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Des habitudes

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 49-53)

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66. Mais, je vous en prie, rappelez-vous qu'on n'instruit pas les enfants par des règles qui glissent sans cesse de leur mémoire. Tout ce que vous jugez nécessaire qu'ils fassent, apprenez-leur à le faire par une pratique constante, toutes les fois que l'occasion se présentera ; et même, s'il est possible, faites naître les occasions. Cela leur donnera des habitudes qui, une fois établies, agiront d'elles-mêmes, facilement et spontanément, sans le secours de la mémoire. Mais laissez-moi vous avertir d'une précaution à prendre : 1º ayez soin d'abord de former les enfants aux habitudes que vous voulez leur donner, par d'insinuantes paroles et de douces exhortations, comme si vous vouliez simplement leur rappeler quelque chose qu'ils oublieraient ; plutôt que par de sévères réprimandes, par des gronderies, comme s'ils étaient volontairement coupables de leur oubli ; 2º une autre précaution à prendre, c'est de ne pas essayer de leur faire prendre plusieurs habitudes à la fois ; sans cela, par la diversité des choses, vous brouillerez leur esprit et vous n'arriverez à rien. C'est seulement quand une

1 Mme Necker de Saussure dit dans le même sens : « On ne doit d'abord interdire que ce qu'on peut empêcher, mais on doit toujours empêcher ce qu'on a commencé par interdire. »

habitude constante leur a rendu quelque action facile et naturelle, et qu'ils la font sans réflexion, qu'il convient de passer à l'éducation d'une autre habitude 1.

Cette méthode, qui consiste à instruire les enfants par une pratique constante, par la répétition du même exercice, plusieurs fois renouvelé en présence et sous la direc-tion de leur maître, jusqu'à ce qu'ils aient acquis l'habitude de le bien faire, et non par des règles confiées à leur mémoire, a de si grands avantages, par quelque côté qu'on la considère, que je ne puis m'empêcher de m'étonner (si tant est qu'on puisse s'éton-ner de n'importe quelle mauvaise coutume) qu'on l'ait à ce point négligée. Je ferai sur ce point une autre remarque qui me vient présentement à l'esprit. Par cette méthode, nous constaterons si ce qu'on exige de l'enfant est à sa portée et convient par quelque endroit à ses talents naturels et à son tempérament: chose qu'il importe de considérer dans une éducation bien dirigée. Nous ne pouvons pas avoir la prétention de changer le naturel des enfants sans nous exposer à leur faire du tort, de rendre pensifs et graves ceux qui sont gais, folâtres ceux qui sont mélancoliques. Dieu a marqué les esprits des hommes de certains caractères, qui, comme les défauts de leurs corps, peuvent être légèrement amendés, mais qu'on ne saurait entièrement réformer et changer en caractères tout contraires.

Quiconque prend soin de l'éducation des enfants doit donc étudier avec soin leur nature et leurs aptitudes, reconnaître, par de fréquentes expériences, leur tour d'esprit naturel et ce qui leur convient, observer enfin quel est leur fonds naturel, comment on peut l'accroître, et ce qu'ils sont capables de faire 2. il doit considérer ce qui leur manque et s'ils sont en état de l'acquérir par le travail, de se l'approprier par la prati-que, s'il vaut la peine d'en faire l'essai. Dans beaucoup de cas, en effet, tout ce que nous pouvons faire, tout ce que nous pouvons tenter, c'est de tirer le meilleur parti possible des dons de la nature, soit en prévenant les vices et les défauts auxquels est enclin tel ou tel tempérament, soit en développant les qualités qui lui sont naturelles.

Poussons aussi loin que possible le génie naturel de chaque enfant ; mais ne nous astreignons pas au vain travail de lui imposer un caractère qui n'est pas le sien : tous ces dehors plâtrés auront toujours mauvaise grâce et cet air gauche qui est la conséquence de la contrainte et de l'affectation.

L'affectation, j'en conviens, n'est pas le défaut familier de la première enfance, ni l'effet de la nature livrée à elle-même. Elle est de la famille de ces plantes qui ne croissent pas dans les landes sauvages et sans culture, mais qui grandissent dans les jardins par les soins maladroits et sous la main négligente d'un jardinier. Il faut de l'art et de l'instruction, il faut un certain sentiment de la nécessité de l'éducation, pour devenir capable de cette affectation, qui essaye de corriger les défauts naturels et qui a du moins le mérite de chercher à plaire, bien qu'elle n'y parvienne pas. Plus on

1 Pour Rousseau, « il ne faut laisser prendre à Émile aucune habitude, si ce n'est d'en avoir aucun » ; afin de le mettre « en état d'être toujours maître de lui même et de faire en toute chose sa volonté dès qu'il en aura une » (Émile, I). Kant suivra Rousseau sur ce point en affirmant que plus un homme a d'habitudes, moins il est libre et indépendant. Locke était plus sage, qui s'inspirait ici de Montaigne pour qui l'essentiel de l'éducation consiste dans une imprégnation, c'est-à-dire dans un ensemble d'attitudes et d'habitudes. Mais, sous le terme d'habitude, ces auteurs ne visent point la même chose.

