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Des esprits et des fantômes

Dans le document Quelques pensées sur l'éducation. (Page 133-137)

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137. Après que, insensiblement et par degrés, et à mesure que vous l'en jugerez capable, vous aurez développé dans l'esprit de l'enfant une semblable notion de Dieu ; après que vous lui aurez appris à prier Dieu, et à le prier comme l'auteur de son être et de tous les biens dont il jouit ou dont il peut jouir, vous devez éviter toute conversa-tion sur les autres existences spirituelles, jusqu'à ce qu'il soit amené à s'en enquérir

1 Kant, qui a discuté assez longuement la question de l'éducation religieuse,. et qui est de l'avis de Locke sur la convenance de la commencer de bonne heure, introduit dans la religion de l'enfant un élément de moralité plus caractérisé encore, et se sépare du philosophe anglais, en ce qu'il veut que « la moralité précède et que la théologie suive ». Dieu doit être représenté à l'enfant comme le législateur,, comme le juge suprême. « 1e meilleur moyen de rendre d'abord claire l'idée de Dieu, ce serait d'y chercher une analogie dans celle d'un père de famille sous la surveillance duquel nous serions placés. » (Pédagogie).

Fénelon allait beaucoup plus loin, en faisant, dans son éducation une bien grande part aux légendes de l'histoire sainte (De l'éducation des filles, ch. VI). C'est surtout contre lui, mais aussi contre Locke, que portent les arguments de Rousseau condamnant les«absurdités » du catéchisme, et demandant qu’Émile n'entende point parler du problème religieux avant l'adolescence, parce qu'auparavant il ne pourra jamais que concevoir un dieu anthropomorphe. Rousseau, bien qu'aussi religieux de tempérament que Locke, tient compte beaucoup plus que lui de l'âge de l'enfant.

dans des occasions que nous marquerons plus tard 1 et par la lecture de l'histoire sainte.

138. Mais même alors, et tout le temps qu'il est jeune, il faut avoir soin de pro-téger sa tendre imagination contre toute impression, contre toute notion d'esprit, de fantôme, ou de n'importe quelle autre apparition effrayante de la nuit. C'est un danger auquel l'expose l'imprudence des domestiques dont la méthode ordinaire est d'effrayer les enfants, et de s'assurer de leur obéissance en leur parlant de loups-garous, de cadavres sanglants et d'autres fantômes, dont les noms entraînent l'idée de quelque chose de terrible et de dangereux, dont ils ont raison d'avoir peur, quand ils sont seuls et surtout dans les ténèbres 2. Prévenons soigneusement ce danger ; car, bien que par cet absurde moyen on puisse empêcher quelques petites fautes, le remède est certai-nement pire que le mal. Par là, en effet, on jette dans leurs esprits des idées qui les suivront partout, avec leur cortège de frissons et de terreurs. Ces pensées pleines d'épouvante, une fois introduites dans la délicate imagination des enfants, et y étant fortement empreintes par la terreur qui les accompagne, s'y enracinent profondément, et s'y fixent au point qu'il est très difficile, sinon impossible, de les arracher de l'esprit. Et tant qu'elles subsistent, elles hantent souvent l'imagination par des visions étranges, qui rendent l'enfant poltron, quand il est seul, et qui ont pour résultat qu'il a peur de son ombre et qu'il redoute l'obscurité pendant toute sa vie. J'ai connu des hommes faits qui se plaignaient d'avoir été élevés ainsi dans leur enfance. Bien que leur raison eût corrigé les fausses idées qu'ils s'étaient faites alors, bien qu'ils fussent convaincus qu'il n'y avait pas plus de raison pour craindre les êtres invisibles pendant la nuit que pendant le jour, ils avouaient néanmoins qu'à la moindre occasion ces mêmes idées, toujours prêtes à se réveiller, les rejetaient dans les préjugés de leur imagination et qu'ils ne pouvaient s'en débarrasser qu'avec peine. Et pour vous faire bien voir combien ces images sont tenaces et effrayantes lorsqu'elles ont été imprimées dans l'esprit de l'enfant, laissez-moi vous raconter ici une histoire extraor-dinaire, niais vraie. Il y avait dans une ville de l'Ouest un homme au cerveau dérangé, que les enfants avaient coutume de taquiner, quand ils le rencontraient sur leur route.

Un jour, ce fou ayant aperçu dans la rue un des garçons qui le persécutaient, entre dans la boutique d'un armurier voisin, et, saisissant une épée, court sur l'enfant. Celui-ci se voyant poursuivi par un homme armé, se sauve à toutes jambes pour échapper au danger ; par bonheur, il trouve assez de force et assez de talons pour atteindre la maison de son père, avant que le fou ait pu le rejoindre. La porte n'était fermée qu'au loquet ; et lorsque l'enfant a le loquet dans la main, il retourne la tête, pour voir à quelle distance se trouve son ennemi. Le fou était précisément sur le seuil, l'épée à la main, prêt à frapper, et l'enfant n'a que le temps d'entrer et de refermer la porte pour parer le coup... Mais si son corps échappa au danger, il ne devait pas en être de même de son esprit. L'image effrayante lui fit une si profonde impression, qu'elle subsista plusieurs années, sinon toute sa vie. En effet, racontant lui-même cette histoire lorsqu'il était homme fait, il disait que, depuis ce jour, il ne se souvenait pas d'être

