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Témoignages : récriture de l’histoire

III.2. Le langage qui griffe

III.2.1. Petits mots doux

Avant d’entrer dans son langage, pour permettre de comprendre mieux l’histoire d’Ok-Sun Han, je résume son témoignage252. Née en 1919, déportée à l’âge de 19 ans, elle a 82 ans au moment de l’entretien. Elle a été entraînée dans une « maison de réconfort » par un vieux Coréen qui l’a persuadée qu’elle allait gagner beaucoup d’argent. Elle aussi se souvient encore des chansons japonaises ; elle les chante pendant l’entretien en évoquant une scène de fête. Bien qu’il existe des situations variées qui ont laissé des mots étrangers gravés dans sa mémoire, Ok-Sun Han emploie des mots japonais surtout pour décrire une relation qu’elle a eu avec un Japonais.

251 Cela me rappelle que la plupart des pays modernes oblige à « apprendre par cœur » l’hymne national. Pour Anderson, c’est une façon d’éprouver l’amour pour sa patrie. Le Japon a ordonné également d’apprendre par cœur l’hymne ainsi que d’autres chansons ou déclarations fidèles japonaises pour l’empire. La Corée du Sud a pris le même rituel après l’Occupation. Je pense que cette expression française « apprendre par cœur » est intéressante ainsi que l’idée de considérer le cœur comme le siège de l’intelligence et des sensations ; en revanche, en coréen, on dit seulement mémoriser.

252 Résumer ce genre de témoignage semble impossible. Face à cette tâche impossible, ce que j’essaie de montrer, c’est plutôt, le fait que je suis en train de traduire l’histoire de ces femmes et de l’histoire de la Corée et de la Corée du Sud par le biais de témoignages de ces femmes, non seulement que je « traduis » d’un certain langage coréen en français. Résumer, c’est d’abord un acte de choisir un certain élément et les réordonner dans un autre contexte. Et ce résumé continuera.

Quelques années après sa réquisition forcée, Ok-Sun Han a rencontré un médecin militaire dans la « maison de réconfort » en Chine, avec lequel elle a vécu jusqu’à sa mort vers la fin de la guerre ; elle en parle comme d’une relation d’amour. Un peu après leur rencontre, son compagnon lui a offert une chambre dans un immeuble où vivaient selon elle des prostituées chinoises. On ne peut donc pas être sûr qu’elle vivait toujours dans une « maison de réconfort » pendant sa relation avec ce médecin. Elle parle du changement de sa condition après cette rencontre : elle a pu obtenir un peu de liberté, sortir, choisir les soldats qui venaient la voir, et quand elle voulait les « recevoir253 ». Deux filles sont nées de cette relation, l’une d’entre elles est morte peu de temps après sa naissance. Selon Ok-Sun Han, cet officier japonais est le « père des enfants », et la relation était connue de ses collègues. Ok-Sun Han est petit à petit parvenue à deviner quelques mots et expressions en japonais par les chansons et par les paroles du « père des enfants » et de ses homologues.

“ ‘ Tellement jaloux’, alors, ‘ hagachoi ’ comme ça, me taquiner. “ ‘Hagachoi’, ‘ hagachoi’, comme ça.

“ ‘Goreya wakawa dogiwa’ ‘quand j’étais jeune, cela m’est arrivé moi aussi’, comme ça. “ ‘Gasigoine haganodakka’, en me disant, je suis intelligente, à moi. Ainsi on m’a taquiné. Comme j’ai été interpellée aux fêtes (p. 85).

La relation était souvent le sujet de petites moqueries. Elle décrit que d’autres soldats en étaient jaloux ; elle répète les phrases en japonais de ces soldats lors de leurs fêtes, auxquelles elle assistait pour animer l’ambiance.

Après être rentrée en Corée, elle s’est mariée avec un Coréen et a donné naissance à deux enfants, qui sont également morts. L’entretien a lieu chez elle, où elle habite avec la fille qu’elle a eue avec le médecin japonais, actuellement son enfant unique, et son beau-fils. La fille et son mari ne savent rien ; le témoin a toujours craint que sa fille et son gendre ne découvrent de son passé de « femme de réconfort » et du secret de la naissance de sa fille. Cela reste un très lourd secret, et pour cette raison, elle se montre extrêmement prudente pendant l’entretien et s’inquiète de la destination de l’enregistrement. Lorsque les chercheuses abordent son histoire après son retour en Corée, elle manifeste beaucoup de gêne, jugeant que cette partie de sa vie ne pas concerne par le recueil de témoignages.