2 Locke se préoccupe souvent de la différence des aptitudes individuelles. Voir, par exemple, §§ 1 et 215, ce qui le mène près de la notion d'école sur mesure que développera Claparède, mais aussi, et surtout, au préceptorat. Mais, s'il est préoccupé de la typologie, il l'est moins des âges : c'est Rousseau qui fondera vraiment la psychologie de l'enfant. Montaigne, à qui on attribue souvent des pensées analogues, ne s'est sans doute guère occupé que du problème des différences d'âges et d'intelligence. (V. notre ouvrage sur Montaigne, déjà cité, P. 202 sqq.).

s'efforce, en effet, d'être agréable, et moins on y réussit. Il faut donc s'armer de toutes les précautions possibles contre un défaut qui a sa source dans l'éducation, dans une éducation mal entendue sans doute, mais auquel les jeunes gens sont trop sujets, soit par leur propre faute, soit par la faute de ceux qui les dirigent.

Si l'on examine en quoi consiste la grâce, la grâce qui est sûre de plaire, on cons-tatera qu'elle a pour principe l'accord naturel qui se montre entre l'action accomplie et un certain état d'esprit approprié aux circonstances, et qui, par suite, ne peut manquer d'être agréable. Nous ne pouvons pas ne pas aimer, dès que nous le rencontrons, un caractère humain, amical, poli. Un esprit libre, maître de lui-même et de ses actions, qui, sans être humble ni bas, n'est ni fier ni insolent, que ne gâte aucun défaut grave, est sûr de faire bonne impression sur tout le monde. Les actions qui émanent naturel-lement de cet esprit bien fait, nous plaisent elles aussi, parce qu'elles en sont l'expres-sion sincère : manifestation naturelle des dispositions intérieures de l'esprit, elles n'ont rien de forcé ni de contraint. C'est en cela que consiste à mon sens cette beauté qui brille dans les actions de certains hommes, qui embellit tout ce qu'ils font, et qui séduit tous ceux qui les approchent. Ils ont par une habitude constante si bien réglé leur conduite, ils ont su rendre si naturelles toutes les plus petites manifestations de politesse et de respect, établies par la nature ou par la mode dans la société des hommes, que leurs actions paraissent être, non des façons artificielles ou étudiées, mais les conséquences naturelles d'un caractère doux et d'un esprit bien fait.

D'un autre côté, l'affectation est une imitation gauche et forcée de ce qui doit être naturel et aisé ; elle manque de la beauté qui accompagne ce qui est naturel, parce qu'elle laisse toujours voir un désaccord entre l'action extérieure et les dispositions secrètes de l'esprit. Ce désaccord se produit de deux manières : 1º dans certains cas, on s'efforce de faire paraître des sentiments qu'on n'a pas. On essaye d'en faire montre par des actions forcées ; mais la contrainte se trahit toujours. C'est ainsi que des per-sonnes affectent parfois de paraître tristes, ou gaies ou aimables, bien qu'en réalité elles ne le soient point.

2º L'autre cas, c'est quand on s'essaye, non à faire paraître des sentiments qu'on n'éprouve pas, mais à donner aux sentiments qu'on éprouve une expression qui ne leur convient pas. Tels sont, dans la conversation, toutes ces actions contraintes, ces mouvements, ces paroles, ces regards qui, destinés à témoigner ou bien le respect et la politesse dont nous devrions être animés à l'égard de la société que nous fréquen-tons, ou bien le plaisir et l'agrément qu'elle nous procure, ne sont pas cependant l'expression vraie et naturelle de l'un ou l'autre de ces sentiments, mais prouvent tout au contraire qu'il y a quelque chose qui y manque. Ces défauts dérivent en grande partie de ce qu'on se travaille à imiter les autres, sans prendre la peine de distinguer ce qu'il y a de réellement gracieux dans leurs manières de ce qui est propre à leur caractère. Mais l'affectation en toutes choses, quel que soit son principe, est toujours déplaisante, parce que tout ce qui est contrefait nous inspire une aversion naturelle ; nous ne saurions estimer ceux qui n'ont pas d'autres moyens de se recommander à nous.

La simple et grossière nature, livrée à elle-même, vaut bien mieux que la grâce affectée et toutes les manières étudiées d'un homme qui veut paraître bien élevé. On ne remarquera pas toujours qu'il nous manque quelque qualité, qu'il y a quelque défaut dans notre conduite, et que nous n'avons pas atteint la perfection suprême de la politesse ; on ne nous blâmera pas toujours pour cela. Mais l'affectation, dans n'importe quelle partie de notre conduite, est comme un flambeau qui éclaire nos

défauts et qui infailliblement nous fait passer pour des gens sans jugement ou sans sincérité. Le gouverneur doit donc surveiller ce défaut avec d'autant plus de vigilance que c'est, comme je l'ai déjà dit, une laideur acquise, le résultat d'une éducation mal entendue, un défaut peu fréquent, et auquel sont sujets uniquement ceux qui se piquent d'être bien élevés, et qui ne veulent point passer pour ignorer ce qui est conforme à la mode et aux bonnes manières de la vie sociale. Si je ne me trompe, ce défaut provient souvent de l'insuffisance des recommandations d'un maître qui donne négligemment des règles et propose des exemples, sans joindre la pratique à ses instructions, sans forcer son élève à répéter l'action sous ses yeux, afin d'y reprendre ce qui serait inconvenant ou qui paraîtrait forcé, jusqu'à ce que l'enfant ait acquis l'habitude de la faire sans effort et avec une aisance parfaite.

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