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Sur les bonnes manières

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 139-156)

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141. La qualité qui en troisième lieu convient à un gentleman, c'est la bonne éducation 1. Il y a deux façons d'être mal élevé : la première a pour effet une timidité sotte ; la seconde se manifeste par le manque de tenue, par un défaut choquant de respect à l'égard des autres. On évitera ces deux défauts par la pratique rigoureuse de cette seule règle : n'avoir mauvaise opinion ni de soi ni des autres.

142. La première partie de cette règle tend à nous mettre en garde, non contre la modestie, mais contre le défaut d'assurance. Sans doute nous ne devons pas avoir de nous-mêmes une Opinion si avantageuse que nous soyons seulement occupés de notre propre mérite, et que nous nous préférions aux autres à raison de la supériorité que nous pouvons avoir sur eux. Recevons modestement les hommages qu'on nous rend quand ils sont légitimes. Mais il faut cependant nous estimer assez pour accom-plir sans trouble et sans embarras, quelle que soit l'assistance, les actions qui nous

1 Compayré remarque ici très justement que cette section est un véritable traité sur la politesse : Locke y oublie parfois les enfants pour parler des hommes. On voit ici bien ces traits de courtoisie qui caractérisent Locke et son idéal du gentleman (sur lequel nous avons attiré l'attention dans l'introduction).

incombent et qu'on attend de nous, sans oublier d'ailleurs de témoigner aux personnes le respect et les égards auxquels leur donnent droit leur rang et leur qualité. Il n'est pas rare que les gens du peuple et surtout les enfants quand ils se trouvent devant des étrangers ou devant des supérieurs, soient pris d'un accès de timidité rustique. Le désordre paraît dans leurs pensées, dans leurs paroles, dans leurs regards ; ils perdent à ce point la tête, dans leur confusion, qu'ils ne sont plus en état de faire quoi que ce soit, ou du moins de le faire avec cette liberté et cette grâce qui plaît et qui rend les gens agréables. Pour remédier à ce défaut, comme à tout autre, il n'y a qu'un moyen, c'est d'établir par l'usage l'habitude contraire. Mais comme il est impossible de pren-dre l'habitude de converser avec des étrangers et des personnes de qualité, si l'on ne fréquente pas la société, rien ne peut guérir de ce défaut d'éducation, sinon de changer souvent de compagnie et de rechercher la société des personnes qui sont au-dessus de nous.

143. Si le défaut précédent provient de ce que nous nous mettons trop en peine de la conduite que nous devons tenir avec les autres hommes, l'autre façon d'être mal élevé consiste au contraire en ce que nous ne paraissons pas nous soucier assez de plaire ou de témoigner du respect aux personnes avec qui nous avons affaire. Pour éviter ce second défaut, deux choses sont nécessaires : d'abord que nous soyons disposés à ne jamais offenser les autres, ensuite, que nous sachions trouver le moyen le plus agréable, le plus expressif, de manifester cette disposition. La première de ces qualités fait les hommes civils ; la seconde, les hommes polis. La politesse 1 est cette grâce, cette convenance dans le regard, dans la voix, dans les paroles, dans les mouvements, dans les gestes, dans toute l'attitude, qui fait qu'on réussit dans le monde, et qui met à l'aise, en même temps qu'elle charme, les personnes avec qui nous conversons. C'est, pour ainsi dire, le langage par lequel on exprime les senti-ments de civilité qu'on a dans le cœur, et qui, comme tous les autres langages, soumis qu'il est à la mode et aux usages de chaque pays, ne peut être appris, soit dans ses règles, sait dans sa pratique, que par l'observation et l'imitation de ceux qui passent pour être tout à fait bien élevés. L'autre qualité, qui ne consiste pas seulement en manifestations extérieures, c'est cette bienveillance générale, cette attention témoi-gnée à tout le monde, qui fait que dans sa conduite on évite de paraître dédaigneux, négligent ou indifférent pour autrui, et qu'au contraire on accorde à chaque personne, selon les usages et la coutume des différents pays, le respect et la considération que lui valent sa condition et son rang. C'est une disposition de l'esprit qui se traduit dans les actes, toutes les fois qu'on évite dans la conversation de mettre mal à l'aise son interlocuteur.

Je distinguerai quatre défauts, qui sont le plus directement contraires à la poli-tesse, c'est-à-dire à la première et à la plus engageante de toutes les vertus sociales.

C'est de l'un ou l'autre de ces quatre défauts que dérive d'ordinaire l'incivilité. Je les exposerai ici, afin que les enfants soient ou préservés ou tout au moins affranchis de leur fâcheuse influence.

