à l'enfance, dans les programmes d'études des écoles de grammaire, ou dans les méthodes qu'on y emploie, puisque les enfants ne s'appliquent pas du tout à ces études, quand on ne les fouette pas, et ne s'y appliquent qu'à contrecœur lorsqu'on les fouette ; ou sinon, que l'on se trompe, quand on croit ne pouvoir apprendre les langues anciennes aux enfants qu'à coups de fouet?

87. Mais à supposer qu'il se rencontre des enfants si indifférents et si paresseux qu'on ne puisse les décider à étudier par les voies de la douceur, - et il faut recon-naître qu'il y a en effet des enfants de toute nature, - ce n'est pas une raison cependant pour qu'on pratique avec tous le dur régime du fouet. Il n'y en a aucun dont il soit permis de dire qu'il ne peut être gouverné par la douceur et la modération, tant qu'on n'en a pas fait avec lui l'essai complet. Si ces moyens ne le déterminent pas à travailler de toutes ses forces, à faire tout ce qu'il est capable de faire, alors il n'y a plus à chercher d'excuses pour un caractère aussi obstiné. Le fouet est le remède convenable en pareil cas, mais le fouet administré selon d'autres procédés que les procédés ordinaires. L'enfant qui volontairement néglige ses livres, qui se refuse obstinément à une chose qu'il peut faire et que son père lui enjoint de faire par un ordre positif et formel, cet enfant-là, il ne faut pas se contenter de lui appliquer deux ou trois coups de fouet, pour n'avoir pas fait son devoir, et de recommencer à lui infliger la même punition chaque fois qu'il retombe dans la même faute. Non, lorsque les choses en sont venues à ce point, lorsque l'entêtement est manifeste et rend la correction nécessaire, je pense qu'on doit châtier l'enfant avec plus de calme et aussi avec plus de sévérité ; on doit le frapper (en ayant soin de mêler les admonestations aux coups) jusqu'à ce qu'on puisse lire sur son visage, dans sa voix, dans son attitude soumise, que le châtiment a fait impression sur son esprit, et qu'il est moins sensible à la douleur même des coups qu'à la honte de la faute dont il s'est rendu coupable et qui lui cause maintenant un vrai chagrin. Si une correction de ce genre, répétée plusieurs fois à des intervalles convenables, et poussée jusqu'aux limites extrêmes de la sévé-rité, accompagnée d'ailleurs des marques non équivoques du mécontentement pater-nel, ne produit pas d'effet et ne réussit pas à modifier les dispositions de l'enfant, à le rendre souple et docile, quel profit peut-on désormais espérer de l'usage des châti-ments corporels, et à quoi bon les employer plus longtemps? Fouetter un enfant, lorsqu'on ne peut plus compter que cette correction produise aucun bien, c'est plutôt se comporter avec la fureur d'un ennemi plein de rage qu'avec la sagesse d'un ami compatissant ; et le châtiment n'est plus alors qu'une provocation inutile, qui n'a aucune chance d'amender le coupable. Si un père est assez malheureux pour avoir un fils aussi pervers, aussi intraitable, je ne vois pas ce qui lui reste à faire, sinon à prier

Dieu pour lui. Mais, selon moi, si dès le début on emploie avec les enfants les bonnes méthodes, il s'en rencontrera peu de ce caractère; et après tout, s'il y en a de tels, ce n'est pas d'après ces exceptions qu'il faut régler l'éducation des autres, de ceux qui ont un meilleur naturel et qui peuvent être gouvernés par des voies plus douces.

Section IX

(88-94)

Qualités nécessaires

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 73-77)