“ (À voix extrêmement basse) Il y a, peut-être, quelqu’un, là. Est-il entré dans sa chambre ? Je crois avoir entendu que la porte s’est ouverte, mais c’est calme̴

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253 Recevoir, c’est son mot ; d’ailleurs les témoins l’emploient souvent pour dire la « scène » dans la « maison du réconfort ».

“ Il avait six ans de plus que moi, je crois. Quand on s’est rencontré pour la première fois […]

“ Ben, il est venu tout le temps […] moi, je n’ai pas bu d’alcool […] bah, quand j’étais ivre un peu, j’ai un peu pleuré. Parce que le pays natal me manquait, comme ça, j’ai pleuré. Il m’a amadouée […]

“ ‘Yoshi yoshi’ en disant ‘jajang jajang’, ‘Yoshi yoshi’ en me tapotant doucement, ben, cela m’a consolée […]

“ Et bien, si les Chinois ont abattu un cochon, ils m’ont donné une boite avec une côte du porc comme seon-sa (p. 83-84).

Les phrases se terminent avec la terminaison du dialecte, geuleonikae, qui donne plus de fluidité. Elle parle de cette histoire assez longuement, comme d’une histoire de couple, et en la distinguant d’autres expériences dans la « maison de réconfort » ou du voyage après la mobilisation forcée. Elle souligne que dès qu’ils se sont rencontrés, cet homme a manifesté son attirance et a veillé sur elle ; grâce à lui, elle a par exemple reçu des cadeaux de la part des Chinois, comme de la viande. Pour dire un cadeau, elle emploie le mot seon-sa, c’est une sorte de mot-valise, un mot japonais adopté par les Coréens de l’époque ; après la libération, il n’était utilisé que par les Coréens qui l’avaient rencontré à ce moment-là, on l’entend donc très peu aujourd’hui, où il correspond plutôt à « offrir un cadeau ».

Quand elle pleure, il essaie de la consoler : Jajang jajang est un interjectif coréen que l’on emploie pour coucher les enfants en les caressant. Le yoshi est un petit mot japonais comme bien, bon, ça va ; dans ce contexte, il est utilisé comme interjection pour la consoler, pour lui dire « ça va aller ». Cet emploi de mots de consolation accompagnés de gestes doux et de sons rythmiques la baigne dans une atmosphère chaleureuse, éloignée du quotidien. Elle l’évoque comme des souvenirs heureux. De tels petits mots nuancent et créent une scène vivante, transmettent les sentiments et les sensations, et ainsi ils interpellent plus.

III.2.2. Mots qui fouettent

Des mots étrangers appartiennent surtout à la scène traumatisante ; ils acquièrent toujours une grande force dans cette situation, et provoquent encore plus d’émotions lorsqu’ils sont employés dans l’entretien. Beaucoup d’appellations méprisantes ont laissé leur empreinte sur les témoins. Ok-Sun Han se souvient avoir entendu l’argot Gisamayaro quand on la fouettait. Il s’agit en effet de deux mots existants : Gisama et Yaro. Pour elle, ces mots répétés à toute vitesse toujours en même temps avec les coups de fouet restent comme un seul mot qui l’a frappé comme le fouet.

Hwa-Sun Kim, née à Pyongyang (la capitale actuelle de la Corée du Nord), déportée à l’âge de 16 ans, a 75 ans lors des entretiens et habite seule. Elle s’exprime avec une jolie intonation qui incite ses auditeurs à réagir ; ses mots sont très rythmiques, et riches ; elle utilise l’ampleur du son, de l’idéophone, employant des termes rarement utilisés ou disparus aujourd’hui. Pour elle, les appellations méprisantes, bagayaro, konoyaro, qui signifient idiot(e) et sot(te), la ramènent à la détention. Dans son témoignage, ce bagayaro-konoyaro marque son identité de l’époque. En se désignant comme la troisième personne, elle prend de la distance par rapport à elle-même.

A 16 ans, elle a été capturée par un malfaiteur.

“ Là, venir à Busan une ville portuaire, situé au sud de la Corée du Sud pour monter en bateau, on ne sait pas où. Prendre le train à Busan. Le train qui n’est pas pour l’humain.