1 Locke qui connaissait les moralistes français, qui a traduit en partie les Essais de Nicole, s'est évidemment inspiré de La Bruyère. « L'on peut définir l'esprit de politesse, dit l'auteur des Caractères : l'on ne peut en fixer la pratique ; eue suit l'usage et les coutumes reçues ; elle est attachée aux temps, aux lieux, aux personnes, et n'est point la même dans les deux sexes, ni dans les différentes conditions : l'esprit tout seul ne la fait pas deviner ; il fait qu'on la suit par imitation et que l'on s'y perfectionne... L'esprit de politesse est une certaine attention à faire que, par nos paroles et par nos manières, les autres soient contents de nous et d'eux-mêmes » (ch. V, De la société et de la conversation).

1º Le premier, c'est cette rudesse naturelle, qui fait que l'on manque de complai-sance pour les autres hommes, qu'on n'a aucun égard pour leurs inclinations, leur tempérament, on leur condition. C'est sûrement le fait d'un rustre de ne pas considérer ce qui plaît ou déplaît aux personnes qu'il fréquente ; et cependant il n'est pas rare de rencontrer des hommes du monde, vêtus à la dernière mode, qui ne se gênent pas pour donner librement cours à leur humeur, et pour heurter 1, pour contrecarrer les sentiments de tous ceux qu'ils accostent, sans s'inquiéter de savoir comment ils le prendront. C'est là une brutalité qui choque, qui irrite tout le monde, et dont personne ne saurait s'accommoder : aussi ne peut-on la tolérer chez quiconque veut passer pour avoir la plus légère teinture de politesse. Le but en effet, la fin de la politesse est de corriger cette raideur naturelle et d'adoucir assez le caractère des hommes pour qu'ils puissent se prêter avec quelque complaisance au caractère de ceux avec qui ils ont affaire.

2º Un second défaut, c'est le mépris, le manque de respect qui se trahit dans les regards, les discours, ou les gestes, et qui, de quelque part qu'il vienne, est toujours désagréable. Il n'est en effet personne qui puisse supporter avec plaisir l'expression du mépris.

3º L'esprit critique, la disposition à trouver en faute les autres personnes, voilà encore un travers entièrement contraire à la politesse. Les hommes, qu'ils soient ou non coupables, n'aiment pas à voir leurs fautes divulguées et exposées au grand jour, en pleine lumière, devant eux et devant d'autres personnes. Les défauts qu'on repro-che à quelqu'un lui causent toujours quelque honte, et un homme ne saurait supporter sans déplaisir que l'on divulgue un défaut qu'il a, ni même qu'on lui impute un défaut qu'il n'a pas. La raillerie n'est qu'un moyen raffiné de faire ressortir les défauts d'autrui. Mais comme elle se présente généralement sous des formes spirituelles et dans un langage élégant, comme elle divertit la compagnie, on se laisse aller à l'erreur de croire que, maintenue dans certaines limites, elle n'a rien d'incivil. Aussi cette forme de plaisanterie est-elle fréquemment introduite dans la conversation des per-sonnes les plus distinguées; les railleurs sont écoutés avec faveur ; ils sont générale-ment encouragés par les éclats de rire de ceux de leurs auditeurs qui se rangent de leur côté. Ils devraient cependant considérer que s'ils amusent le reste de la compa-gnie, c'est aux dépens de la personne qu'ils représentent sous des couleurs burlesques, et que cette personne par conséquent n'est pas à son aise pendant qu'ils parlent, à moins que le sujet pour lequel on la raille ne soit précisément une chose dont elle peut tirer vanité : car dans ce cas les images plaisantes, et les traits qu'emploie le railleur, n'étant pas moins flatteurs que divertissants, la personne raillée y trouve son compte et prend sa part du divertissement des autres. Mais comme tout le monde n'a pas le talent de manier avec prudence un art aussi délicat, aussi difficile que la plaisanterie, et que le plus léger écart peut tout gâter, j'estime que ceux qui veulent éviter de blesser autrui, et particulièrement les jeunes gens, doivent s'abstenir avec soin de toute raillerie, puisque la moindre méprise, la moindre déviation dans la plaisanterie, peut laisser dans l'esprit de ceux qu'elle a contrariés le souvenir

1 Comparez La Bruyère : « Parler et offenser pour de certaines personnes est précisément la même chose. ils ne se contentent pas de répliquer avec aigreur; ils attaquent souvent avec insolence; ils frappent sur tout ce qui se trouve sous la langue, etc. » (Caractères, V.)

çable d'avoir été insultés d'une façon piquante, bien que spirituelle, pour quelqu'un de leurs défauts 1.

Outre la raillerie, il y a une autre forme de critique où la mauvaise éducation se manifeste souvent, c'est la contradiction. Sans doute la complaisance n'exige pas que nous admettions toujours les raisonnements ou les récits qui sont débités devant nous, non ; ni que nous laissions passer sans rien dire tout ce qui arrive à nos oreilles.