1 Voir plus loin, §§ 158 et suivants.

2 « Il importe extrêmement à un jeune homme que dès qu'il commence à juger, il n'acquiesce qu'à ce qui est vrai, c'est-à-dire qu'à ce qui est. Aussi loin de lui toutes les histoires fabuleuses, tous ces contes puérils de fées, de loup-garou, d'esprits follets, etc. » (Dumarsais, article Éducation dans l'Encyclopédie.) Rousseau aussi s'est longuement posé le problème de la peur des ténèbres, que, comme plus tard Darwin, il estime naturelle, héréditaire (Émile, II), et, pour la combattre, il demande beaucoup de jeux de nuit.

Noter que Locke ne condamne point ici les contes en général, mais seulement ceux qui sont source de frayeur (V. § 156).

passé par cette porte, sans être tenté de regarder derrière lui, quelque affaire qu'il eût en tête, ou tout au moins sans penser à ce fou, avant d'entrer dans la maison.

Si les enfants étaient laissés à leurs propres inspirations, ils ne seraient pas plus effrayés dans les ténèbres qu'ils ne le sont en plein jour. La nuit et le jour seraient également les bienvenus auprès d'eux, l'une pour dormir, l'autre pour jouer. Ils n'apprendraient pas par les discours des autres à faire une différence entre le jour et la nuit, et à croire que les heures de ténèbres présentent plus de dangers, plus de choses effrayantes. Mais si quelqu'une des personnes qui vivent auprès d'eux est assez sotte pour leur faire peur, pour leur faire croire qu'il y a quelque différence entre le fait d'être dans les ténèbres et le fait de fermer les yeux, vous devez les débarrasser de ce préjugé le plus tôt que vous pourrez. Vous devez leur apprendre que Dieu qui a fait toutes choses pour leur bien a fait la nuit pour qu'ils puissent dormir plus tranquille-ment ; et qu'étant alors comme toujours sous sa protection, il n'y a rien dans les ténèbres qui puisse leur faire du mal. Quant à de plus amples explications sur la nature de Dieu et des esprits bienfaisants, il faut les remettre à l'époque que nous avons déjà indiquée ; et pour les esprits malins, ce sera un bien que les enfants échap-pent à toute fausse imagination sur ce sujet, jusqu'à ce qu'ils aient l'esprit assez mûr pour cette sorte de connaissance 1.

139. Après que vous aurez établi les fondements de la vertu sur une notion exacte de la divinité, telle que le Credo nous l'enseigne, et aussi dans la mesure que com-porte l'âge de l'enfant, sur l'habitude de la prière, ce qui doit vous préoccuper, c'est de l'obliger rigoureusement à dire la vérité, et par tous les moyens imaginables de l'encourager à la bonté. Faites-lui comprendre qu'on lui pardonnera plutôt vingt fautes qu'un mensonge qu'il aurait commis pour en déguiser une seule. Et d'autre part en lui apprenant de bonne heure à aimer ses semblables, à être bon pour eux, vous fondez en lui les vrais principes de l'honnêteté: car les injustices proviennent en général de ce que nous nous aimons trop nous-mêmes et de ce que nous n'aimons pas assez les autres hommes.

C'est tout ce que j'avais à dire sur ce sujet : ces préceptes suffisent pour établir les premiers fondements de la vertu chez l'enfant. Mais à mesure qu'il grandit, il faut observer les tendances particulières de sa nature : car si son tempérament l'incline plus qu'il ne conviendrait dans un sens ou dans un autre, hors du droit chemin de la vertu, vous devez intervenir et appliquer les remèdes appropriés. Parmi les fils d'Adam, il y en a peu en effet qui soient assez favorisés pour n'être pas nés avec quel-que tendance qui prédomine dans leur tempérament, et c'est l'œuvre de l'éducation, soit de la détruire, soit de la contrebalancer.

1 Il faut songer que Locke est du dix-septième siècle, c'est-à-dire d'une époque où les esprits les plus éclairés n'hésitaient pas à admettre l'existence des démons. Voyez, par exemple, les dissertations de Malebranche sur les sorciers dans la Recherche de la vérité. Au XVIIIe siècle encore, on brûlera des sorcières : 1600 en Espagne sous le règne de Philippe V, en Allemagne, en Italie, en France (V. Michelet. La Sorcière).

Mais pour entrer dans les détails de ce sujet, il faudrait sortir des limites que je me suis fixées dans cette brève esquisse sur l'éducation. Mon dessein n'est pas de discou-rir sur tous les vices, sur toutes les vertus, ni de dire comment chaque vertu peut être acquise, chaque vice guéri, par des moyens appropriés. J'ai voulu mentionner seule-ment quelques-uns des défauts les plus ordinaires à l'enfance et indiquer la méthode à suivre pour les corriger.

Section XXII

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