Gotgan un nom coréen désignant un endroit où conserver de la nourriture dans une maison traditionnelle coréenne où on l’utilise comme un débarras, mais ce mot est actuellement employé très rarement, là où on nous a fait ju—uk un idéophone mimant à la fois l’état et le mouvement monter comme ça. On a ri sans avoir pris conscience en venant. On s’est bien — marré.

“ On ne savait pas jusqu’à l’arrivée. On ne nous informait pas où on allait, jusqu’à l’arrivée. Puisque nous avons ri, on est venu le reprocher à Bagayaro Konoyaro  on dirait là, Singapour (p. 36).

Elle a été d’abord déplacée à Busan, où les filles ont été entassées comme des bagages dans un wagon de marchandises sans aucune information, avant de se retrouver à Singapour. Malgré la situation, les jeunes filles ont ri et essayé de se décontracter, sans doute pour se protéger de leur détresse254. Bavardant pendant le trajet pour tromper son angoisse, la survivante a entendu pour la première fois bagayaro, konoyaro, sans en comprendre le sens. Pour les Japonais, méfiants, voyant qu’elles ne comprenaient rien à la situation, ces jeunes femmes avaient l’air d’idiotes. Ces mots ont été répétés pendant tous ses séjours dans la « maison de réconfort ».

“ Révolte ? J’en ai fait beaucoup. À quel point on m’a frappée beaucoup comme on le fait au chien, j’étais beaucoup battue comme le chien. Bagayaro Konoyaro, comme ça, on m’a frappé. Ha-mun le sexe féminin qu’on n’emploie plus en ce moment est gonflé, comme ça, y’a un gomu, un gomu c’est littérairement dit d’une matière en plastique, ici désigne le préservatif. On se dit Satku le préservatif en japonais, Satku, hein. Un salaud fait chier jusqu’au déchirement de ça. Alors, tomber malade (p. 37).

Elle a été souvent fouettée avec ces mots Bagayaro Konoyaro, qui sont devenus inséparables de la violence de l’époque. Ces filles étaient toutes impuissantes, comme idiotes.

254 Le voyage dans un tel train nous rappelle un autre voyage, celui des juifs qui n’ont également eu aucune information qui leur aurait permis d’anticiper l’avenir dans Si c’est un homme, trad. de l’Italien par Martin Schruoffeneger, Julliard Pocket, 1986, p.11-25.

Ces mots japonais croisent un mot coréen qui a presque le même sens : babo. Pour comprendre l’histoire de Hwa-Sun Kim, il est nécessaire de comprendre sa stérilité suite à plusieurs maladies vénériennes : « Mes parties intimes ont été infectées par une maladie, même si on a distribué des préservatifs, il y a eu des gens qui m’ont pénétrée jusqu’au déchirement du préservatif (p. 37) ». Cette stérilité a été interprétée comme un lourd handicap qui l’a empêché de vivre en tant que femme.

“ Pour épouser un homme, il faut s’occuper des hommes. Moi, je ne peux pas m’occuper d’hommes, suis devenue Babo, comment puis-je me marier, à qui ? Aucun homme ne veut vivre avec une femme avec qui il ne partage pas de lit (p. 35).

Babo, un(e) idiot(e), peut signifier, dans la langue courante, et péjorativement, le handicap en général. La première phrase insinue qu’elle ne peut pas avoir d’enfants et sans doute pas de rapport sexuel ; mais la phrase de Kim peut être traduite autrement : par exemple par « tenir compagnie à l’homme », « faire plaisir à l’homme », « consacrer du temps à l’homme », ou encore avoir « un rapport sexuel avec l’homme ». Les mots Bagayaro Konoyaro représentent toujours, pour elle, ce temps où elle était « femme de réconfort » militaire, ce qui l’a maintenue dans un certain état ; en revanche, babo la différencie d’autres femmes. Après la période de bagayaro, konoyaro, elle finit par devenir vraiment celle qu’on nommait en japonais, selon son interprétation. Elle concentre ses expériences de souffrance et leurs effets dans ce petit mot, babo, en le distinguant des mots japonais Bagayaro Konoyaro. Ces deux autres désignations sont pourtant toujours prononcées ensemble. Ces mots révèlent une sorte de culpabilité et le regret, ils la frappent.