Contredire les opinions, rectifier les erreurs d'autrui, c'est au contraire ce que la vérité et la charité demandent parfois, et la politesse ne s'y oppose pas, si on le fait avec précaution et en tenant compte des circonstances. Mais il y a des gens, comme cha-cun sait, qui sont pour ainsi dire possédés par l'esprit de contradiction et qui se mettent perpétuellement en opposition avec les opinions d'une des personnes ou même de toutes les personnes qu'ils fréquentent, sans s'inquiéter si ces opinions sont bonnes ou mauvaises 2. C'est là une forme de critique si visiblement injurieuse qu'il n'y a personne qui n'en soit choqué. Il est si naturel d'attribuer la contradiction à l'esprit de critique, et il est si difficile de l'accepter sans en être humilié que, s'il nous arrive de contredire, nous devons le faire le plus doucement possible, avec les termes les plus polis que nous pourrons trouver, de façon enfin à témoigner par toute notre attitude que nous ne mettons dans notre contradiction aucune passion, Accompagnons notre opposition de toutes les marques de respect et de bienveillance, afin que tout en faisant triompher notre opinion, nous ne perdions pas l'estime de ceux qui nous écoutent.

4º L'humeur querelleuse est encore un défaut contraire à la politesse, non seule-ment parce qu'elle nous entraîne dans nos paroles et dans notre conduite à des inconvenances et à des grossièretés, mais aussi parce qu'elle semble indiquer que nous avons à nous plaindre de quelque faute de la part de ceux qui sont l'objet de notre colère. Or il n'est personne qui supporte sans déplaisir le moindre soupçon, la plus légère insinuation sur ce point. De plus il suffit d'une personne querelleuse pour troubler toute la compagnie, et pour y détruire toute harmonie.

Comme le bonheur, qui est le but constant des hommes, consiste dans le plaisir, il est facile de comprendre pourquoi les hommes polis sont mieux accueillis dans le monde que les hommes utiles. L'habileté, la sincérité, les bonnes intentions d'un homme de poids et de mérite sont rarement une compensation à l'ennui qu'il cause par ses représentations graves et solides. Le pouvoir, la richesse, la vertu elle-même, on ne les apprécie que comme des instruments de bonheur. Aussi c'est mal se recom-mander à une personne que de prétendre travailler à son bonheur, en lui causant de l'ennui pour les services qu'on lui rend. Celui qui sait être agréable aux personnes qu'il fréquente, sans s'abaisser à des flatteries humbles et serviles, a trouvé le secret de l'art de vivre dans le monde, de se faire partout apprécier, d'être partout le bien-venu. C'est pourquoi il faudrait avant toute chose habituer à la politesse les enfants et les jeunes gens.

1 « Il ne faut jamais hasarder la plaisanterie, même la plus douce et la plus permise qu'avec des gens polis ou qui ont de l'esprit ». (La Bruyère, V.)

2 « Le silence et la modestie sont qualitez très commodes à la conversation. On dressera l'enfant à estre espargnant et mesnagier de sa suffisance, quand il l'aura acquise; à ne se formalizer point des sottises et fables qui se diront en sa présence : car c'est une incivile importunité de chocquer tout ce qui n'est pas de notre appetit, etc. ». (Montaigne, I, XXV.)

144. Il y a une autre manière de manquer de politesse, c'est d'être trop cérémo-nieux, c'est de s'opiniâtrer à imposer à certaines personnes des hommages qui ne leur sont pas dus et qu'elles ne peuvent accepter sans folie et sans se couvrir de honte 1. Il semble en effet qu'en cela on ait plutôt en vue de compromettre les gens que de les obliger, qu'on veuille tout au moins leur disputer le droit de parler en maîtres ; en tout cas il n'est rien qui soit plus importun et par conséquent plus contraire à la bonne éducation, puisqu'elle n'a d'autre but ni d'autre fin que de mettre à l'aise les personnes avec qui nous causons et de leur plaire. Sans doute les jeunes gens sont rarement enclins à ce défaut ; mais s'ils s'en rendent coupables, ou s'ils paraissaient avoir quelque disposition à le faire, il faut les avertir et les mettre en garde contre cette civilité mal entendue. Ce qu'ils doivent se proposer et avoir en vue dans la conver-sation, c'est de faire paraître du respect, de l'estime, de la bienveillance pour les personnes, en accordant à chacun les égards et les prévenances qu'exigent les règles ordinaires de la civilité. Réussir à cela en échappant à toute apparence de flatterie, d'hypocrisie ou d'humilité, c'est un grand art, que la raison, le bon sens et la fréquentation de la bonne société peuvent seuls enseigner ; mais en même temps, c'est une qualité si précieuse dans la vie pratique, qu'il vaut la peine de s'y exercer.

145. Bien que l'art de se conformer aux règles dans cette partie de notre conduite porte le nom de bonne éducation, - d'où l'on pourrait conclure qu'elle est spécialement l'effet de l'éducation, - il ne faut pas, comme je l'ai déjà dit, que l'on tourmente trop les enfants sur cet article : j'entends quand il s'agit d'ôter son chapeau et de faire la révérence selon les règles 2. Apprenez-leur si vous pouvez, à être modérés, à avoir bon caractère, et ils ne manqueront pas à ces devoirs : la civilité ne consistant à vrai dire qu'à éviter dans la conversation de paraître dédaigneux ou indifférent pour les autres personnes. Nous avons déjà fait connaître les formes les plus accréditées de la politesse. Mais ces formes sont aussi particulières, aussi changeantes, selon les différents pays, que les langues qu'on y parle. C'est pourquoi, à bien prendre les choses, il est aussi inutile, aussi inopportun de donner des règles et de faire des discours aux enfants sur ce sujet, qu'il le serait de faire apprendre par-ci, par-là, une ou deux règles de grammaire espagnole à quelqu'un qui n'est destiné à fréquenter que des Anglais. Vous aurez beau discourir avec votre fils sur les obligations de la politesse : telle sera la compagnie qu'il fréquentera, telles seront ses manières. Prenez un paysan de votre voisinage, qui n'est jamais sorti de sa paroisse ; faites-lui toutes les lectures qu'il vous plaira : vous aurez aussitôt fait de lui apprendre le langage que les manières de la cour. Je veux dire que pour les unes comme pour l'autre, il n'aura jamais plus de politesse que n'en ont ceux avec qui il a coutume de vivre. Il n'y a donc pas à se préoccuper autrement de l'éducation de la politesse chez l'enfant, jusqu'au jour où il est d'âge à avoir auprès de lui un précepteur, qui de toute nécessité doit être un homme bien élevé. Et pour dire toute ma pensée, si les enfants ne font rien qui décèle de l'entêtement, de l'orgueil, et une mauvaise nature, il importe peu qu'ils sachent ôter leur chapeau et faire la révérence. Si vous avez réussi à leur inspirer l'amour et le respect d'autrui, ils sauront bien, dans la mesure où leur âge l'exige, trouver pour manifester ces sentiments des procédés d'expression dont tout le monde se contentera et qui seront d'accord avec la mode régnante. Quant aux

1 Comparez Montaigne, Essais, 1, XIII, « J'ai veu souvent des hommes incivils par trop de civilité, et importuns de courtoisie ».

2 Comparez un passage presque identique de Rollin. « Il ne faut pas tourmenter les enfants, ni les chagriner pour des fautes qui leur échappent en cette matière. Un abord peu gracieux, une révérence mai faite, un chapeau ôté de mauvaise grâce : tout cela ne mérite pas qu'on les gronde...

L'usage du monde aura bientôt corrigé ces défauts, etc. » (Traité... IV, P. 387.)

ments et à l'attitude du corps, le maître à danser, comme nous l'avons dit 1, leur apprendra, le moment venu ce qui sied le mieux à cet égard. En attendant, et tant qu'ils sont tout petits. personne ne leur demandera d'être fort exacts sur le chapitre des cérémonies. La négligence est permise à cet âge; elle sied aux enfants, autant que les façons complimenteuses aux grandes personnes. Si quelques esprits pointilleux considèrent cette négligence comme une faute, c'est du moins, j'en suis assuré, une faute qu'il faut pardonner, et qu'on doit laisser au temps, au précepteur et à la vie sociale, le soin de corriger. Je ne crois donc pas que vous deviez (comme il arrive trop souvent) molester ou gronder votre fils sur ce point. C'est seulement dans le cas où il laisserait voir dans sa conduite de l'orgueil et une mauvaise nature, qu'il conviendrait de lui faire comprendre sa faute et de le forcer à en rougir.

Bien qu'il ne faille pas trop tracasser les enfants, tant qu'ils sont petits, à propos des règles et des cérémonies de la politesse, il y a lieu cependant de les surveiller pour une sorte d'incivilité qu'ils sont très enclins à se permettre, si on ne les corrige pas de bonne heure : c'est la disposition à interrompre les gens, quand ils parlent, et à

Bien qu'il ne faille pas trop tracasser les enfants, tant qu'ils sont petits, à propos des règles et des cérémonies de la politesse, il y a lieu cependant de les surveiller pour une sorte d'incivilité qu'ils sont très enclins à se permettre, si on ne les corrige pas de bonne heure : c'est la disposition à interrompre les gens, quand ils parlent, et à

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